Comment la Chine a perdu confiance en son économie

Comment la Chine a perdu confiance en son économie
الجمعة 10 يناير, 2025

Depuis la fin de la crise due au Covid-19, la deuxième puissance économique mondiale ne parvient pas à sortir de sa torpeur. Malgré quelques mesures de relance et des réussites technologiques, la consommation intérieure est en berne et le pays est au bord de la déflation.

Par Harold Thibault (Shenzhen [Chine], envoyé spécial). LE MONDE


Ce début d’année est particulièrement doux dans le sud de la Chine, il y a du monde dans les rues de Shenzhen. La troisième ville du pays (17 millions d’habitants), située dans la province du Guangdong, est l’incarnation même des changements intervenus ces dernières décennies. Elle a encore des usines, mais ses avenues sont désormais bordées de gratte-ciel. Ils n’ont rien à envier à ceux de Hongkong qu’elle jouxte. C’est là que se trouvent les sièges des géants de la nouvelle économie chinoise : le leader chinois des réseaux sociaux Tencent, le numéro un mondial de l’automobile électrique BYD, ou celui des drones pour particuliers DJI, ainsi que le champion des télécoms Huawei.

Le must à Shenzhen est de passer du temps au MixC, un quartier presque autant qu’un centre commercial, du grand public chez Uniqlo et du très cher chez Ralph Lauren. Il y a toujours des gens, mais ce que peine à s’expliquer Dolly Wang, la vendeuse de la boutique d’accessoires et de cadeaux Softserve, c’est qu’ils achètent bien moins qu’avant. « Il y en a beaucoup qui rentrent dans le magasin, restent un moment à regarder. Ils aiment bien, mais ressortent quand même sans acheter », détaille cette femme de 25 ans. Quand on lui demande pourquoi, elle emploie juste cette formule, qui revient régulièrement ces derniers temps en Chine : « les déclassés de la consommation ». Sept kilomètres plus à l’ouest, dans un quartier moins aisé, la patronne d’un restaurant de cuisine de la province du Sichuan, Gong Fang, fait un constat très similaire. Son menu n’est pourtant pas très cher. « L’année écoulée, les affaires n’ont vraiment pas été bonnes, dit-elle. Il y a à la fois moins de clients et ceux qui viennent font plus attention. D’autres restaurants ont mis la clé sous la porte. » Cette torpeur se résume dans les derniers chiffres officiels, publiés jeudi 9 janvier. En décembre 2024, la Chine a frôlé la déflation avec une hausse de prix que de 0,1 %, et même une baisse dans l’alimentaire (− 0,5 %) et les biens de consommation (− 0,2 %).

Que s’est-il passé pour que la deuxième économie de la planète perde ainsi le moral ? Et peut-elle retrouver la confiance pour rebondir ? Voilà des interrogations qui travaillent tous les foyers chinois, et se révéleront également déterminantes pour la santé de l’économie mondiale en 2025. Les années d’une très forte croissance, du fait de l’urbanisation massive, sont passées. Cette évolution structurelle s’est doublée d’un choc de foi en l’avenir. Il intervient paradoxalement à un moment où la Chine se démarque dans certains domaines : les voitures électriques, les hautes technologies et l’installation de sources d’énergie renouvelables.

Le Bureau national des statistiques de Chine confirmera, plus tard en janvier, que la croissance du produit intérieur brut (PIB) s’est approchée, en 2024, des 5 % prévus. Ce ne sont pas les chiffres d’un pays en crise, même s’ils laissent beaucoup d’experts sceptiques. Mais il en va de l’économie comme de la météorologie, il y a la température mesurée et la température ressentie. L’investissement dans les infrastructures et la production des usines, portent la croissance à un niveau plus élevé que le sentiment de progrès des citoyens.

« ILS DISENT QU’IL N’Y A PLUS D’ARGENT »
Pour les Chinois, les difficultés ont commencé à se faire sentir au sortir de la pandémie de Covid-19. Le pays avait traversé les années de crise en vase clos, avec des QR code surveillant leur état de santé, certes. Mais leur économie avait, elle, continué à fonctionner à peu près normalement. C’est à cette période que le pouvoir chinois a entrepris d’en finir avec ce qu’il percevait comme un autre mal, le surendettement du secteur immobilier, source de spéculation, de risque et de difficulté des plus modestes à s’acheter un logement. Des « lignes rouges » d’endettement ont été fixées en août 2020 aux promoteurs.

Ne pouvant se refinancer, le numéro un du secteur, Evergrande, s’effondrait en 2021 ; d’autres sont toujours en situation périlleuse. La Chine constate qu’elle a probablement déjà construit plus de quartiers et d’immeubles que de besoin. Les contrôles de capitaux limitent, aussi, les possibilités de sortir ses économies, et la Bourse s’est souvent révélée instable. L’immobilier était l’investissement de choix des familles. En trois ans de crise du marché immobilier, les moyens des ménages chinois ont donc été sapés.

« On assiste à une baisse de la contribution de la consommation à la croissance. Il y a plusieurs raisons. L’une est l’effet de richesse : si vous avez moins, vous commencez à consommer moins. L’autre est l’horizon : s’il n’est pas comme vous pensiez qu’il serait, vous commencez à être moins optimiste. La perspective dépend en partie des politiques gouvernementales, et en partie de votre expérience de la vie quotidienne. Est-ce que votre enfant ou votre neveu a trouvé un travail une fois diplômé ? Du fait de l’incertitude, les gens économisent », explique Bert Hofman, professeur à l’Institut d’Asie orientale de l’université nationale de Singapour et ancien directeur national de la Banque mondiale pour la Chine.

Des réformes telles qu’un abandon du passeport intérieur, le « hukou » (« permis de résidence »), qui limite l’accès aux services publics des ruraux dans les plus grandes villes, permettrait certainement de convaincre des familles d’anciens ruraux d’acheter. Mais le gouvernement est prudent face à la réticence de mégapoles dont la population craint d’y perdre en partageant la qualité de ses soins et de son éducation.

Le même choc immobilier a ébranlé le budget des provinces et communes. En phase de développement rapide, elles se finançaient sur la cession aux promoteurs immobiliers de terrains ruraux gagnés par l’urbanisation. L’argent qui rentrait lors de ces transactions pour bâtir de nouveaux quartiers permettait de payer des routes et ponts. La chute de l’immobilier a coupé cette source de revenu. Les habitants de Nenjiang, une petite ville de l’extrême Nord-Est, proche de la frontière russe, ont été surpris de découvrir, en avril 2024, des affiches aux arrêts de bus les informant de la suspension du service de transport public, faute d’argent dans les caisses.

Un exemple rare, mais les récits d’autorités locales ne parvenant pas à payer les chantiers sont plus nombreux. « Il faut attendre », c’est ce que s’entend répondre à chaque fois un contractant. « Il y a toujours eu des questions de retard de paiement, car il n’est pas question de faire un scandale face aux autorités. Mais, cette fois, ils disent qu’il n’y a plus d’argent, dit cet acteur du secteur immobilier. Tout le monde se demande quand ça va repartir. Nous, on pense que l’on doit encore souffrir un an. »

Pékin a mis du temps à réagir. En partie parce que les dirigeants politiques considèrent que la société chinoise ne doit pas se faire à l’idée qu’elle aura un Etat-providence à l’occidentale. En mai 2023, pour la Journée de la jeunesse, un article en une du Quotidien du peuple citait le président, Xi Jinping, expliquant qu’il faut, pour connaître ensuite le succès, savoir « ravaler son aigreur » durant ses jeunes années. Le pouvoir a aussi voulu éviter de renflouer massivement des promoteurs perçus comme l’un des maux.

Surtout, il voit la Chine avancer dans la direction qu’il souhaite. Xi Jinping a souvent signalé qu’il considère la course technologique comme un déterminant du siècle : il loue les « nouvelles forces productives », les batteries et autres vecteurs de la transition énergétique, ainsi que les semi-conducteurs, élément stratégique de la nouvelle économie. Or, une partie des investissements qui se dirigeaient vers l’immobilier se sont réorientés vers cette production manufacturière. La Chine a désormais une nette avance de savoir-faire dans les batteries, ce qui contribue au sentiment de réussite technologique. Ce dopage de la production est, par ailleurs, source d’une guerre des prix, qui menace la rentabilité des usines du pays et nourrit les accusations de surcapacités du monde extérieur.

LES MILIEUX D’AFFAIRES MÉFIANTS
En septembre 2024, après un été qui avait confirmé la faiblesse de la consommation, le bureau politique, que préside M. Xi, faisait le constat de « nouveaux problèmes et situations », qui appellent un « sens des responsabilités et de l’urgence ». Les ministères se sont succédé pour lister les mesures de soutien : aide publique à l’investissement en Bourse, développement de logements sociaux, baisse des taux d’intérêt… Mais les annonces, saupoudrées l’une après l’autre, et sans la présence du premier ministre, Li Qiang, ou du vice-premier ministre chargé de l’économie, He Lifeng, n’ont pas suffi à rassurer.

Les milieux d’affaires sont méfiants. La disparition pendant plusieurs mois, en 2021, de l’homme d’affaires le plus emblématique du pays et fondateur d’Alibaba, Jack Ma, les a durablement refroidis, tandis qu’ils entendent parler de renforcement du rôle du Parti communiste chinois. Le confinement drastique imposé à Shanghaï, au printemps 2022, puis la soudaine levée, à la fin de cette même année, de la politique zéro Covid ont renforcé ce sentiment d’être à la merci du pouvoir. « Avant, la Chine était rassurante parce qu’elle était lisible, cela a changé », constate le patron d’un fonds de capital-risque à Shanghaï.

Le ralentissement pousse les entreprises chinoises à s’adapter. Cela est particulièrement visible dans la province du Guangdong, 126 millions d’habitants, dont l’économie pèse 10 % du PIB chinois et équivaut à celle de l’Australie ou de la Corée du Sud. Au nord de Shenzhen, les petites villes industrielles des environs de la ville de Canton, exportatrices à plus faible valeur ajoutée, souffrent davantage des changements en cours. Dans la ville de Qingyuan, début janvier, les chaînes de production tournent toujours chez Dongpeng, un des leaders chinois des carrelages en céramique. Un porte-parole explique que la saturation du marché chinois, avec la situation dans l’immobilier, est un défi, lors d’une période où il faut en permanence évoluer avec les goûts des consommateurs. Comme beaucoup d’entreprises, Dongpeng veut donc exporter davantage, « en améliorant constamment la qualité et le service pour installer la marque sur le marché international ». Dans la région, des concurrents ont préféré fermer leurs lignes de production avant le Nouvel An lunaire, le 29 janvier, faute de demande.

Pékin semble comprendre que le manque de confiance est installé, mais les Chinois attendent des gestes déterminants. En décembre, le Parti communiste chinois a promis de faire du « soutien à la consommation » la priorité pour 2025. Au tournant de l’année, les enseignants ont appris qu’ils étaient augmentés, en moyenne de 500 yuans par mois (66 euros). Le gouvernement a annoncé, mercredi 8 janvier, des subventions pour remplacer des appareils ménagers et ainsi pousser à la consommation. Lors de ses vœux télévisés pour la nouvelle année, devant une fresque de la Grande Muraille, le président Xi Jinping a assuré avoir les soucis d’emploi, de hausse des revenus et de bien-être des familles « constamment à l’esprit ». La Chine attend de voir ce que 2025 lui réserve.