Comment le Hezbollah cannibalise l’État au Liban

Comment le Hezbollah cannibalise l’État au Liban
الخميس 18 إبريل, 2024

REPORTAGE. Prospérant sur l’effondrement du pays et conforté par le conflit avec Israël, le « Parti de Dieu » impose son hégémonie militaire, politique et sociale.

De notre envoyé spécial au Liban, Armin Arefi, Le Point

Pour la première fois de son existence, le Hezbollah admettait avoir déclenché les hostilités contre Israël: le lendemain des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, le mouvement islamiste chiite a visé le nord de l'État hébreu à l'aide de roquettes, forçant des dizaines de milliers de citoyens israéliens à fuir vers le centre du pays. «. Nous sommes entrés dans cette bataille pour soutenir le peuple de Gaza, qui est exposé à un génocide, mais aussi parce que le Liban est inquiet de cette confrontation et des implications de celle-ci sur son territoire, explique Amar Moussaoui, chargé des Affaires internationales du parti, dans son bureau de la banlieue sud de Beyrouth. Notre ennemi étant aujourd'hui bien plus fort que l'armée libanaise, c'est nous, le Hezbollah, qui réalisons cette mission. » Problème, sa périlleuse initiative a été prise sans l'aval des autorités du pays. « Ce n'est pas l'État libanais mais le Hezbollah qui a décidé, seul, d'intervenir contre Israël, dénonce un haut fonctionnaire libanais qui a requis l'anonymat. Le Liban est un pays sans État, de sorte que le monopole de l'usage légitime de la force est accordé à un acteur non étatique comme le Hezbollah. »

Ce conflit a déjà fait payer un lourd tribut au pays du Cèdre. En six mois, au moins 364 personnes, en majorité des combattants islamistes mais aussi 70 civils, ont péri dans les frappes israéliennes qui ont atteint leter ritoire libanais en représailles. Organisées en grande pompe dans le village de Deir Qanoun Al Naher, dans le sud du Liban, en février, les funérailles du « martyr » Islam Zalzali ont rassemblé les foules. Plus de 15 000 habitants défilent sous les drapeaux jaunes du Hezbollah, pour accompagner ce combattant de 49 ans tué la veille par Tsahal à la frontière.

Trafics
Divisés entre les femmes, toutes voilées, d'un côté et les homme, de l'autre, ils gravissent au pas la colline qui mène au cimetière communal, en lançant des slogans à la gloire du Hezbollah et de son chef, Hassan Nasrallah. « Le martyr a versé son sang pour la défense du Liban, souligne Nadine Hussein, professeure de français de 44 ans. Le Hezbollah nous apporte la sécurité, ce qui est la chose la plus importante à mes yeux. » C'est de ce même village libanais qu'était originaire Ahmad Kassir, l'auteur du premier attentat-suicide perpétré par le « Parti de Dieu » contre Tsahal, en novembre 1982. Cinq mois auparavant, Israël avait envahi le Liban, et le mouvement de « résistance » armé était créé dans le plus grand secret avec l'aide des Gardiens de la révolution iraniens. Grâce aux financements continus de Téhéran et à ses divers trafics, le Hezbollah possède aujourd'hui plus de 150000 missiles et roquettes et rassemble quelque 60 000 combattants. Il est devenu le groupe armé le plus puissant aux frontières d'Israël. Sous prétexte de mener une lutte armée contre l'État hébreu, il demeure la seule milice libanaise, reconvertie en parti politique, à avoir conservé son arsenal à l'issue de la guerre civile (1975-1990), y compris après le retrait israélien du Liban, en 2000. Sauf que la dernière aventure guerrière du Hezbollah fait grincer des dents parmi les plus de 83 000 habitants du Sud-Liban qui ont été déplacés par les combats.

Peur des représailles
Originaire du village de Boustane, accolé au mur de séparation construit par Israël à la frontière, Noor est réfugiée depuis six mois avec sa famille dans une école municipale de Tyr, la plus grande ville du Sud-Liban, sans la moindre perspective de retour. « Quiconque a commencé cette guerre est responsable de ce qui nous arrive! » s'indigne cette agricultrice de 37 ans, qui prend soin de ne pas désigner nommément le Parti de Dieu par crainte de représailles. Son exil est d'autant plus difficile que cette femme célibataire a dû abandonner son champ d'oliviers à la saison de la récolte, ce qui représente pour elle un manque à gagner de près de 6 000 dollars. Depuis, elle passe péniblement ses journées à veiller sur ses parents âgés dans la petite salle de classe qui leur a été octroyée par la municipalité. « On manque de tout ici, désespère-t-elle. L'État ne nous donne rien. Les conditions sanitaires sont déplorables, et on ignore quand on pourra enfin rentrer chez nous. »

Loyer pris en charge
D'autres déplacés, cette fois acquis à la cause du Hezbollah, ont plus de chance, car le Parti de Dieu se substitue aussi à l'État libanais au niveau social. Il n'a fallu qu'une semaine à Mira et à sa famille, issues du village chiite frontalier de Kfar Kila, pour être relogées dans un appartement meublé de quatre pièces, avec téléviseur et console de jeux, dans la ville de Nabatieh, à 15 kilomètres au nord de chez elles. Le loyer est intégralement pris en charge par le parti. « Le Hezbollah nous verse également de l'argent liquide et nous distribue de l'aide alimentaire par le biais de la municipalité », confie la mère de famille, dont le foulard blanc serré autour du visage ne laisse pas entrevoir le moindre cheveu. « Tous les soins médicaux sont gratuits, ajoute-t-elle, sans compter qu'un agent du Hezbollah vient fréquemment frapper à la porte pour nous demander si nous ne manquons de rien. » En ces temps de grave crise économique au Liban, qui a plongé depuis 2019 plus de 80% de la population sous le seuil de pauvreté, les largesses du Parti de Dieu sont vécues comme une bénédiction, notamment dans le sud du pays, bastion du mouvement islamiste, où la population est majoritairement chiite. Autrefois marginalisée au Liban, cette communauté, qui représente environ un tiers de la population, demeure largement acquise au Hezbollah et à son allié chiite laïque Amal, par conviction ou par intérêt.

Pour assécher les finances du mouvement, qu'elles considèrent comme terroriste, les administrations américaines successives ont multiplié les sanctions économiques, sans jamais parvenir à leurs fins. C'est oublier que la force du parti tient justement dans le fait que ses réseaux échappent aux secteurs financiers traditionnels. « Le Hezbollah ne dispose pas de présence importante dans l'économie apparente du pays ou le secteur bancaire, pointe un ancien haut fonctionnaire libanais, qui ne souhaite pas non plus être identifié. Sa puissance financiere provient tout d'abord de l'Iran, mais aussi de la maîtrise de flux d'économie parallele liés au trafic de contrebande, grâce à son contrôle des douanes et des frontières du pays. » La faillite de l'État libanais n'a fait que renforcer la supério rité financière du mouvement sur ses rivaux. « Au contraire, la crise financière fait que c'est désormais au tour de ses opposants de reproduire ces pratiques qu'ils étaient les premiers à dénoncer », se désole un cadre de l'administration libanaise.

Parlement bloqué
Le Hezbollah a tout intérêt à ce que perdure la déliquescence de l'État afin de conserver ses prérogatives. Il y contribue lui-même en jouant de son pouvoir de nui sance sur la scène politique pour paralyser les institutions.

L'hémicycle du Parlement, dans le centre historique de Beyrouth, est plongé dans le noir. L'électricité y est coupée et la porte principale, barrée. Au milieu de la représentation déserte, un seul homme poursuit, envers et contre tout, sa mission de député. Melhem Khalaf est élu de Beyrouth depuis 2022. A la nuit tombée, il investit un des salons attenants pour s'y reposer, avant de regagner sa place dans l'assemblée au petit matin. Cet avocat de 62 ans, inscrit sur la liste des Forces vives du changement, campe au sein du Parlement depuis la fin du mandat du président de la République Michel Aoun, il y a plus de cinq cents jours. « C'est difficile, mais la situation est gravissime, s'émeut le député. Nous nous retrouvons avec un Etat sans tête et un gouvernement démissionnaire qui a lui-même déclaré son incapacité à gérer les affaires du pays. » L'homme pointe la responsabilité de ses 127 collègues parlementaires, chargés selon la Constitution de désigner le chef de l'État parmi la communauté chrétienne maronite lors d'un vote à bulletin secret. Depuis un an et demi, le même scénario se répète à chaque scrutin: les élus du Hezbollah et leurs alliés, qui ne jurent que par leur candidat, Sleiman Frangié, un proche du dictateur syrien Bacharel-Assad, aligné sur leurs intérêts, se lèvent à l'unisson et quittent l'Hémicycle pour éviter que leur homme ne soit battu au second tour. Faute de quorum, la séance est levée sans qu'aucun président soit élu. « Il est inconcevable que la Constitution soit ainsi entravée, s'insurge Melhem Khalaf. Pendant ce temps, toutes les décisions de souveraineté sont prises en l'absence de président. »

Justice au point mort
L'obstruction du parti chiite s'exerce jusqu'au cœur du gouvernement. « Le Hezbollah use également de l'absence de quorum au sein du Conseil des ministres, en retirant ses hommes lorsque l'ordre du jour ne lui convient pas, confie un haut fonctionnaire. Et il a noyauté l'administration en payant en dollars des dizaines de milliers de fonctionnaires, qui dépendent encore plus de lui en cette période de crise. » Si le parti domine autant la vie politique libanaise, c'est qu'il a réussi à asseoir son autorité au-delà du simple électorat chiite, grâce à une alliance contre nature conclue en 2006 avec le Courant patriotique libre (CPL), l'un des principaux partis chrétiens. Sauf que le blocage de la présidence excède ses plus proches alliés. « Notre entente ne tient plus qu'à un fil, assez fragile », avertit Gebran Bassil, président du CPL. Affirmant soutenir le Hezbollah dans son entreprise de « protection du Liban » contre Israël, le dirigeant chrétien estime que le mouvement chiite doit en échange « prendre en compte » la volonté du CPL d'édifier un État fonctionnel. « Cela doit se traduire, estime Gebran Bassil, par l'élection d'un président de consensus, pas celle d'un candidat de défi contre une partie des Libanais. »

Mais s'opposer ouvertement aux maîtres du pays peut se payer très cher. Le journaliste Lokman Slim, opposant résolu du mouvement islamiste, dont il dénonçait la mainmise sur la communauté chiite, a été retrouvé mort dans sa voiture dans le sud du Liban en février 2021, le corps criblé de balles. Quelques semaines auparavant, il avait accusé le Hezbollah et le régime syrien d'avoir entreposé dans le port de Beyrouth le nitrate d'ammonium à l'origine de l'effroyable explosion qui a dévasté la capitale libanaise le 4 août 2020. « L'identité de l'assassin de mon mari ne fait aucun doute, confie Monika Borgmann, la veuve de Lokman Slim. Qui d'autre que le Hezbollah pourrait être coupable ? » Le mouvement dément tout rôle dans l'assassinat. Pourtant, dès 2019, dans une lettre ouverte, l'intellectuel avait fait porter l'entière responsabilité de son sort futur aux dirigeants du Hezbollah et d'Amal. « Je ne pensais pas qu'ils oseraient tuer Lokman, poursuit son épouse, d'origine allemande. C'était quelqu'un de très fort, mais qui ne se battait qu'avec des mots. Sans doute ses assassins n'appréciaient-ils pas que les critiques proviennent de quelqu'un de leur propre communauté. » L'enquête pour retrouver ses meurtriers est au point mort. « Malheureusement, l'historique des plus de 200 assassinats politiques au Liban, dont seulement une poignée ont été résolus, ne nous donne que peu d'espoir », soupire Monika Borgmann, qui vit toujours au pays du Cèdre, malgré les risques. Les investigations sur l'explosion du port de Beyrouth sont suspendues depuis décembre 2021. Quant aux trois membres du Hezbollah que le Tribunal spécial des Nations unies pour le Liban a condamnés par contumace pour le meurtre, en 2005, du Premier ministre Rafic Hariri, ils n'ont jamais été livrés à la justice.

Contrôle de la rue
« Le Hezbollah a gagné, résume le haut fonctionnaire libanais cité plus haut. Ce mouvement a réussi à créer une alternative au Liban, même si elle est teintée d'idéologie, tandis que ses adversaires se sont contentés de s'opposer à lui, sans rien proposer en échange. » Il y a pourtant quatre ans, en pleine « révolution du 17 octobre », le parti chiite était contesté dans la rue, y compris par sa propre base sociale, en même temps que l'ensemble de la classe politique confessionnelle libanaise. « Il y avait au cours des trois premiers jours beaucoup de jeunes chiites qui exprimaient eux aussi leur mécontentement face à la crise économique qui touchait déjà le Liban, se souvient Darine Dandachli, une des organisatrices du mouvement. Le Hezbollah n'en avait pas encore saisi l'ampleur et pensait qu'il ne durerait pas. » Hassan Nasrallah a sifflé la fin du soulèvement dans un discours télévisé. Quatre jours plus tard, plusieurs centaines de ses partisans ont débarqué à moto dans le centre-ville pour en découdre avec les manifestants, devant l'armée et la police, qui ont laissé faire.

Cet accès de violence, couplé à la crise économique et à la pandémie de Covid, a eu raison de la révolte populaire. « Le système confessionnel hérité de la guerre civile est plus fort que nous et a réussi à nous stopper, reconnaît Darine Dandachli. Le Hezbollah, qui possède les armes, est le parti le plus fort, mais ce n'est certainement pas le seul responsable. » La militante fixe avec nostalgie le poing géant de la thaoura (« révolution »), qui trône toujours, quatre ans après, sur la place des Martyrs, au mi lieu du trafic dantesque de Beyrouth. Les tentes éphémères où les révolutionnaires débattaient avec entrain de démocratie et de nation libanaise ont cédé la place à un parking géant. Si les critiques restent vives contre le Parti de Dieu, elles sont pour l'heure atténuées par le conflit avec Israël, qui a redéfini les priorités. L'opposante, comme beaucoup de ses concitoyens, refuse de blâmer le mouvement islamiste. « Je ne peux que respecter le martyre de gens qui meurent dans le Sud pour la défense de notre pays, glisse t elle. Que je sois d'accord avec eux ou non. » Au pays du Hezbollah, la guerre a aussi sa raison d'État.