ENQUÊTE - À Beyrouth, Amman et Doha, Le Figaro a rencontré cadres et proches du mouvement islamiste pour comprendre la genèse du raid terroriste et les objectifs poursuivis.
Par Georges Malbrunot, Envoyé spécial à Beyrouth, Amman et Doha - Le Figaro
Lorsque le 7 octobre au matin, Marwan apprit l'attaque terroriste du Hamas en Israël, ce notable palestinien de Gaza n'en a d'abord pas cru ses yeux. Puis rapidement, il s'est souvenu des propos que lui avait tenus deux ans auparavant le cerveau de cette opération inédite dans l'histoire du conflit. Plus de 1500 commandos du Hamas ont pris d'assaut plusieurs villes du sud de l'État hébreu tuant environ 1140 Israéliens, dont une majorité de civils. En riposte, Tsahal a lancé une opération militaire contre la bande de Gaza, qui a fait, à ce jour, plus 20.000 tués, en majorité des civils.
« En 2021, se souvient Marwan, Yahya Sinwar (le chef du Hamas à Gaza, NDLR) que je voyais tous les six mois m’avait dit que la prochaine guerre serait chez les Israéliens, que le Hamas enverrait 5 000 membres de sa branche armée encercler alMajdal (Askhelon, la ville à 30 km au nord de la bande de Gaza dont Sinwar a été chassé en 1948 à la création de l’État hébreu). Je lui ai répondu : “mais vous voulez que les Israéliens anéantissent Gaza et transforment le territoire en parking pour que les corrompus de l’Autorité palestinienne (qui en avaient été chassés en 2007 par le Hamas, NDLR) reviennent à la plage !” »
L’idée d’une invasion terrestre d’Israël flottait dans l’air depuis deux ans, confirme au Figaro une source proche de la direction du Hamas en Jordanie : « La première fois que j’en ai entendu parler, c’était en 2021. » Le principe d’une infiltration en Israël a-t-il été validé trois mois avant par l’échelon politique – en partie basé à l’étranger - qui laissa ensuite le temps de la préparation aux militaires, comme le prétendent certains ? Ou Yahya Sinwar a-t-il décidé seul avec Mohammed Deïf, le chef de la branche militaire à Gaza, comme l’assurent d’autres ? « On ne peut répondre ni par oui, ni par non », affirme au Figaro Khaled Mechaal, un des chefs de la branche politique du mouvement islamiste, basée au Qatar. Selon lui, « la stratégie du Hamas, qui vise à mettre fin à l’occupation israélienne pour offrir la liberté aux Palestiniens, relève des politiques du mouvement, et tout ce qui est détails opérationnels est confié aux instances militaires » d’une organisation, classée terroriste par les États-Unis et l’Union européenne. Au-delà de l’ambiguïté volontairement entretenue, une chose est sûre : l’heure et le jour étaient connus de trois ou quatre personnes seulement.
À Beyrouth, Oussama Hamdan, un autre cadre du Hamas, l’a appris « en écoutant les informations », confie-t-il, dans son bureau du quartier au nom surréaliste de « Fantasy Word », sorte de Disney Land dans la banlieue sud. Le seul à avoir été alerté est son supérieur dans la capitale libanaise, Saleh alArouri. Une demi-heure avant le lancement de l’opération Déluge d’al-Aqsa, Arouri reçut un appel téléphonique de Sinwar lui demandant de « prévenir » Cheikh Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah et principal allié du Hamas au Liban, selon une source proche de la milice chiite pro-iranienne.
« Derrière cette idée de pénétration en Israël, qui avait fait l’objet de plusieurs manœuvres documentées par des vidéos, donc connues des Israéliens, il y avait de la part de la branche militaire l’envie de tester ses capacités, ceux qui s’étaient entraînés voulaient en découdre », explique l’expert en Jordanie. Au-delà, ajoute-t-il, « quatre motivations ont conduit le Hamas à agir : les actions du gouvernement israélien extrémiste qui poussaient tout le monde au-delà du rationnel ; Gaza était étouffé par le blocus et le Hamas en avait assez que le Qatar paie juste pour que les Palestiniens ne succombent pas ; le Hamas sentait que le monde avait oublié la cause palestinienne et que Gaza en payait le prix - il voulait casser ce cycle infernal ; enfin, il fallait remettre la question des prisonniers palestiniens en Israël au centre du débat, sachant que la moitié du conseil politique du Hamas pour la Cisjordanie et Gaza est composée d’ex-prisonniers. » Depuis son attaque, en échange de l’élargissement de plus de 80 otages israéliens, le Hamas a obtenu la libération de 240 détenus palestiniens en Israël. Il en reste plus de 6 000 que les islamistes se sont juré de faire sortir.
Ce matin du 7 octobre, alors que sur les réseaux sociaux les images de l’invasion terrestre des commandos du Hamas stupéfient le monde, Marwan, rencontré au Liban, se souvient d’une autre conversation qu’il avait eue, trois jours avant seulement, avec l’un des chefs islamistes du nord de l’enclave, qui trouva la mort au début de l’opération terrestre israélienne. « Il m’avait dit que les Israéliens sont devenus comme les Arabes, ils ne font que parler, ils ne veulent pas une grande guerre avec nous. Après avoir trouvé ses propos un peu bizarres, je lui avais demandé : et de votre côté ? Il m’avait répondu que ce n’était pas calme ! Puis il a levé les mains au ciel, l’air de dire : seul Dieu sait ce qui va se passer ! » Malgré les entraînements du Hamas visibles sur des vidéos, l’État hébreu ne prenait pas la menace au sérieux, ce qui semblait surprendre ses ennemis.
Selon notre enquête au Liban, en Jordanie et au Qatar, Yahya Sinwar et Mohammed Deïf avaient minutieusement camouflé certains de leurs préparatifs. Au cours des mois précédents, Sinwar avait hissé aux commandes de la plupart des brigades d’Ezzeddine al-Qassam des chefs, lesquels ont remplacé ceux en titre qu’Israël connaissait mais qui, pour la galerie et afin de leurrer l’ennemi, ont continué d’occuper leurs postes. « Ayman Nofal par exemple, annoncé après sa mort par Israël au début de sa riposte comme étant le patron des services de renseignements des Brigades Ezzeddine al-Qassam ne l’était plus depuis longtemps, c’était un commandant de bataillon », affirme Marwan, qui a quitté Gaza il y a un mois, mais reste en contact avec l’enclave.
La dissimulation aurait même visé la tête de la branche armée. « Mohammed Deïf qu’Israël veut tuer depuis vingt-cinq ans est une icône, décrypte le notable. Le vrai chef des Ezzeddine al-Qassam, ce n’est ni lui, ni Marwan Issa, officiellement son second, c’est le frère de Yahya, Mohammed Sinwar », également responsable, selon Israël, de la construction du plus grand tunnel découvert par Tsahal dans le nord de la bande de Gaza.
« Deïf n’est pas mort, poursuit Marwan, il marche avec des cannes, mais sa tête fonctionne bien encore, il règle des problèmes internes à la branche armée. C’est une figure respectée, mais celui qui fait bouger les brigades, c’est Mohammed, le frère, que Yahya protège. » Comme dans beaucoup d’organisations terroristes, les liens du sang priment souvent.
Environ un mois et demi avant l’opération, le Hamas a imposé la discrétion à ses principaux leaders militaires, les sommant de limiter leurs contacts entre eux. Au cours des six derniers mois, le notable gazaoui, qui ne fait pas partie du Hamas, avait été surpris de remarquer que de nombreux jeunes, connus pour leur sympathie envers le Hamas et le Djihad islamique, étaient partis accomplir l’omra, le petit pèlerinage en Arabie saoudite. Un autre leurre. Marwan ne les a pas vus revenir. « Ils étaient allés s’entraîner dans la plaine de la Bekaa au Liban, voire en Syrie », pense-t-il.
Autre préparatif passé sous les radars : deux ou trois mois avant l’attaque, la direction du Hamas a contacté des groupuscules salafistes radicaux qu’elle surveillait. Elle leur a donné des armes et organisé des stages pour leurs combattants. L’un d’eux, Jaich al-Ouma, proche d’al-Qaida, a reconnu dans un communiqué, diffusé le 3 décembre, avoir participé à l’attaque. Mais en parallèle, des informations filtraient curieusement en sources ouvertes. Un documentaire, par exemple, diffusé au printemps dernier pendant le ramadan sur la chaîne de télévision al-Manar du Hezbollah : une répétition quasigénérale de l’opération du 7 octobre au cours de laquelle on voit Sinwar remettre des décorations à certains participants.
Marwan connaît Sinwar depuis le début des années 1980, lorsque les factions laïques dont il était membre affrontaient l’étudiant islamiste à l’université islamique de Gaza. « C’est un petit dictateur, ditil, insensible à la mort des civils palestiniens, un islamiste centré sur la cause palestinienne contrairement à d’autres Frères musulmans. Quelqu’un de pas facile, capable d’être en conflit avec les responsables du Bureau politique à l’étranger. Une blague circule sur sa paranoïa. On raconte qu’une fois sa femme marchait derrière lui, il s’en est rendu compte, il l’a tué parce qu’il pensait qu’elle l’espionnait ! »
Les mois qui ont précédé l’opération, il s’était isolé de la branche politique à l’étranger, répondant à peine aux appels téléphoniques de ses membres. Fin septembre, Moussa Abou Marzouk, l’un des chefs de cette branche politique basée au Qatar, a dû attendre plusieurs jours avant de le voir à Gaza, et la rencontre entre les deux hommes fut houleuse, nous a confirmé une source du Hamas.
Sinwar entretient également des relations parfois tendues avec ses alliés du Qatar. « Il ne leur fait pas trop confiance, rappelle Marwan. Il n’ignore pas que ses créanciers pourraient le lâcher. Il les prend pour un carnet de chèques. Je me souviens d’un épisode avant la guerre. Israël avait bloqué l’argent du Qatar destiné au Hamas. L’ambassadeur qatarien est arrivé avec 13 millions de dollars seulement au lieu des 30 prévus, chaque mois. Sinwar lui a dit : “Reprenez les 13 et revenez avec les 17 autres comme prévu”. Le Qatarien a dit : “Oui mais assurez-moi que les fêtes juives se passeront dans le calme”. Sinwar lui a intimé de partir avec ses millions. » L’information nous a été confirmée par la source proche du Hamas en Jordanie.
Il n’y a pas qu’avec le Qatar que Sinwar pique des colères. Fin octobre, au cours de la première semaine de l’opération terrestre israélienne dans le nord de la bande de Gaza, le chef du mouvement islamiste sunnite a transmis un message au Hezbollah chiite lui demandant pourquoi il ne s’engageait pas davantage auprès du Hamas. Membres tous les deux de « l’Axe de la résistance » à Israël et aux États-Unis, établi par l’Iran, ils se doivent théoriquement solidarité. Mais depuis deux mois, le Hezbollah a opté pour une autre priorité : « protéger le Liban ». Certes, ses combattants affrontent l’armée israélienne, mais c’est une sorte de service minimum au profit du Hamas. En fait, le Hezbollah a été surpris par l’opération, et encore plus surpris que l’Iran n’en ait pas été, lui non plus, informé.
Peu après le 7 octobre, confie une source libanaise proche de la formation chiite, « la confusion régnait au sein du Hezbollah, surtout que le monde entier cherchait à savoir si l’Iran était derrière l’attaque contre Israël. D’un côté, le Hezbollah et Téhéran étaient accusés d’avoir participé à sa planification. De l’autre, ils n’étaient pas contents envers le Hamas, car des cartes que, eux, devaient utiliser dans des opérations futures contre Israël ont été grillées par les Palestiniens : la pénétration en Israël, les moyens aériens, l’effet de surprise. Le fameux plan de la force d’élite al-Radwan du Hezbollah pour s’infiltrer en Galilée a été éventé ». Et lorsque, aux premières semaines de la crise, le médiateur qatarien a cherché à sonder la branche militaire du Hamas à Gaza sur les intentions du Hezbollah de se joindre ou pas à la guerre, celleci a mis en garde le parti pro-iranien que le Qatar passait plus de temps à lui « soutirer » des informations sur ce qu’allait faire le Hezbollah qu’à libérer des otages israéliens qu’il détient. Les relations entre alliés se sont tendues. Surtout que Khaled Mechaal avait publiquement critiqué le peu d’appui apporté par Téhéran au Hamas. Comme dans les années 1990, la dispersion de ses leaders entre plusieurs pays permet à ses hôtes de les instrumentaliser.
« Saleh Arouri, abrité par le Hezbollah à Beyrouth, a survendu à ses frères du Hamas à Doha l’appui chiite qu’il lui apporterait », observe l’expert du Hezbollah précité. Reçu à deux reprises par Hassan Nasrallah, ce dernier conseilla à Arouri d’aller voir à Téhéran le « morshed », le guide suprême iranien Ali Khamenei, à la tête d’un « Axe de la résistance » qui flottait. Le patron d’Arouri et chef de la branche politique du Hamas basée à Doha, Ismaël Haniyeh, se rendit la deuxième semaine de la guerre en Iran, où le numéro un du régime lui dit que la « guerre totale » contre Israël n’était ni dans l’intérêt de l’Iran, ni du Hezbollah, selon l’agence Reuters qui rapporta la rencontre. Aujourd’hui que le Hamas résiste seul face à Tsahal, Khaled Mechaal fait contre mauvaise fortune bon cœur. « On ne force personne, on remercie ceux qui veulent bien participer », sourit-il.
Sur les contreforts du Sud-Liban en surplomb d’Israël, « lorsque nous pouvons nous approcher, nous essayons de porter des coups à l’ennemi sioniste », déclare Ihsan Ataya, cadre du Djihad islamique, petite formation palestinienne, plus proche de l’Iran que le Hamas. L’homme ne cache pas cependant les limites de leur action. « Il y a une coopération avec le Hamas et le Hezbollah, nous avons des salles d’opération communes, mais nous ne tirons pas de roquette à partir du Liban », reconnaît-il depuis ses bureaux dans le secteur ultra-protégé de Dahiyé, celui du Hezbollah dans les quartiers sud de Beyrouth.
Détail important : la représentation du Hamas est située hors du bastion de la milice chiite. Dans la capitale libanaise comme à Doha, le Hamas a pignon sur rue. Dans un anglais quasi parfait, deux ou trois fois par semaine, Oussama Hamdan s’adresse à la presse internationale de ses bureaux de « Fantasy Word ». Il confie au Figaro que les islamistes demanderont la libération de Georges Ibrahim Abdallah, ce militant libanais engagé dans la cause palestinienne, condamné à la réclusion à perpétuité pour complicité dans les assassinats de diplomates israéliens et américains, détenu depuis 39 ans en France mais libérable depuis 1999 : « Si on peut faire quelque chose pour aider à le libérer, nous ne dirons pas non », prévient-il.
Quant à Khaled Mechaal, il reçoit en fin de soirée dans son bureau du quartier des ambassades de Doha, la capitale qatarienne. Son chauffeur sri-lankais vient chercher l’hôte à son hôtel. À sa demeure, aucun dispositif sécuritaire n’est visible. Seul le téléphone portable doit rester à l’écart pendant l’entretien.
Conforté par les sondages en Palestine, où le Hamas caracole en tête, et aux États-Unis où l’opinion démocrate et les jeunes ont basculé en faveur de la cause palestinienne, il n’a rien d’un chef aux abois, alors que le Mossad a juré de l’éliminer, lui et une demi-douzaine d’autres dirigeants du Hamas. « Celui qui a frôlé la mort comme moi en Jordanie n’a pas peur des menaces », lancet-il, en faisant allusion à la tentative d’assassinat avortée ordonnée en 1997 par Benyamin Netanyahou qui s’était soldée par un fiasco pour l’État hébreu.
Est-ce parce que le Qatar, avant de s’engager dans sa médiation sur les otages israéliens, aurait reçu des assurances que le Mossad ne viendrait pas liquider les chefs du Hamas à Doha ? De son côté, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, autre hôte régulier des chefs islamistes, aurait transmis « une sévère mise en garde » à Israël. « Le Mossad n’aura que faire de ces avertissements », rectifie une source sécuritaire française, familière des services israéliens.
Assis sous un portrait géant de Jérusalem et de l’esplanade des Mosquées, Khaled Mechaal semble serein. « Après trois mois de bombardements, nos missiles arrivent toujours à Tel-Aviv. Cela donne une idée de la partie qui est inquiète, ce n’est pas la résistance palestinienne. Dès le début, Israël s’est fixé deux objectifs : anéantir le Hamas et libérer les otages. Mais aujourd’hui, l’opinion israélienne s’interroge : ces buts sont-ils réalistes ? Certainement que nous avons des pertes, mais elles n’ont pas eu de conséquences sur la capacité militaire du Hamas, ni sur celle de son commandement pour conduire les opérations. Le Hamas ne sera pas anéanti. Il a gagné le test de la crédibilité face à Israël. Chaque jour, des vidéos publiées par notre branche militaire montrent avec précision la réalité sur le terrain. »
Comment communique-t-il avec Sinwar ? « C’est le résultat de l’innovation palestinienne », sourit le leader islamiste. Selon la source sécuritaire française, « une tierce partie en Égypte ou ailleurs, équipée d’un téléphone portable, doit faire l’interconnexion entre les téléphones de Sinwar et ceux d’Haniyeh ou de Mechaal à Doha. Dans les tunnels de Gaza, le Hamas a dû installer des stations de base pour exécuter certains relais ».
Les jours précédant notre rencontre, la direction du Hamas était à Istanbul, et non pas à Alger, comme le prétendaient des sources israéliennes. Le lendemain, Ismaël Haniyeh, s’est rendu au Caire pour négocier d’autres échanges otages israéliens-prisonniers palestiniens. «
Sous la pression des familles de prisonniers, Israël et les États-Unis veulent une nouvelle trêve, poursuit Khaled Mechaal, mais le commandement du Hamas refuse. Nos conditions sont claires : l’arrêt de l’agression, cesser les hostilités d’une manière durable pour permettre la libération mutuelle des otages israéliens et des détenus palestiniens, et mener un processus global de négociations sur d’autres dossiers essentiels. » Le chef islamiste précise la stratégie de son mouvement : « On arrête le combat, vous vous retirez, vous laissez entrer l’aide humanitaire à Gaza. À ce moment-là, nous sommes prêts à négocier tous les dossiers de façon indirecte avec Israël, à travers des intermédiaires. Les otages, les prisonniers, un port, c’est important, mais la question centrale, c’est la fin de l’occupation ».
Mais comment rendre fréquentable une formation dont les atrocités l’ont transformée en paria en Occident et en Israël ? Le message s’adresse à Washington. « Tôt ou tard, les États-Unis se rendront à l’évidence que le Hamas est une réalité et jouit d’une légitimité auprès du peuple. Il faut tirer des enseignements de l’histoire. Les talibans ont été acceptés par les Américains. Yasser Arafat aussi et il a même eu le prix Nobel de la paix. Le 7 octobre a bouleversé l’opinion mondiale, comme le montrent les sondages aux États-Unis sur la cause palestinienne, qui progresse dans l’opinion. »
Mechaal pratique le déni de réalité sur les victimes civiles israéliennes quand il affirme que « le Hamas ne tue pas des civils délibérément, mais peut-être qu’il y a eu des victimes collatérales », reprenant le récit peu crédible « des victimes tuées par Israël », notamment à la rave party. En revanche, il assure que « le Hamas limite son combat à Israël, il ne frappera jamais en dehors, en Europe par exemple ». Il donne surtout l’impression de chercher comment monétiser politiquement le surcroît de popularité de son mouvement aux quatre coins du monde arabe, y compris chez d’anciens ennemis comme les chrétiens libanais ou jordaniens.
« Nous n’aimons pas forcément les Palestiniens et encore moins les islamistes, mais nous aimons la cause palestinienne », résume Moustapha Hamarneh, intellectuel chrétien jordanien, longtemps proche de la cour royale à Amman. Selon lui, « le sort du conflit israélo-palestinien se jouera aux États-Unis, où les lignes bougent dans l’opinion ». Pour encourager ces évolutions, les islamistes seraient-ils prêts à reconnaître Israël ?
« Nous avons tiré la leçon d’Oslo, répond Khaled Mechaal. En 1993, Arafat a reconnu Israël, qui ne lui a rien donné en échange. » En revanche, poursuit-il, à travers « l’amendement de notre charte de 2017 (celle de 1987 appelle à la destruction d’Israël, NDLR), le Hamas a rejoint les autres formations palestiniennes sur la création d’un État sur les frontières de 1967, avec Jérusalem comme capitale, et le droit de retour pour les réfugiés, sans évoquer la reconnaissance d’Israël par le Hamas. Mais une trêve de longue durée avec Israël est certainement négociable », estime Khaled Mechaal. Il laisse entendre que le « moment venu » - c’est-à-dire à la création d’un État palestinien - la question de la reconnaissance d’Israël sera examinée. Mais comme tout le monde n’est pas d’accord au sein du Hamas, il ne veut pas s’avancer davantage.
En attendant, les islamistes tendent la main à leurs alliés palestiniens avec lesquels ils se sont affrontés, il y a quinze ans à Gaza. « Structurer la scène palestinienne sans le Hamas, comme certaines parties l’imaginent, est voué à l’échec », prévient-il. Mais, « nous sommes d’accord pour réorganiser la maison palestinienne au sein de l’OLP dans le cadre d’une convergence nationale entre les différentes composantes, le peuple le souhaite. La logique du Hamas n’est pas la domination, c’est le partenariat ».
Une première rencontre s’est tenue, voici un mois, entre Mechaal et Haniyeh, d’un côté, et de l’autre Samer Mashrawi, proche de Mohammed Dahlan, ancien ennemi du Hamas, et Nasser al-Qidwa, successeur potentiel de Mahmoud Abbas à la tête d’une Autorité palestinienne « revitalisée », selon le souhait des États-Unis, pour l’après-Hamas à Gaza. Des scénarios sont envisagés. Une nouvelle direction palestinienne unifiée reviendrait à la décision adoptée en 1988 par l’OLP sur la création d’un État palestinien sur toute partie du territoire libéré. Une coalition égypto-turco-qatarienne rentrerait à Gaza pour s’occuper de la sécurité. Le Hamas pourrait même changer de nom. Mais, dans son tunnel, loin des luxueuses résidences de Doha, que dit Yahya Sinwar de tout cela ?
« Lorsqu’il a appris ces manœuvres, Sinwar a averti Haniyeh qu’un tel comportement était scandaleux, il a exigé d’y mettre un terme tant qu’un cessez-le-feu permanent n’aurait pas été conclu », écrit le spécialiste israélien Ehoud Yaari, membre du think-tank américain Washington Institute. « Le hic, abonde Marwan, le notable de Gaza, c’est que la résistance du Hamas rend Sinwar encore plus fort. Ces dernières années, il a fait s’éloigner de Gaza plusieurs cadres de son parti. Il n’y a pas qu’Israël qui souhaite sa perte. Ses amis de la branche politique au Qatar et les Qatariens eux-mêmes ne seraient pas malheureux s’il était tué par Israël. » Un scénario encore hypothétique, mais qui pourrait ouvrir un nouvel horizon.