Par Isabelle Lasserre - Le Figaro
ANALYSE - Grâce à ses bras armés, au Liban, au Yémen, en Irak, Téhéran, sans afficher son implication, renforce ses positions dans la région face aux Occidentaux.
Au Moyen-Orient, où les intérêts des puissances régionales étendent partout leurs ramifications et ou les émotions, voire les rancœurs, nourrissent à outrance la politique, il est rare que les guerres demeurent longtemps contenues à l’intérieur des frontières nationales. Depuis les attaques terroristes menées le 7 octobre contre Israël par le Hamas, le conflit déborde donc lentement mais sûrement hors de son épicentre. En Irak et en Syrie, les milices chiites pro-iraniennes multiplient les attaques contre les bases américaines. En mer Rouge, les houthistes yéménites proches de l’Iran envoient leurs missiles contre les navires étrangers et s’en prennent même aux hélicoptères américains. L’armée israélienne et le Hezbollah, bras armé de l’Iran au Liban, s’affrontent régulièrement dans la zone frontalière.
L’Iran, qui depuis la révolution de 1979 désigne Israël comme un ennemi de l’islam, apparaît comme le principal bénéficiaire régional de la spectaculaire attaque du Hamas. Avec ses affidés…
L’Iran, qui depuis la révolution de 1979 désigne Israël comme un ennemi de l’islam, apparaît comme le principal bénéficiaire régional de la spectaculaire attaque du Hamas. Avec ses affidés qui jouent pour lui une guerre par procuration au Moyen-Orient et son programme nucléaire revivifié, la République islamique pose un défi nouveau à l’Occident.
De la même manière que Netanyahou pensait avoir neutralisé la question palestinienne en l’immobilisant dans un conflit de basse intensité, Joe Biden espérait avoir canalisé le conflit avec l’Iran. L’été 2023 avait permis la libération de plusieurs prisonniers américains, en échange du dégel de fonds bloqués en faveur de la République islamique. Le silence relatif des mouvements financés et armés par Téhéran dans la région avait donné l’illusion de la tranquillité, tandis que le programme d’enrichissement nucléaire avait même un peu ralenti sa cadence infernale. Mais le 7 octobre a tout changé et fait voler en éclats cette fragile accalmie. Depuis la semaine dernière, les États-Unis et le Royaume-Uni sont en conflit direct avec les houthistes, dont ils ont frappé les bases au Yémen pour essayer de rétablir la circulation maritime dans la mer Rouge.
Quant au dossier nucléaire, il a repris sa vitesse de croisière. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dénonce l’accélération de l’enrichissement de l’uranium à 60 %, passé de 3 à 9 kg par mois. L’Iran a sans doute suffisamment de matière pour fabriquer trois bombes atomiques. Au seuil nucléaire, possédant désormais des connaissances intangibles, les Iraniens ont mis en échec des années de négociations diplomatiques avec les Occidentaux, de même que toutes les tentatives israéliennes de réduire leur avancée vers la bombe par des assassinats ciblés de scientifiques ou des attaques informatiques. « C’est comme si toutes ces années d’efforts de la diplomatie française n’avaient servi à rien », regrette un diplomate français très engagé sur le sujet. Il n’y a pas si longtemps, le fait que l’Iran se retrouve si proche de la bombe aurait provoqué une crise majeure avec les Occidentaux. Mais faute de plan B, leurs diplomaties restent aujourd’hui d’une grande discrétion sur le sujet. En 2006, la dernière guerre entre Israël et le Hezbollah n’avait pas entraîné un conflit régional. C’est la question que tout le monde se pose aujourd’hui : l’embrasement des fronts par l’Iran et ses alliés au sein de « l’axe de la résistance » peut-il généraliser la guerre ?
La prudence de la communication iranienne prouve sans doute que Téhéran ne recherche pas un conflit direct avec les Occidentaux ou les Israéliens. Depuis le 7 octobre, les intérêts de l’Iran dans la région progressent sans qu’il ait eu besoin de tirer un seul coup de feu. « Une master class de géopolitique, commente un diplomate. Sans s’investir directement, les Iraniens ont réussi à remettre en cause le processus de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, à faire remonter l’antisémitisme dans le monde et à se présenter, face à l’inutilité de l’Autorité palestinienne, comme les leaders de l’axe de la résistance. » Le pouvoir iranien qui, pas plus que les régimes arabes, n’avait montré d’attention particulière pour la cause palestinienne avant le 7 octobre, ne veut pas mettre en danger le Hezbollah, son meilleur outil de dissuasion, sa force de protection la plus puissante dans la région, en l’exposant, avec son immense arsenal de missiles et de roquettes, à d’éventuelles représailles de la part d’Israël ou des États-Unis. Il a jusqu’à présent fait attention de ne pas donner d’excuse à une éventuelle opération militaire. Mais Téhéran est prêt à faire la guerre à ses ennemis en actionnant ses bras armés, qui eux-mêmes utilisent le conflit pour renforcer leur position hiérarchique à Téhéran et augmenter la pression visant à chasser les Américains de la zone.
Son influence se développe d’autant plus vite dans la région que l’Iran n’est plus isolé. Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, Téhéran peut compter sur le soutien de Pékin et de Moscou, y compris sur le dossier nucléaire. L’Iran s’appuie sur ses deux alliées, membres du conseil de sécurité de l’ONU et grandes puissances, pour détourner l’embargo occidental et, grâce au veto russo-chinois, court-circuiter toute éventuelle nouvelle sanction aux Nations unies. En échange, Téhéran fournit des armes à la Russie et du pétrole à la Chine. En 2003, la désastreuse intervention américaine en Irak avait provoqué une bascule régionale en faveur de l’Iran. En 2013, le refus de Barack Obama d’intervenir en Syrie pour y faire respecter sa ligne rouge sur les armes chimiques, avait créé un nouvel appel d’air pour l’Iran dans la région. La guerre entre Israël et le Hamas sera-t-elle un nouvel ascenseur pour l’influence iranienne ?
Pas davantage que l’Iran, les États-Unis ne veulent s’engager dans une escalade guerrière au Moyen-Orient. En politique étrangère, Joe Biden a repris l’héritage de ses deux prédécesseurs, Donald Trump et Barack Obama, qui avaient engagé l’Amérique, pressée de s’investir davantage en Asie face à la Chine, sur un chemin de retrait des affaires d’Europe et du Moyen-Orient. Washington, qui ne veut plus avoir à résoudre des conflits par la force, a jusque-là réussi à éviter l’escalade, y compris en dissuadant Israël d’intervenir contre le Hezbollah au Liban dans les premiers jours qui ont suivi le 7 octobre. Mais la Maison-Blanche a signifié aux houthistes qu’elle restait prête à s’engager pour répondre aux provocations de l’Iran et de ses affidés dans la région. Après l’Ukraine, le Moyen-Orient a rappelé aux dirigeants américains qu’il leur serait difficile de quitter les lieux aussi rapidement…
A fortiori car les pays de la région ne montrent guère d’appétence pour s’engager à côté de l’Iran et de la Russie. Le gouvernement libanais, impotent, est incapable de contrôler, ni même de contenir le Hezbollah. L’Arabie saoudite ne veut ni faire dérailler les négociations avec les houthistes, ni s’aliéner les populations arabes, ni renoncer entièrement à son rapprochement avec Israël. Riyad et les pays du Golfe, qui ont eu le sentiment d’avoir été abandonnés par Washington quand la Maison-Blanche a commencé à lever le pied dans la région et concentré ses efforts sur la prolifération nucléaire plus que sur les conquêtes des milices chiites proiraniennes, se sont rapprochés de Moscou et, pour certains, de Téhéran. L’Égypte et les autres puissances arabes restent, elles aussi, dans l’expectative, forçant, une fois de plus, une coalition formée par les États-Unis et leurs alliés à agir pour rétablir l’ordre et le droit international et éviter que les conflits dégénèrent en guerre ouverte.
Mais depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, chaque nouveau front impliquant de près ou de loin les Occidentaux joue en faveur de ce qu’on appelle imparfaitement les pays du « Sud global », en augmentant le sentiment antiaméricain. Et dans cet environnement explosif, où les lignes rouges peuvent être comprises différemment par les uns et par les autres et les incidents dégénérer en quelques heures, la situation « pourrait aisément se métastaser », comme l’a dit le secrétaire d’État Antony Blinken. À plus forte raison si Benyamin Netanyahou fait le choix d’une guerre longue pour assurer sa survie politique. Mais, même s’il met fin aux opérations israéliennes à Gaza, les efforts de l’Iran pour chasser les Américains de la région et diminuer leur influence primeront toujours sur la guerre entre Israël et le Hamas.