Par Adrien Jaulmes, Le Figaro
GRAND RÉCIT - En pleine campagne électorale, le président démocrate doit répliquer militairement aux agressions de mouvements téléguidés par une République islamique qui hante l’Amérique depuis quarante-cinq ans.
Un drone explosif, lancé le 28 janvier par une milice chiite pro-iranienne contre la base américaine Tower 22 en Jordanie, a rapproché encore un peu les États-Unis d’un affrontement qu’ils cherchent à tout prix à éviter : un conflit avec l’Iran. La mort de trois soldats américains dans cette attaque, qui a fait aussi des dizaines de blessés, a obligé l’Administration Biden à riposter. Cinq jours plus tard, des bombardiers américains B-1 à long rayon d’action décollant des États-Unis ont attaqué plus de 85 cibles, essentiellement des bases et des centres de commandement et de logistique de plusieurs milices chiites affiliées à la Force al-Qods (Jérusalem), la branche chargée des opérations spéciales du corps des gardiens de la révolution islamique. Puis, mercredi dernier, un drone américain a tué dans les faubourgs est de Bagdad l’un des commandants de la milice Kataëb Hezbollah, organisation irakienne, elle aussi affiliée à l’Iran, que les Américains ont désignée comme étant le responsable de l’attaque contre Tower 22.
Mais Washington a limité ces attaques aux territoires de l’Irak et de la Syrie, et la Maison-Blanche a pris soin d’indiquer que les États-Unis ne souhaitent pas une confrontation avec l’Iran. « Les États-Unis ne cherchent pas le conflit au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde », a dit Joe Biden dans un communiqué. « Mais que tous ceux qui cherchent à nous nuire le sachent : si vous vous en prenez à un Américain, nous réagirons. » Depuis le 12 janvier, l’US Navy avait déjà lancé des raids contre le mouvement yéménite des houthistes, aussi affilié à l’Iran, qui se livre depuis des mois à des attaques contre le commerce maritime dans le détroit de Bab al-Mandab, à l’entrée de la mer Rouge.
En pleine campagne électorale, les critiques contre Biden n’ont pas tardé. Alors qu’ils accusent fréquemment le président démocrate de se laisser entraîner dans des guerres étrangères, les républicains ont cette fois critiqué sa faiblesse, et appelé à frapper directement à l’Iran. Pour l’Administration Biden, qui fait déjà face à de graves crises internationales en Ukraine et à Gaza, et qui demeure préoccupée par la grande rivalité stratégique avec la Chine et les visées de Pékin sur Taïwan, la perspective d’un conflit avec Téhéran ne pouvait pas plus mal tomber.
L’Iran ne cesse de hanter les présidents américains. Quarante-cinq ans après la révolution iranienne, le régime islamique continue de constituer un casse-tête pour la politique étrangère des États-Unis. Chaque Administration doit tenter de contrer les menées d’un régime qui tente par tous les moyens de saper ses intérêts dans la région, et continue de rituellement brûler des drapeaux américains. Chaque Administration est régulièrement contrainte de revoir ses objectifs face à une révolution qui exerce son influence par procuration dans d’autres pays du Moyen-Orient.
Mais si la guerre secrète entre Washington et Téhéran connaît régulièrement des flambées sporadiques, chaque adversaire a, jusqu’à présent, pris garde de ne pas aller jusqu’à une conflagration directe. « Les États-Unis et l’Iran testent depuis la révolution iranienne leurs lignes rouges mutuelles », explique John Ghazvinian, professeur au centre Moyen-Orient à l’Université de Pennsylvanie, et auteur d’un livre sur la longue histoire des relations entre les États-Unis et l’Iran. « Aucun des deux pays n’a intérêt à entrer en guerre, malgré la rhétorique et malgré la fixation qu’ils exercent l’un sur l’autre, et malgré la politique intérieure de chaque pays. »
« L’un des problèmes est que, depuis la révolution de 1979, les États-Unis n’ont pas de stratégie à l’égard de l’Iran », dit Abbas Milani, directeur des études iraniennes à l’université Stanford. « Ils se contentent de réponses tactiques, qui passent parfois d’un extrême à l’autre dans la même Administration. Donald Trump a pu ainsi choisir en 2020 d’éliminer Qassem Soleimani, le chef de la Force al-Qods, mais en laissant par ailleurs l’Iran attaquer les installations pétrolières saoudiennes en causant des milliards de dollars de dégâts, ou bien en envisageant de retirer les forces américaines du Moyen-Orient, ce qui est exactement ce que souhaite Téhéran. L’Administration Biden ne semble pas non plus avoir de stratégie cohérente. Ses réponses tactiques semblent toujours s’orienter vers l’idée qu’il ne faut pas aggraver la situation. Et ce n’est pas une stratégie. »
Pour Joe Biden, jeune sénateur au moment de la révolution de 1979, l’Iran fait ressurgir le souvenir de Jimmy Carter, autre président démocrate plein de bonnes intention entraîné dans une crise imprévue. Les images humiliantes des diplomates américains pris en otages dans leur ambassade à Téhéran, puis celles des carcasses calcinées des hélicoptères dans le désert après l’échec de l’opération pour les libérer, avaient largement contribué à la défaite électorale de Carter.
Ses successeurs ont été à leur tour confrontés avec le défi représenté par l’Iran révolutionnaire. Ronald Reagan avait fait l’expérience des nouvelles méthodes de guerre par procuration de cette révolution messianique. L’attentat suicide contre l’ambassade américaine à Beyrouth, puis celui contre la base des Marines à l’aéroport en 1983 avaient contraint les États-Unis à se retirer du Liban, laissant le champ libre à la mainmise du Hezbollah, le bras armé de Téhéran, sur le pays du Cèdre.
Le deuxième mandat de Reagan avait vu éclater le scandale des livraisons secrètes d’armes à l’Iran. Puis Reagan recourir à la force en engageant l’US Navy dans une opération aéronavale en 1988 pour mettre fin aux attaques de Téhéran contre la navigation dans le golfe Persique.
George H. Bush et Bill Clinton avaient durci le régime des sanctions, mais en se gardant de toute confrontation directe avec l’Iran. En 2003, l’invasion de l’Irak avait un moment inquiété le régime iranien, qui avait craint d’être le prochain sur la liste. Avant de réaliser l’immense cadeau stratégique que l’invasion américaine lui avait fait en renversant le pouvoir sunnite de Saddam Hussein. Devenu le premier régime arabe chiite de l’histoire contemporaine, l’Irak avait ouvert une route terrestre à l’influence régionale iranienne. La Force al-Qods, sous le commandement de Qassem Soleimani, avait pris soin de faire payer cher aux Américains leur aventure, apportant armes et soutien aux milices chiites irakiennes, et notamment les redoutables engins explosifs à effet dirigé qui ont tué et mutilé des centaines de soldats américains. Depuis, même si l’Irak reste idéologiquement moins proche de la révolution khomeyniste, l’ayatollah al-Sistani conservant une influence théologique supérieure sur les chiites irakiens, les milices chiites restent étroitement contrôlées par les gardiens de la révolution.
La révolution islamique a poursuivi sa politique d’expansion régionale via cette méthode inédite. Si elle n’a jamais pris le pouvoir dans aucun autre pays, elle a étendu son influence via un réseau d’acteurs proto ou para-étatiques, mini-puissances militaires prolongeant par procuration celle de Téhéran jusqu’à la Méditerranée et la mer Rouge. Le plus ancien est le Hezbollah. Né au cours de la guerre civile libanaise, le mouvement chiite a développé son armée pendant son long affrontement avec Israël au Sud-Liban, remportant une première victoire en obtenant le retrait israélien en 2000, avant de résister à une campagne aérienne dévastatrice d’Israël en 2006. Étroitement lié à la République islamique par l’idéologie, la religion, et même des liens familiaux, le Hezbollah s’est développé jusqu’à placer sous sa tutelle l’État libanais, faisant du pays une tête de pont stratégique de Téhéran à la frontière israélienne et sur la Méditerranée. Son arsenal de missiles, mais aussi la qualité de son organisation militaire en font l’un des plus redoutables adversaires de l’État hébreu.
La prise du pouvoir du Hamas à Gaza en 2007 a fourni à Téhéran un autre allié de revers contre Israël, moins directement aligné que le Hezbollah, mais constituant un important pouvoir de nuisance, et à qui l’Iran a apporté financement et savoir-faire, notamment en matière balistique.
La guerre civile syrienne a offert à l’Iran révolutionnaire une autre occasion de s’étendre. L’intervention des combattants chiites du Hezbollah libanais et de la Force al-Qods au secours du régime de Bachar el-Assad face au soulèvement sunnite, a permis de compléter la liaison terrestre entre l’Iran et le Liban, tout en rapprochant l’Iran de la Russie, autre allié de Damas.
L’essor de l’État islamique, califat messianique et sanguinaire, a momentanément rapproché les chiites irakiens des Américains, revenus en Irak pour sauver le régime, et aider à la reconquête du nord du pays et de la grande ville de Mossoul, avant de détruire l’organisation en Syrie, à Baghouz, près de la frontière irakienne.
Mais la gratitude n’a guère cours au Moyen-Orient. Aussitôt la menace djihadiste sunnite disparue, les bases américaines créées dans la région, comme celle d’al-Tanf en Irak, ou Tower 22 en Jordanie, ou celles installées au Kurdistan irakien ou dans le Rojava, le nord-est de la Syrie tenu par les Kurdes syriens, sont devenues des cibles pour les milices pro-iraniennes. L’obsession de Téhéran restant depuis la révolution de 1979 de mettre fin à l’influence américaine au MoyenOrient.
La guerre civile yéménite qui éclate en 2014, et l’intervention de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ont permis à l’Iran de nouer des liens avec un nouveau client : les houthistes. Plus distante idéologiquement que les chiites libanais ou irakiens, la secte zaydite fournit à Téhéran une position stratégique majeure, en plein sur le détroit de Bab al-Mandab, clé de la mer Rouge, et par où transite le commerce maritime entre l’Asie et l’Europe.
Ce réseau d’alliances constitue un casse-tête diplomatique et militaire. Il permet à l’Iran de frapper et d’agir indirectement contre les intérêts américains, tout en compliquant leur riposte.
L’attaque contre Tower 22 a été le dernier exemple en date. « Depuis 2020, l’Iran a donné une autorisation générale à ces groupes pour qu’ils attaquent les positions des États-Unis en Irak et en Syrie. Ils opèrent donc maintenant selon une sorte de procédure où il n’y a pas besoin de “demander la permission”, et ont la possibilité de générer ces attaques sans remonter directement à l’Iran », a expliqué dans une récente intervention sur la chaîne CBS l’ancien chef du Central Command, le général Frank McKenzie, en poste à l’époque où les Américains avaient tué Qassem Soleimani. « Et même si l’Iran est certainement complice en dernier ressort, puisqu’il fournit les armes, l’entraînement, le financement et, dans certains cas, l’aide au ciblage, il est parfois difficile de retrouver la trace d’une attaque spécifique, en raison de la façon dont l’Iran a ingénieusement conçu son processus de commandement et de contrôle. » Et les frappes américaines en territoire irakien ont suscité la condamnation du gouvernement irakien.
Le défi idéologique iranien est décuplé par les capacités militaires de la République islamique, technologiques et industrielles, qui dépassent largement celles de tout autre pays du MoyenOrient, Israël excepté. Le programme nucléaire iranien, lancé sous le chah, réactivé secrètement sous le régime islamique, est venu compliquer encore un peu plus l’équation pour Washington. Les efforts diplomatiques et clandestins pour tenter d’empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire n’ont fait que ralentir la marche de la République islamique vers la bombe.
L’Iran a parallèlement développé des missiles de plus en plus sophistiqués. Utilisant d’abord des copies de modèles russes ou chinois, balistiques, mais aussi antichars, antiaériens et antinavires, les Iraniens se sont dotés d’une capacité de produire leurs propres armes. Et surtout Téhéran a été l’un des principaux acteurs de la révolution du drone. L’industrie militaire iranienne a développé ces aéronefs sans pilote, dont l’influence stratégique est en passe de transformer les rapports de force, fournissant notamment une allonge et une précision naguère uniquement possédée par les États-Unis et une poignée de puissances occidentales. Ces drones, utilisés par les alliés non étatiques de l’Iran font peser une menace sans précédent sur Israël, les bases américaines, les installations pétrolières du Golfe, et, depuis plusieurs mois, sur le commerce mondial.
Grâce à ces systèmes d’armes, les houthistes ont ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire de la piraterie navale. Leurs attaques contre le commerce maritime constituent un défi sans précédent à la navigation internationale pour l’US Navy, qui assure depuis 1945 la liberté des mers.
L’Administration Biden a été forcée d’intervenir. D’abord de façon défensive, en engageant ses destroyers pour contrer les drones et les missiles des houthistes. Puis, après des semaines d’hésitation, contre les positions de tir, centres de stockage et d’observation et de communication des houthistes. Depuis la mi-janvier, les raids américains et britanniques se succèdent contre les houthistes, sans parvenir toutefois à faire cesser leurs attaques, le mouvement yéménite, habitué aux attaques aériennes saoudiennes et émiriennes, ayant pris soin de disperser ses moyens.
Le dilemme est de nouveau posé à Washington, qui ne peut laisser ces attaques continuer, mais craint une confrontation directe avec Téhéran. Les Iraniens, qui ont fait de leur affrontement avec les États-Unis et Israël l’un des piliers idéologiques de leur régime, préfèrent aussi conserver le conflit à un niveau contrôlable.
« Les États-Unis tout comme l’Iran sont chacun prisonniers de leur politique intérieure et de leur propre rhétorique, analyse Abbas Milani, une attaque ne peut pas rester sans réponse, même si les menaces ne sont pas suivies d’effet. C’est aussi valable pour l’Iran : depuis trois ans, Israël mène des attaques contre les militaires iraniens et leurs alliés en Syrie, sans que le régime iranien fasse quoi que ce soit : Téhéran fait semblant d’ignorer les attaques, ou quand il est obligé, promet des ripostes qui ne viennent jamais. »
Les États-Unis cherchent toujours leur stratégie face à l’Iran. Les républicains, qui réclament plus de fermeté dans l’opposition, se montrent généralement très prudents une fois au pouvoir. En 2019, Trump avait renoncé à la dernière minute à des frappes directes contre l’Iran après qu’un drone américain avait été abattu. L’année suivante, il avait porté un coup inattendu aux Iraniens en ordonnant l’élimination de Qassem Soleimani, le maître d’œuvre de la stratégie régionale de Téhéran.
Semblant parfois convaincus que les signes de bonne volonté feront baisser la tension, les démocrates cherchent plutôt l’accommodement avec l’Iran. Après la fin du traité sur le nucléaire iranien, patiemment négocié par Obama et déchiré par Trump, l’Administration Biden a vainement tenté de reprendre les négociations. Malgré leur échec, Washington était parvenu à un modeste arrangement en 2023 en obtenant la libération d’otages, l’une des pratiques favorites du régime de Téhéran depuis la révolution, en échange de sommes considérables gelées par les États-Unis au titre des sanctions contre l’Iran.
La reprise du conflit israélo-palestinien avec l’attaque surprise du Hamas le 7 octobre 2023, et la guerre lancée en représailles par Israël a mis fin à cette semi-détente. Les relations entre les États-Unis et l’Iran sont entrées dans une nouvelle phase de tensions. Les attaques des milices chiites pro-iraniennes contre les bases américaines en Syrie et en Irak se sont multipliées. Selon les Américains, plus de 167 attaques de missiles et de drones ont eu lieu depuis octobre 2023, faisant des dizaines de blessés avant de tuer les premiers soldats américains à Tower 22.
Le dilemme iranien est revenu hanter l’Administration américaine. Déjà engagée aux côtés d’un gouvernement israélien qu’elle ne contrôle pas, elle doit à présent contenir l’Iran tout en évitant l’escalade vers une guerre régionale. Mais il ne suffit pas toujours de le dire. « Nous avons affaibli notre position en faisant continuellement référence au fait que nous ne voulons pas d’escalade », a estimé le général McKenzie « L’escalade est dangereuse, mais si c’est notre plus grande crainte, nous devrions alors nous retirer complètement… Il est clair que nous avons des priorités plus importantes que la prévention de l’escalade. En retirant explicitement l’Iran de la liste des cibles potentielles de cette campagne… et en annonçant que nous allons frapper des cibles en Irak et en Syrie, mais pas en Iran, nous les aidons et les rassurons… au lieu de laisser planer une certaine inquiétude au moins dans leur esprit. »
Une conflagration régionale a jusqu’à présent été évitée, les Iraniens s’étant abstenus de répliquer à la riposte américaine. « Nous entrons dans une nouvelle phase de cette relation conflictuelle, certes plus délicate qu’auparavant, mais qui demeure un chapitre d’une guerre limitée plutôt que le début d’une guerre totale », estime aussi Abbas Milani. « Ni les États-Unis, ni l’Iran, ni l’Arabie saoudite et ni la Chine ne souhaitent une guerre. Les seuls qui pourraient y être favorables seraient une partie de la droite israélienne, avec le soutien potentiel de certains faucons américains. »
Malgré l’étendue de l’influence iranienne à travers le Moyen-Orient, et son rapprochement avec la Russie, l’Iran demeure relativement isolé. Et si l’expansion régionale du régime augmente son pouvoir de nuisance, elle ne se traduit pas forcément par des gains en matière de sécurité. « La force de l’Iran ne doit pas être surestimée », considère Milani. « D’abord parce que le prix à payer pour construire et entretenir son réseau d’alliances régionales a été très élevé, sans par ailleurs apporter à l’Iran de garanties de sécurité à long terme, ni de réels gains économiques ou diplomatiques. Il existe de clairs signes de faiblesse, comme le comportement de la Chine, qui a préféré se rapprocher de l’Arabie saoudite plutôt que de l’Iran. Ce qui vaut aussi pour les États-Unis : si l’on compare le traitement de la Chine par Mohammed Ben Salman avec celui qu’il a réservé à Biden, c’est un changement de position radical, dont les significations stratégiques sont considérables. ».