Comment la Chine de Xi Jinping a conduit des pays à la ruine, par Francis Fukuyama et Michael Bennon

Comment la Chine de Xi Jinping a conduit des pays à la ruine, par Francis Fukuyama et Michael Bennon
الثلاثاء 12 سبتمبر, 2023

Des pays participants aux nouvelles routes de la soie se sont retrouvés accablés par un énorme surendettement. L’Occident et le FMI doivent obliger la Chine à devenir plus transparente.

L'Express - Francis Fukuyama et Michael Bennon

Cette année marque le dixième anniversaire des nouvelles routes de la soie, ou "Belt and Road Initiative" (BRI), du président chinois Xi Jinping. Soit le projet de développement d’infrastructures le plus vaste et le plus ambitieux de l’histoire de l’humanité. La Chine a prêté plus de 1 000 milliards de dollars à plus de cent pays, éclipsant les dépenses occidentales dans les pays en développement et attisant les inquiétudes sur l’expansion du pouvoir et de l’influence de Pékin.

De nombreux experts ont qualifié les prêts chinois accordés dans le cadre de la BRI de "diplomatie du piège de la dette", conçue pour permettre à la Chine d’exercer une influence sur d’autres pays, voire de s’emparer de leurs infrastructures et de leurs ressources. Après que le Sri Lanka a pris du retard dans les paiements pour son projet de port de Hambantota, en difficulté en 2017, la Chine a obtenu un bail de 99 ans sur cette propriété dans le cadre d’un accord visant à renégocier la dette. L’accord a suscité des inquiétudes à Washington et dans d’autres capitales occidentales, qui craignent que l’objectif réel de Pékin ne soit d’acquérir un accès à des installations stratégiques dans l’ensemble de l’océan Indien, du golfe Persique et des Amériques.
Mais ces dernières années, une image différente de la BRI est apparue. De nombreux projets d’infrastructures financés par la Chine n’ont pas obtenu les rendements escomptés. Et comme les gouvernements qui ont négocié ces projets ont souvent accepté de garantir les prêts, ils se sont retrouvés accablés par un énorme surendettement, incapables de garantir le financement de projets futurs ou même d’assurer le service de la dette qu’ils ont déjà accumulée. C’est le cas du Sri Lanka, mais aussi de l’Argentine, du Kenya, de la Malaisie, du Monténégro, du Pakistan, de la Tanzanie et de bien d’autres pays. Pour l’Occident, le problème n’est pas tant que la Chine acquière des ports et d’autres propriétés stratégiques dans les pays en développement, mais plutôt que ces pays s’endettent dangereusement et soient contraints de se tourner vers le Fonds monétaire international (FMI) et d’autres institutions financières internationales soutenues par l’Occident afin de les aider à rembourser leurs emprunts chinois.

Risque de "décennie perdue"
Dans de nombreuses régions du monde en développement, la Chine est perçue comme un créancier rapace et inflexible, à l’instar des multinationales et des prêteurs occidentaux qui ont cherché à recouvrer des créances douteuses au cours des décennies passées. En d’autres termes, loin d’innover, la Chine semble suivre un chemin bien tracé par les investisseurs occidentaux. Mais Pékin risque de s’aliéner les pays qu’elle avait l’intention de courtiser à travers la BRI, et de dilapider son influence économique dans le monde en développement. Elle risque également d’exacerber une crise de la dette déjà douloureuse dans les marchés émergents, qui pourrait déboucher sur une "décennie perdue" du type de celle qu’ont connue de nombreux pays d’Amérique latine dans les années 1980.

Afin d’éviter ce résultat désastreux et de dépenser l’argent des contribuables occidentaux pour servir les mauvaises dettes chinoises, les États-Unis et d’autres pays devraient faire pression en faveur de vastes réformes qui rendraient plus difficile l’utilisation du FMI et d’autres institutions financières internationales, en imposant des critères plus stricts aux pays qui cherchent à se renflouer, et en exigeant plus de transparence dans les prêts accordés par tous leurs membres, y compris la Chine.

Dans les années 1970, Raymond Vernon, économiste à Harvard, a observé que les investisseurs occidentaux avaient l’avantage lorsqu’ils négociaient des accords dans les pays en développement, car ils disposaient du capital et du savoir-faire nécessaires pour construire des usines, des routes, des puits de pétrole et des centrales électriques dont ces pays pauvres avaient désespérément besoin. Ils ont donc pu conclure des accords très favorables, en transférant une grande partie des risques aux pays en développement. Cependant, une fois les projets achevés, l’équilibre des forces s’est modifié. Les nouveaux actifs ne pouvant être repris, les pays en développement disposaient d’une plus grande marge de manœuvre pour renégocier le remboursement de la dette ou les conditions de propriété. Dans certains cas, des négociations litigieuses ont abouti à des nationalisations ou à des défauts souverains.

Des scénarios similaires se sont déroulés dans plusieurs pays de la BRI. Les grands projets financés par la Chine ont généré des rendements décevants ou n’ont pas réussi à stimuler le type de croissance économique à grande échelle que les décideurs politiques avaient prévu. Certains projets se sont heurtés à l’opposition de communautés indigènes dont les terres et les moyens de subsistance ont été menacés. D’autres ont endommagé l’environnement ou ont connu des revers en raison de la mauvaise qualité des constructions chinoises. Ces problèmes viennent s’ajouter à des différends de longue date liés au fait que la Chine préfère faire appel à ses propres travailleurs et sous-traitants pour la construction d’infrastructures, au détriment de leurs homologues locaux.

Dettes cachées
Mais le problème le plus important, de loin, est celui de la dette. En Argentine, en Éthiopie, au Monténégro, au Pakistan, au Sri Lanka, en Zambie et ailleurs, de coûteux projets chinois ont porté les ratios dette/PIB à des niveaux insoutenables, et provoqué des crises de la balance des paiements. Dans certains cas, les gouvernements avaient accepté de couvrir tout manque à gagner, en offrant des garanties souveraines qui obligeaient les contribuables à payer la facture des projets défaillants. Ces "engagements conditionnels" ont souvent été cachés aux citoyens et aux autres créanciers, masquant ainsi les véritables niveaux de dette dont les gouvernements étaient responsables. Au Monténégro, au Sri Lanka et en Zambie, la Chine a conclu de tels accords avec des gouvernements corrompus ou autoritaires qui ont ensuite légué la dette à des gouvernements moins corrompus et plus démocratiques, leur faisant porter la responsabilité de la sortie de crise.

Les engagements conditionnels sur la dette des entreprises publiques ne sont pas propres à la BRI et peuvent également affecter les projets financés par le secteur privé. Ce qui différencie les crises de la dette de la BRI, c’est que ces engagements conditionnels sont dus à des banques politiques chinoises plutôt qu’à des entreprises privées, et que la Chine mène ses renégociations de la dette de manière bilatérale. Il est également évident que Pékin négocie durement, car les pays de la BRI optent de plus en plus pour des renflouements du FMI, même s’ils sont souvent assortis de conditions strictes, plutôt que d’essayer de négocier un allègement supplémentaire de la part de Pékin. Parmi les pays dans lesquels le FMI est intervenu ces dernières années figurent le Sri Lanka (1,5 milliard de dollars en 2016), l’Argentine (57 milliards de dollars en 2018), l’Éthiopie (2,9 milliards de dollars en 2019), le Pakistan (6 milliards de dollars en 2019), l’Équateur (6. 5 milliards de dollars en 2020), le Kenya (2,3 milliards de dollars en 2021), le Suriname (688 millions de dollars en 2021), l’Argentine à nouveau (44 milliards de dollars en 2022), la Zambie (1,3 milliard de dollars en 2022), le Sri Lanka à nouveau (2,9 milliards de dollars en 2023) et le Bangladesh (3,3 milliards de dollars en 2023).

Certains de ces pays ont repris le service de leurs dettes de la BRI peu après la mise en place des nouvelles facilités de crédit du FMI. Au début de l’année 2021, par exemple, le Kenya a tenté de négocier un report des paiements d’intérêts pour un projet ferroviaire en difficulté, financé par la Chine et reliant Nairobi au port kényan de Mombasa, sur l’océan Indien. Après que le FMI a approuvé une facilité de crédit de 2,3 milliards de dollars en avril, Pékin a commencé à bloquer ses versements aux entrepreneurs sur d’autres projets financés par la Chine au Kenya. En conséquence, les sous-traitants et les fournisseurs kenyans ont cessé d’être payés. Plus tard dans l’année, le Kenya a annoncé qu’il ne chercherait plus à obtenir une extension de l’allègement de la dette de la Chine, et a effectué un paiement de 761 millions de dollars au titre du service de la dette pour le projet ferroviaire.

Les enjeux pour le Kenya et le reste du monde en développement sont énormes. Cette vague de crises de la dette pourrait être bien pire que les précédentes, infligeant des dommages économiques durables à des économies déjà vulnérables et enfermant leurs gouvernements dans des négociations longues et coûteuses. Le problème va au-delà du simple fait que chaque dollar dépensé pour le service d’une dette insoutenable de la BRI est un dollar qui n’est pas disponible pour le développement économique, les dépenses sociales ou la lutte contre le réchauffement climatique. Aujourd’hui, le créancier récalcitrant dans les crises de la dette des marchés émergents n’est pas un fonds spéculatif, mais le plus grand prêteur bilatéral du monde et, dans de nombreux cas, le plus grand partenaire commercial du pays débiteur. À mesure que les créanciers privés prennent conscience des risques liés à l’octroi de prêts aux pays de la BRI, ces derniers se retrouveront incapables d’accéder aux capitaux dont ils ont besoin pour maintenir leur économie à flot.

Stimuler l’économie chinoise
Les objectifs de la BRI étaient multiples. Il s’agissait avant tout d’aider les entreprises chinoises - principalement les entreprises publiques, mais aussi certaines entreprises privées - à gagner de l’argent à l’étranger, de maintenir à flot l’énorme secteur de la construction en Chine et de préserver les emplois de millions de travailleurs chinois. Il ne fait aucun doute que Pékin avait également des objectifs en matière de politique étrangère et de sécurité, notamment celui d’acquérir une influence politique et, dans certains cas, de s’assurer l’accès à des installations stratégiques. Le grand nombre de projets entrepris par Pékin laisse deviner ces motivations : pourquoi donc financer des projets dans des pays où les risques politiques sont énormes, comme la République démocratique du Congo ou le Venezuela ?

Mais les accusations portées contre "une diplomatie du piège de la dette" sont exagérées. Plutôt que d’endetter délibérément les emprunteurs afin d’obtenir des concessions géopolitiques, les prêteurs chinois ont très probablement fait preuve d’une mauvaise gestion. Les prêts de la BRI sont accordés par des banques d’État chinoises, par l’intermédiaire d’entreprises publiques chinoises, à des entreprises publiques des pays emprunteurs. Les contrats sont négociés directement, sans appel d’offres public, et ne bénéficient donc pas de l’un des avantages du financement privé et de l’appel d’offres ouvert : un mécanisme de marché transparent permettant de garantir la viabilité financière des projets.

Les résultats parlent d’eux-mêmes. En 2009, le gouvernement du Monténégro a lancé un appel d’offres pour la construction d’une autoroute reliant son port adriatique de Bar à la Serbie. Deux entrepreneurs privés ont candidaté, mais aucun n’a été en mesure de réunir le financement nécessaire. Le Monténégro s’est donc tourné vers la Banque chinoise d’import-export, qui ne partageait pas les préoccupations du marché, et l’autoroute est aujourd’hui l’une des principales causes des difficultés financières du Monténégro. Selon une estimation du FMI datant de 2019, le ratio dette/PIB du pays n’aurait été que de 59 % s’il n’avait pas poursuivi le projet. Au lieu de cela, il devait atteindre 89 % cette année-là.

Tous les projets de la BRI n’ont pas eu des résultats aussi médiocres. Celui du Pirée, qui a permis d’agrandir le plus grand port grec, a produit les résultats bénéfiques pour tous, comme promis par Pékin. Mais dans bien des cas, les pays ont souffert d’une dette écrasante et se méfient d’un engagement plus profond avec la Chine. Dans certains cas, les dirigeants et les élites qui ont négocié les accords en ont bénéficié, mais pas les populations.

Problème pour les institutions internationales
En d’autres termes, la BRI de la Chine pose des problèmes aux pays occidentaux, mais la principale menace n’est pas d’ordre stratégique. La BRI crée plutôt des pressions qui peuvent déstabiliser les pays en développement, ce qui crée à son tour des problèmes pour les institutions internationales telles que le FMI et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), vers lesquelles ces pays finissent par se tourner pour obtenir de l’aide. Durant ces six dernières décennies, les créanciers occidentaux ont mis en place des institutions telles que le Club de Paris pour traiter les questions relatives aux défauts souverains, pour garantir un certain degré de coopération entre les créanciers et pour gérer les crises de paiement de manière équitable. Mais la Chine n’a pas encore accepté de rejoindre ce groupe, et ses processus de prêt opaques font qu’il est difficile pour les institutions internationales d’évaluer avec précision le degré de difficulté d’un pays donné.

Certains analystes assurent que la BRI n’est pas à l’origine de la crise actuelle de la dette dans les marchés émergents. Des pays comme l’Égypte et le Ghana, soulignent-ils, doivent davantage aux détenteurs d’obligations ou aux prêteurs multilatéraux tels que le FMI et la Banque mondiale qu’à la Chine, et luttent encore pour gérer le fardeau de leur dette. Mais ces arguments décrivent mal la réalité du problème, qui n’est pas simplement une mauvaise dette de la BRI dans son ensemble, mais également une dette masquée. Selon une étude publiée en 2021 dans le Journal of International Economics, environ la moitié des prêts accordés par la Chine aux pays en développement sont "cachés", ce qui signifie qu’ils ne sont pas inclus dans les statistiques officielles de la dette. Une autre étude publiée en 2022 par l’American Economic Association a révélé que ces dettes ont entraîné une série de "défauts cachés".

Le premier problème posé par ces dettes cachées survient pendant la période précédant la crise, lorsque les autres prêteurs ignorent l’existence de ces obligations et ne peuvent donc pas évaluer avec précision le risque de crédit. Le second problème survient durant la crise elle-même, lorsque les autres prêteurs apprennent l’existence de la dette cachée et perdent confiance dans le processus de restructuration. Il ne faut ainsi pas beaucoup de dettes bilatérales cachées pour provoquer une crise du crédit, et il en faut encore moins pour briser la confiance dans les efforts déployés pour la résoudre.

Réformes nécessaires
La Chine a pris certaines mesures pour alléger le poids de ces dettes, cachées ou non. Elle a renfloué elle-même les pays de la BRI, souvent sous la forme d’échanges de devises et d’autres prêts-relais aux banques centrales des emprunteurs. Ces renflouements s’accélèrent, un document de travail publié en mars 2023 par le Groupe de la Banque mondiale estimant que la Chine a accordé plus de 185 milliards de dollars de facilités de ce type entre 2016 et 2021. Mais les swaps de banque centrale sont beaucoup moins transparents que les prêts souverains traditionnels, ce qui complique encore les restructurations.

Le fait que Chine préfère ne pas divulguer les conditions de prêt et la renégociation bilatérale peut contribuer à protéger ses intérêts économiques à court terme, mais cela peut également faire dérailler les efforts de restructuration en sapant les deux éléments fondamentaux de tout processus de ce type : la transparence et la comparabilité du traitement, c’est-à-dire l’idée que tous les créanciers partageront la charge de manière équitable et seront traités de la même manière.

Les politiques du FMI en matière de prêts dans des situations troubles de dettes en difficulté sont devenues plus flexibles au fil des décennies, de sorte que le Fonds peut prêter et "arbitrer" des restructurations de dettes. Mais si le FMI était bien adapté à ce rôle lorsque les créanciers étaient des membres du Club de Paris et même des fonds spéculatifs d’obligations souveraines, il est bien moins placé pour s’occuper de la Chine. En outre, les mécanismes que le FMI et les créanciers occidentaux ont mis au point afin d’atténuer l’aggravation de la crise de la dette souveraine dans les pays de la BRI sont insuffisants. En 2020, le G20 a établi un cadre commun destiné à intégrer la Chine et d’autres prêteurs bilatéraux dans le processus de restructuration du Club de Paris, avec la supervision et le soutien du FMI. Mais ce cadre commun n’a pas fonctionné. L’Éthiopie, le Ghana et la Zambie ont tous demandé à bénéficier d’une aide par le biais de ce mécanisme, mais les négociations ont été extrêmement lentes et seule la Zambie est parvenue à un accord avec ses créanciers. De plus, les termes de cet accord étaient décevants pour la Zambie, pour les créanciers officiels non chinois de ce pays et, surtout, pour les perspectives de restructurations futures.

Dans le cadre de cet accord, conclu en juin 2023, la dette officielle de la Zambie a été ramenée de 8 à 6,3 milliards de dollars après qu’un important prêt de la BRI a été reclassé en tant que prêt commercial (même s’il était couvert par une assurance crédit à l’exportation soutenue par l’État chinois). En outre, l’accord ne peut que réduire temporairement les paiements d’intérêts de la Zambie sur la dette officielle. Si le FMI conclut que l’économie zambienne s’est améliorée à la fin de son programme en 2026, les intérêts sur les crédits officiels du pays augmenteront à nouveau. Cela crée une série d’incitations terribles pour le gouvernement zambien, dont le coût du capital augmentera si sa solvabilité s’améliore et qui pourrait provoquer des frictions entre le FMI et la Chine à l’avenir. Cela n’a rien de surprenant : le cadre commun offre la carotte du soutien du FMI, mais il manque le bâton pour traiter avec un créancier récalcitrant, en particulier un créancier ayant l’influence géopolitique de la Chine sur les emprunteurs.

La politique de prêts aux arriérés du FMI est une autre initiative visant à atténuer la crise de la dette de la BRI qui se profile à l’horizon. En théorie, ce programme devrait permettre au FMI de continuer à prêter à un emprunteur en difficulté même lorsqu’un créancier bilatéral refuse de l’aider, mais lui aussi s’est avéré inefficace. En Zambie, la Chine détient plus de la moitié de la dette officielle, ce qui rend l’octroi d’un financement supplémentaire par le FMI extrêmement risqué. Même dans les autres cas où la Chine ne détient pas la majorité de la dette officielle, la Chine a tout simplement trop d’influence économique sur les emprunteurs par rapport au FMI, et le personnel et les dirigeants du Fonds pécheront toujours par excès de prudence lorsqu’ils tenteront de résoudre des conflits entre États membres.

Tant que le FMI fera preuve d’une telle prudence, Pékin continuera à faire pression sur le Fonds pour qu’il soutienne les emprunteurs, même s’il ne dispose pas d’une visibilité totale sur leur endettement vis-à-vis de la Chine. Pour éviter que les futures restructurations de la dette ne deviennent aussi difficiles que celles en cours en Éthiopie, au Sri Lanka et en Zambie, le FMI devra entreprendre des réformes substantielles, en renforçant l’application des exigences de transparence pour les États membres et en adoptant une approche beaucoup plus prudente des prêts aux emprunteurs de la BRI lourdement endettés. Il est peu probable qu’un tel changement de cap vienne de l’intérieur du FMI ; il devra provenir des États-Unis et d’autres membres importants du conseil d’administration.

Certains analystes ont fait valoir que la Chine traverse un "processus d’apprentissage" en tant que collecteur de dettes, que les institutions de prêt chinoises sont fragmentées et que le processus pour arriver à de la compréhension, de la confiance et des réponses organisées aux crises de la dette souveraine prend du temps et de la coopération. Il en résulte que les créanciers occidentaux doivent faire preuve de souplesse pendant que Pékin s’adapte à son nouveau rôle, et que le FMI continue à distribuer des chèques en attendant.

Obligations de transparence
Mais la patience ne résoudra pas le problème, car les motivations de la Chine (et celles de tout autre créancier récalcitrant) ne sont pas alignées sur celles du FMI ou des créanciers qui souhaitent négocier rapidement la restructuration des dettes. C’est pourquoi le FMI doit obliger les États membres à être transparents quant à leurs obligations en matière de dette.

Même si le paysage chinois des prêts est fragmenté, le FMI et les membres du Club de Paris devraient considérer le gouvernement chinois comme capable d’organiser ses entités publiques et d’apporter une réponse au niveau de l’État dans les restructurations de dettes. Pékin semble être capable de le faire dans les renégociations bilatérales de la dette. En 2018, par exemple, la Zambie a annoncé son intention de restructurer sa dette bilatérale avec la Chine et de retarder les projets en cours dans le cadre de la BRI en raison des inquiétudes liées à la dette. Mais après avoir rencontré l’ambassadeur de Chine en Zambie, le président de l’époque, Edgar Lungu, a fait marche arrière et a déclaré qu’il n’y aurait pas d’interruption des projets financés par la Chine, suggérant que Pékin avait été en mesure de se coordonner avec un certain nombre d’entreprises publiques chinoises et de banques publiques pour éviter une explosion. Si la Chine a pu le faire au niveau bilatéral, elle devrait pouvoir le faire au niveau multilatéral également.

L’un des inconvénients d’une adaptation du FMI à la crise de la dette de la BRI est que celle-ci ralentirait le Fonds, l’empêchant de réagir rapidement à de nouvelles crises. Il s’agit clairement d’un compromis. Le FMI ne peut pas jouer à la fois le rôle de prêteur en dernier ressort sans équivoque et celui de garant des normes de transparence et de comparabilité. Il doit être capable et désireux de suspendre son aide au crédit lorsque ses exigences ne sont pas satisfaites. Les contribuables non chinois qui financent le FMI ne devraient pas voir leur argent servir à payer pour les mauvaises décisions de la Chine en matière de prêts.

Les membres du G7 et du Club de Paris disposent de plusieurs options pour faire face aux crises de la dette de la BRI. Premièrement, les États-Unis et d’autres créanciers bilatéraux pourraient aider les emprunteurs de la BRI à se coordonner. Cela améliorerait la transparence et le partage d’informations et permettrait aux emprunteurs de négocier avec les créanciers chinois en tant que groupe plutôt que de manière bilatérale. L’approche de la Chine, qui consiste à mener des renégociations secrètes et bilatérales, désavantage les emprunteurs de la BRI ainsi que d’autres créanciers, notamment le FMI et la Banque mondiale.

Deuxièmement, le FMI devrait établir des critères clairs que les emprunteurs de la BRI en difficulté doivent respecter avant de pouvoir bénéficier de nouvelles facilités de crédit de la part du Fonds. Ces critères devraient être approuvés par un certain nombre de membres du conseil d’administration du FMI afin de protéger le personnel et la direction du Fonds de tout conflit avec la Chine, qui est également un membre important du conseil d’administration du FMI. La transparence relative aux dettes de la BRI n’est pas le seul domaine que ces critères devraient aborder. Le FMI devrait également définir des critères beaucoup plus clairs concernant les prêts de la BRI qui seront considérés comme des crédits officiels, par opposition aux crédits commerciaux. La Chine a affirmé que certains prêts importants de la BRI sont des prêts commerciaux plutôt que des prêts officiels parce qu’ils sont évalués aux taux du marché, même s’ils proviennent d’institutions de prêt appartenant à l’État, telles que la Banque de développement de Chine. Le FMI a examiné ces questions de classification au cas par cas. Mais cette approche s’avère inapplicable, car elle permet des scénarios tels que celui de la Zambie, dans lequel une partie importante de la dette officielle devient soudainement commerciale du jour au lendemain, ce qui permet à la Chine d’obtenir de meilleures conditions. La poursuite d’une approche ad hoc par le FMI conduira probablement à des jeux et des conflits similaires lors des futures négociations de restructuration. Le FMI devrait simplement préciser quelles institutions prêteuses de la BRI seront considérées comme des créanciers officiels dans tout processus de restructuration.

Exiger des pays en difficulté qu’ils remplissent ces critères avant d’obtenir de nouvelles facilités de crédit rendrait le FMI moins agile et limiterait sa capacité à réagir rapidement aux crises de la balance des paiements. Mais cela donnerait aux emprunteurs et au secteur de la finance souveraine la clarté et la certitude dont ils ont tant besoin en ce qui concerne les conditions d’intervention du FMI. Elle mettrait également le personnel et les dirigeants du FMI à l’abri des conflits récurrents avec la Chine lors de chaque restructuration de la dette.

Certains qualifieront sans doute ces réformes d'"anti-chinoises". En réalité, il s’agit simplement des mesures nécessaires pour protéger les principes de transparence et de comparabilité dans la restructuration de la dette souveraine. Les pays occidentaux doivent être capables de défendre les éléments clefs de l’ordre international fondé sur des règles lorsqu’ils sont menacés, tout en continuant à coopérer avec la Chine, qui est un membre important de cet ordre.

Enfin, ces réformes sont le seul moyen de protéger le FMI des retombées de la crise de la dette de la BRI. Les conflits liés à cette crise continueront d’entraver les efforts d’allégement de la dette, sapant à la fois la santé économique des pays en développement endettés et l’efficacité du FMI. Seul un FMI réformé peut réparer les dommages causés aux pays en développement, et à lui-même.

*Michael Bennon est chercheur à l’Institut Freeman Spogli d’études internationales de l’université de Stanford. Francis Fukuyama est associé senior à l’Institut Freeman Spogli d’études internationales et directeur du Ford Dorsey Master’s in International Policy à l’université de Stanford. Il a récemment publié "Libéralisme vents contraires" (édition Saint Simon). Cet article est paru en version originale dans la revue Foreign Affairs. © 2023 Foreign Affairs. Distributed by Tribune Content Agency.