REPORTAGE - Après huit ans d’investissements massifs dans ces technologies, Abu Dhabi voit poindre les premiers résultats. L’Arabie saoudite veut suivre en y consacrant des milliards de dollars, mais fait face à plusieurs obstacles.
Par Théophile Simon, envoyé spécial à Abu Dhabi et Riyad, LE FIGARO.
Nuitées en hôtel de luxe, majordomes aux petits soins, dîner de gala et barbecue chez un ministre : en cette fin novembre 2024, la centaine d’experts étrangers conviés à Abu Dhabi pour débattre d’intelligence artificielle (IA) sont choyés comme des princes. Sous les lustres d’un palace surplombant le golfe Persique, bavardent, pêle-mêle, des cadres de Google, d’Amazon, de Meta, des professeurs d’universités britanniques et chinoises, des fondateurs de start-up en vue, et des investisseurs aux poches profondes.
La conférence vise à promouvoir Falcon, un modèle algorithmique développé par les Émirats, dont la puissance de calcul rivalise avec les modèles de la Silicon Valley comme GPT ou Claude. Avec ce grand modèle de langage, dont les coûts de développement se chiffrent en centaines de millions d’euros, le petit pays du Golfe fait irruption dans la cour des puissances de l’IA, derrière les États-Unis et la Chine mais à égalité avec l’Europe. «Falcon est le joyau technologique du pays et le premier modèle en arabe. Il nous permet de ne pas dépendre d'algorithmes étrangers. Nous exporterons bientôt le modèle au Moyen-Orient et en Afrique», se félicite le docteur Hakim Hacid, le père de Falcon, assailli par la foule.
Le pari des Émirats en matière d'intelligence artificielle remonte à 2017. La technologie n’en est alors qu’à ses débuts mais les émirs, qui cherchent à sevrer leur économie de sa dépendance au pétrole, flairent le filon. Omar al-Olama, un fonctionnaire de 27 ans, est bombardé ministre de l’IA. Une première dans le monde. Le jeune ministre est doté d’un budget quasi illimité afin de rendre son pays «le mieux préparé» dans le domaine. Sept ans plustard, sa mission semble aboutir.
Dubaï et Abu Dhabi comptent aujourd’hui une centaine de start-up utilisant l’intelligence artificielle et plus de 20000 informaticiens en pointe dans le domaine. Beaucoup d'entre eux sont employés par l’entreprise G42, un fleuron national chargé d’offrir à Falcon des débouchés dans la santé, l’aéronautique, l’énergie ou les communications. Microsoft a investi 1,5 milliard de dollars dans la société en avril.
Un fonds d’investissement abondé par l’État émiriens, Microsoft et le gestionnaire d'actifs américain BlackRock a par ailleurs la charge de déployer 100 milliards de dollars dans l'infrastructure de l’IA, comme les centres de données ou les semi-conducteurs. Le taïwanais TSMC et le coréen Samsung, alléchés par l’énergie bon marché des Émirats, étudieraient la construction de méga usines à Abu Dhabi.
«Les Émiriens ont pris de gros risques et en tirent aujourd’hui les dividendes. En tant qu’Européen, c’est rafraîchissant de voir que l’on peut, à force de volonté politique, se démarquer de la tech chinoise ou américaine. La France a beaucoup de talents mais manque d’une véritable ambition nationale», assène, depuis Dubaï, Nicolas Granatino, un capital-risqueur français proche d’Eric Schmidt, le co-fondateur de Google.
Les Émirats tiendront-ils la distance ? Deux obstacles majeurs se dressent à l’horizon. D’abord, l’IA émirien ne repose presque entièrement sur des cerveaux étrangers. Malgré la création en 2021 d’une université dédiée à l’IA - une première mondiale, là encore -, l’ingénieur informatique émirien reste un oiseau rare. «Trouver la main-d’œuvre est un énorme défi. Nous recrutons dans le monde entier », confirme Faheem Ahamed, l’un des dirigeants de G42.
La France constitue un vivier de choix, à tel point qu’une blague circule à Abu Dhabi : l’ADN de Falcon («faucon» en anglais) est en réalité celui d’un coq. Hakim Hacida lui-même étudié puis commencé sa carrière dans l’Hexagone, avant de s'envoler vers le Golfe.«Les salaires proposés ici n’ont rien à voir avec la France, c’était tout vu», sourit un ingénieur français d’une vingtaine d’années, débauché parle centre de recherche d’Abu Dhabi dès la sortie de son école parisienne.
La souveraineté technologique des Émirats reste par ailleurs relative, car les logiciels et les processeurs nécessaires à l’entraînement des algorithmes sont difficiles à répliquer. Abu Dhabi reste tributaire d’une géopolitique d’un nouveau genre, celle opposant Pékin et Washington en matière d’IA. Fin 2023, l’administration Biden a ainsi conditionné l’export de processeurs graphiques de dernière génération aux Émirats à la rupture de tout lien entre la Chine et G42. «Nous nous sommes débarrassés de la totalité des technologies chinoises installées dans l’entreprise. Les composants à l’intérieur des ordinateurs et des serveurs, mais aussi les caméras de surveillance, les digicodes, et même nos téléphones personnels!», s’amuse le directeur d’un data center de G42 depuis son bâtiment aux dimensions de cathédrale.
L’épisode n’a pas échappé à Belgacem Haba, un homme d’affaires algérien considéré comme l’un des «pères» de l’industrie des semi-conducteurs. «Je doute que TSMC s’installe dans le Golfe. D’abord à cause du manque de main-d'œuvre qualifiée, mais aussi parce que les États-Unis ne voudront pas laisser la région prendre une trop grande place dans la chaîne de valeur des semi-conducteurs. Ils ne veulent pas remplacer une dépendance à Taïpei par une dépendance à Abu Dhabi», pronostique-t-il.
Être en pointe dans l’IA permet en tout cas de démultiplier son poids dans l'arène internationale. L’Arabie saoudite, qui rêve de conclure un pacte de défense avec Washington, l’a aussi compris. Inspirés par leurs voisins émiriens, les Saoud tentent à leur tour de prendre le train de l’IA en marche. Le pays a annoncé en novembre une enveloppe de 100 milliards de dollars pour le secteur et déroule des ponts d’or aux sociétés étrangères. TSMC serait aussi en discussion avec Riyad.
«Les Émirats restent le hub de l’IA dans la région,mais la véritable ruée vers l’or va avoir lieu en Arabie-Saoudite. Les Saoudiens vont répliquer les efforts émiriens à la puissance dix», salive Haider Aziz, directeur Moyen-Orient de VastData, une société américain spécialisée dans l'apprentissage profond.
Le royaume des Saoud est cependant coutumier des effets d’annonce. Neom, une ville futuriste censée accueillir 9 millions d’habitants d’ici à 2045, bat déjà de l'aile. Son emblématique PDG depuis 2018, Nadhmi al Nasr, a démissionné fin novembre. L’Arabie saoudite est aussi plombée par sa mauvaise réputation en matière de respect des droits humains. En mars dernier, lasociété américaine Anthropic, l’un des principaux concurrents d’OpenAI, a ainsi snobé une importante offre d’investissement saoudienne pour des raisons «éthiques».