The Wall Street Journal - L'opinion
En misant sur les monnaies numériques, l’organisation islamiste a pu sécuriser d’importants flux d’argent en provenance de Téhéran durant les deux ans qui ont précédé son attaque contre Israël
A la mi-2019, l’armée israélienne a effectué une frappe de précision dans une rue étroite pour tuer un commandant du Hamas considéré comme l’argentier de l’Iran à Gaza.
Ce commandant dirigeait un système de paiement occulte par lequel des agents de confiance transfèrent de l’argent et des marchandises à travers les frontières pour régler les comptes entre des clients. Ce réseau d’échange traditionnel, connu sous le nom de « hawala » au Moyen-Orient, a permis d’acheminer des dizaines de millions de dollars de financements iraniens au profit de l’aile militaire du Hamas.
Afin d’échapper aux Israéliens, son remplaçant, un homme d’affaires palestinien nommé Zuhair Shamlakh, a changé de stratégie : il s’est tourné vers les monnaies numériques.
Ses bureaux de change se sont mis à transférer de plus en plus de jetons numériques à des opérateurs à l’étranger pour régler des soldes hawala, selon d’anciens et d’actuels responsables des forces de l’ordre israéliennes ainsi que d’anciens responsables américains. Les cryptomonnaies envoyées aux portefeuilles numériques contrôlés par les bureaux de change affiliés au Hamas pouvaient également être échangées contre de l’argent liquide à leurs guichets de la bande de Gaza.
Ce changement de dispositif a permis au Hamas et à ses affidés, tels que le Jihad islamique palestinien, de recevoir d’importantes sommes de l’Iran au cours des deux années qui ont précédé les attaques d’octobre contre Israël, indiquent ces responsables. L’objectif étant, grâce à cette nouvelle technologie financière, de réduire les risques liés à la circulation de l’argent et des biens physiques.
Depuis 2021, le Bureau national israélien de lutte contre le financement du terrorisme (NBCTF) a émis sept ordonnances de saisie de cryptomonnaies détenues par trois de ces bureaux de change gazaouis.
Les portefeuilles numériques identifiés dans deux de ces ordonnances comme étant liés aux bureaux de change ont ainsi reçu 41 millions de dollars en cryptomonnaie, selon une étude menée par la société d’analyse et de logiciels BitOK, basée à Tel-Aviv. Les portefeuilles liés au Jihad islamique palestinien dans une autre ordonnance ont quant à eux reçu 93 millions de dollars supplémentaires.
Des responsables du NBCTF affirment qu’une part importante des fonds reçus par les bureaux de change gazaouis était destinée au Hamas, en évoquant, au-delà de l’analyse de la blockchain, des informations des services de renseignements israéliens. Selon eux, les transactions en cryptos du Jihad islamique passaient aussi par le réseau de services de paiement mis en place par le Hamas et ses ailiés.
Certains des bureaux de change identifiés par Israël ressemblent à de banales officines qui proposent des transferts d’argent internationaux. Une partie de leurs activités impliquent des activités légitimes telles que des paiements commerciaux et des envois de fonds afin de générer des flux de trésorerie suisants pour masquer le financement des groupes islamistes, précisent les responsables de la NBCTF.
Ils affirment que jusqu’à la moitié de l’argent transitant par ces bureaux de change peut aller au Hamas.
Ni le Hamas, ni M. Shamlakh, ni ses sociétés n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
La mission de l’Iran auprès des Nations unies s’est également refusé à tout commentaire. Des représentants du gouvernement iranien ont toutefois déjà dénoncé les sanctions occidentales comme étant une guerre financière illégale tout en reconnaissant avoir mis en place des mécanismes de financement secrets pour les contourner et inancer les alliés régionaux.
M. Shamlakh était propriétaire du bureau de change Al Mutahadu, cité dans cinq des ordonnances de saisie. Selon le ministère israélien de la Défense, qui supervise la NBCTF, il était le « principal changeur d’argent » du Hamas, chargé d’organiser le transfert d’argent iranien.
Le propriétaire d’une autre société de change, appelée Dubai Money, était un autre « personnage clé de l’infrastructure économique du Hamas pour le blanchiment et le transfert de capitaux » depuis l’étranger, ajoute le ministère de la défense.
Réagissant à l’ordonnance de 2020 visant à saisir les actifs de sa société, M. Shamlakh avait nié qu’Al Mutahadun ait reçu des fonds de l’Iran dans une déclaration relayée par les médias palestiniens. Il avait affirmé que les allégations d’Israël n’étaient que « purs mensonges et calomnies ».
Utiliser les réseaux hawala
Au départ, le Hamas n’utilisait les cryptomonnaies que pour recevoir les dons individuels de sympathisants dans le cadre d’une opération plus large de inancement participatif, qui, selon des responsables israéliens, a probablement permis de récolter plusieurs millions de dollars.
Vers 2020, toutefois, les cryptomonnaies sont devenues une méthode de transfert à grande échelle entre l’Iran et le groupe islamiste au sein des réseaux hawala, observent des responsables israéliens actuels et anciens et d’anciens responsables américains.
Depuis lors, les cryptomonnaies constituent « un élément essentiel de leur activité opérationnelle », selon un haut responsable du NBCTF.
L’Iran est depuis longtemps le principal bienfaiteur du Hamas, les Etats-Unis estimant le financement régulier de Téhéran à environ 100 millions de dollars par an. Mais le Hamas tire également des revenus d’un portefeuille de placements mondialisés, collecte des fonds par l’intermédiaire d’organisations caritatives et détourne une partie de l’aide étrangère oicielle et des recettes iscales de Gaza.
Les Etats-Unis ont désigné le Hamas comme étant une organisation terroriste en 1997, limitant ainsi l’accès du groupe au système bancaire international. Le blocus israélien de Gaza a par ailleurs rendu difficile l’obtention d’argent liquide par le Hamas. Le groupe a donc souvent eu recours à un réseau de tunnels pour introduire clandestinement des billets, indiquent des chercheurs. D’après des responsables israéliens, ces dernières années, la majeure partie des inancements de l’Iran au Hamas passait par le réseau d’agents de change hawala et de prestataires de services monétaires présent dans la bande de Gaza, au Liban, en Syrie et en Turquie.
Des responsables occidentaux du renseignement et de la sécurité affirment que l’Iran et ses mandataires possèdent ou contrôlent souvent des maisons de change devenues des nœuds essentiels pour le financement de leurs opérations.
« C’est le moyen le plus discret pour eux de faire entrer de l’argent à Gaza », confirme Tom Alexandrovich, directeur de la division de cyberdéfense au National Cyber Directorate d’Israël, qui a appuyé le NBCTF dans ses enquêtes sur les cryptomonnaies.
L’utilisation de monnaies numériques par le Hamas a intensiié la surveillance du secteur des cryptos.
Si les transactions en cryptomonnaies sont visibles par tout le monde sur les registres publics de la blockchain, de nombreuses plateformes étrangères [NDLR : non américaines] utilisées pour échanger des monnaies numériques font preuve de contrôles de conformité insuisants ou sont conçues pour dissimuler les identités de leurs clients.
Le mois dernier, le département du Trésor a décidé de considérer les « mixeurs » de cryptos — des bourses étrangères qui permettent aux utilisateurs d’échanger des cryptomonnaies dans un relatif anonymat —, comme des centres de blanchiment d’argent, et ce dans le but de lutter contre leur utilisation par le Hamas et d’autres groupes terroristes.
Le mois dernier, plus de cent parlementaires américains ont signé une lettre exprimant leur inquiétude concernant la « grave menace pour la sécurité nationale » que représente l’utilisation des cryptomonnaies pour inancer le terrorisme.
Dans une réponse aux élus, la Chamber of Digital Commerce, le lobby des entreprises de commerce numérique, conteste la réalité d’une telle menace. « La technologie blockchain facilite le suivi, la traçabilité et le démantèlement du inancement du terrorisme basé sur la blockchain, airme-t-elle. Elle s’est avérée extrêmement efficace pour les forces de l’ordre. »
Les cryptos à Gaza
L’armée israélienne a frappé la voiture du commandant Hamid Ahmed Khudari alors qu’il circulait dans une rue de Gaza.
« L’Iran devra se trouver un nouvel argentier à Gaza », s’était-elle félicitée après ce tir effectué en mai 2019. Elle avait précisé que M. Khudari était proche du chef du Hamas, Yahya Sinwar.
La branche armée du Hamas, les Brigades Al-Qassam, avait publié un communiqué qualifiant M. Khudari de « moudjahidine généreux et loyal ». Un média palestinien avait rapporté de son côté qu’il était l’un des plus importants changeurs d’argent du territoire et qu’il distribuait des salaires, tant aux habitants pauvres qu’aux miliciens.
Selon le ministère israélien de la Défense, c’est M. Shamlakh qui l’avait remplacé.
Son bureau de change Al Mutahadun annonçait sur sa page Facebook qu’il réalisait des conversions de dollars, de shekels et d’autres monnaies locales à son guichet ayant pignon sur rue à Gaza.
D’après le ministère israélien de la Défense, les officiers du renseignement militaire israélien ont réussi à retracer le parcours de dizaines de millions de dollars versés par le Corps des gardiens de la révolution islamique d’Iran à Al Mutahadun et à d’autres bureaux de change appartenant à M. Shamlakh. De l’argent qui a finalement abouti aux Brigades Al-Qassam pour leur permettre d’acheter des armes et de payer des combattants.
Le NBCTF a commencé à prendre des mesures contre le virage crypto de M. Shamlakh en 2021.
A l’occasion de sa première ordonnance visant à saisir les fonds en cryptos d’Al Mutahadun, le Bureau ciblait pas moins de 47 comptes sur Binance, la plus grande bourse d’échange de cryptos au monde. Il avait indiqué à l’époque que soit les fonds appartenaient à l’entreprise gazaouie, soit ils étaient « utilisés pour perpétrer un crime terroriste grave ».
Un porte-parole de Binance avait déclaré que la plateforme respectait les règles de sanctions internationalement reconnues et qu’elle avait même bloqué un petit nombre de comptes liés à des fonds illicites.
Cette ordonnance et celles qui suivirent avaient pour objectif de saisir les comptes de trading de cryptos des maisons de change contrôlées par le Hamas, ainsi que les comptes et les portefeuilles numériques de leurs clients, expliquent des personnes familières de ces actions. Il est toutefois possible que tous les clients n’aient pas été impliqués avec le Hamas.
Les portefeuilles identiiés dans les ordres de saisie ne représentent probablement qu’une toute petite partie des portefeuilles utilisés par le Hamas, selon un ancien responsable israélien qui a travaillé sur les enquêtes de la NBCTF jusqu’à cette année.
« C’est une goutte d’eau dans l’océan », souligne cet ancien responsable.
L’utilisation des cryptos par les bureaux de change de Gaza était beaucoup plus sophistiquée que les efforts précédents du Hamas pour collecter des fonds en bitcoins. Les portefeuilles numériques qui ont pu leur être associés transféraient des fonds principalement sous la forme de stablecoins tether sur un système de blockchain appelé Tron, qui ofrait une conidentialité renforcée aux utilisateurs.
Pour brouiller la piste de l’argent, les bureaux de change pouvaient changer tous les jours les adresses des portefeuilles qu’elles utilisaient et envoyaient des fonds par l’intermédiaire de mixeurs, expliquent des responsables israéliens. Ils recevaient également des fonds de Garantex, une grande plateforme russe d’échange de cryptos soumise à des sanctions américaines, ainsi que de plusieurs bourses iraniennes, selon l’ex-responsable et des analyses de la blockchain.
Une porte-parole de Garantex a déclaré que son entreprise adhérait aux normes de conformité internationales en matière de criminalité financière.
Le réseau de bureaux de change gazaoui est toujours actif. Fin septembre, une autre société de services de transfects appelée AlKahira, qui partage une adresse et des numéros de téléphone avec Dubai Money, a posté une annonce sur Facebook vantant la possibilité d’effectuer des retraits d’argent et des dépôts via tether dans ses deux établissements de Gaza.
Les responsables du NBCTF affirment qu’AlKahira et Dubai Money sont des sociétés affiliées et qu’elles sont liées à une autre maison de change d’Istanbul que le bureau a ciblée en juillet dans un ordonnance visant à saisir un million de dollars d’actifs.
AlKahira n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
AlKahira avertit périodiquement ses clients sur sa page Facebook qu’elle « procède à ses guichets à des versements au proit des martyrs et des blessés ». Le dernier message de ce type date du 3 octobre, quatre jours avant l’attaque contre Israël.
Angus Berwick et Ian Talley Rory Jones et Omar Abdel-Baqui ont contribué à cet article (Traduit à partir de la version originale en anglais par Yves Adaken)