ENQUÊTE Contrairement aux Etats-Unis, la France fait du Hezbollah l’un de ses interlocuteurs clés au Liban. Une stratégie assumée par Emmanuel Macron, mais décriée, surtout au vu de ses maigres résultats.
Par Antoine Izambard (envoyé spécial à Beyrouth), Challenes.fr
Après une nuit intense de bombardements qui a vu Tsahal frapper une dou zaine de fois des positions du Hezbollah à Beyrouth, les drones israéliens rodent dans le ciel azur de la capitale libanaise ce 21 octobre. Leur bourdonnement inquiétant résonne jusque dans le bunker de l’ambassade de France, que protège un antique blindé noir de l’armée libanaise, dans le quartier de Badaro. Les diplomates sont à pied d’œuvre : préparation d’une conférence internationale pour soutenir le Liban, prévue à Paris le 24 octobre, échanges avec la partie américaine concernant la tournée au Moyen-Orient que vient d’entamer le secrétaire d’Etat Antony Blinken… La mission de défense de l’ambassade, l’une des plus étoffées du réseau français, finalise aussi une cérémonie particulière, moins exposée aux feux brûlants de l’actualité : la commémoration des victimes de l’attentat de l’immeuble Drakkar, perpétré par la milice chiite en 1983 à Beyrouth et tuant 58 militaires français – le plus meurtrier pour les forces tricolores lors d’une opération extérieure. Le lendemain, dans le silence pesant de la Résidence des Pins, vaste palais de style ottoman où logent les ambassadeurs français, la République pleurera ses morts. A l’heure où Paris clame plus que jamais la nécessité de discuter avec le Hezbollah pour tenter de dénouer les crises régionales, il y a là comme un paradoxe, une étrangeté propre à cet « Orient compliqué », selon la formule du général de Gaulle. Honni du temps de François Mitterrand, pris en compte par Jacques Chirac, le mouvement pro-iranien est devenu un interlocuteur assumé par Emmanuel Macron. Comment ? Entre coups diplomatiques, réunions secrètes entre espions et indignation d’une partie de la classe politique libanaise, voici le récit de cette relation sulfureuse.
« Un pas supplémentaire »
6 août 2020, Résidence des Pins. Quarante-huit heures après les terribles explosions du port de Beyrouth, qui ont ravagé un tiers de la ville, le président français débarque dans la capitale libanaise. Attendu quasiment en messie, Emmanuel Macron a convié les différentes composantes politiques du pays. Le but affiché : les enjoindre de s’entendre et de mener enfin les réformes qui sortiraient le pays des crises politiques et économiques qui le rongent depuis plus d’un an. Autour de la table se trouve un homme au costume sombre et aux fines lunettes, Mohammad Raad, le chef du bloc parlementaire du Hezbollah. La présence de cet idéologue de la milice jaune et verte n’a rien d’anodin. Pour la première fois depuis la naissance du « Parti de Dieu » en 1982, un président français accepte d’échanger directement avec l’un de ses membres. « Jusqu’à présent, c’était surtout nos ambassadeurs ou nos agents de renseignement qui maintenaient le canal ouvert, confie un diplomate français. Là, c’est vrai que le président a voulu franchir un pas supplémentaire, compte tenu du drame du port, et placer les dirigeants libanais face à leurs responsabilités. Et pour cela, il est indispensable de parler à l’acteur le plus influent, c’est-à-dire le Hezbollah. »
Dans la foulée, Emmanuel Macron missionne le patron de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), Bernard Emié, afin d’aider le Liban à mener les réformes tant attendues. Ambassadeur dans le pays de 2004 à 2007, le maître-espion Le Premier ministre libanais Najib Mikati, son ministre des Affaires étrangères et Emmanuel Macron, à la conférence internationale de soutien au Liban, à Paris, le 24 octobre. A l’initiative du président français, l’événement a permis de lever 800 millions d’euros pour aider les populations déplacées à cause de la guerre entre Israël et le Hezbollah. connaît par cœur le marigot local. Au printemps 2006, alors que le Hezbollah venait de conclure un accord politique contre-nature avec le Courant patriotique libre, parti chrétien du général Aoun, il avait même rencontré dans des conditions rocambolesques le leader du mouvement, Hassan Nasrallah, dans le but de mieux cerner les raisons de cet improbable deal. « Nasrallah changeait d’endroit tous les deux jours et Emié avait eu droit à la totale : rendez-vous dans un parking, changement de voitures, vitres cachées pour ne pas voir où il allait », se souvient un autre diplomate. Près de quinze ans plus tard, le chef de la DGSE va tomber sur un os, tant le Hezbollah se montre peu désireux de sortir le pays du Cèdre de l’impasse dans laquelle il se trouve. C’est notamment le cas pour le choix du poste de président, vacant depuis le départ de Michel Aoun en octobre 2022. Paris donne pourtant des gages en décidant contre toute attente, au printemps 2023, de ne pas mettre son veto au candidat proposé par le Hezbollah, le leader maronite Sleiman Frangié, ami de Bachar al-Assad. La pilule est dure à avaler pour de nombreux responsables libanais, qui voyaient la France comme un rempart face à la milice chiite.
Rencontré il y a quelques mois dans son nid d’aigle de Bikfaya, à quarante minutes à l’est de Beyrouth, Samy Gemayel, le chef du parti Kataeb (ex-Phalanges libanaises) et neveu du président Bachir Gemayel assassiné en 1982, ne décolérait pas. « Ce positionnement de la France vis-à-vis du Hezbollah est insensé, c’est comme si votre pays ne savait plus où il habite, ne reconnaissait plus ses partenaires historiques, ses vrais amis », pestait le député maronite de 42 ans, qui est régulièrement menacé de mort par le mouvement pro-iranien.
« Cancer pour notre pays »
Si l’hypothèse Frangié a, depuis, fait long feu, aucun nom ne faisant consensus, l’attitude de Paris à l’égard de l’organisation chiite continue d’interroger de nombreux Libanais de la capitale. « Je peux admettre que pour des raisons de realpolitik, il faille discuter avec le Hezbollah, mais je doute de l’influence que nous pouvons exercer sur un parti extrémiste aux mains de l’Iran, fait valoir un homme d’affaires attablé à l’hôtel Smallville, QG des révoltés de 2019 qui manifestaient contre la vie chère et l’incurie politique. La France doit aussi comprendre que ce mouvement est un véritable cancer pour notre pays. » Du côté des alliés de la milice chiite, le son de cloche est logiquement tout autre. « Le gouvernement français a raison de parler à tout le monde, il ne peut pas décréter qu’il y a les bons et les méchants au Liban », plaide Fadi Alamé, président de la commission parlementaire des Affaires étrangères du Parlement libanais, dont le parti Amal est allié au Hezbollah.
« Maintenir un canal ouvert »
Cette posture ancrée depuis la fin des années 1990 est également appréciée à Téhéran, où le président du Parlement, Mohammad Ghalibaf, a émis récemment l’idée que la France serve d’intermédiaire entre Israël et le parti chiite pour négocier un cessez-le-feu au Liban. Des propos aussitôt salués par le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu. « On dit souvent que la voix de la France n’est plus écoutée. La réalité montre tout l’inverse », s’est-il félicité, le 20 octobre, dans La Tribune Dimanche. Alors que Jean-Yves Le Drian a été désigné envoyé personnel d’Emmanuel Macron au Liban en juin 2023 – « Il faut parler au Hezbollah », clamaitil en une de la même Tribune Dimanche le 13 octobre –, cette doctrine française est très chiraquienne. « Jacques Chirac, notamment après l’assassinat en 2005 de Rafic Hariri [Premier ministre du Liban] dont il était très proche, avait bien perçu qu’Hassan Nasrallah représentait une démographie chiite en plein essor et qu’il fallait donc lui parler, précise Maurice Gourdault-Montagne, ancien sherpa du président Chirac. Et puis le Hezbollah des années 1980 n’est pas celui des années 1990, qui n’est pas celui des années 2000. »
En 2013, la France a ainsi pesé de tout son poids pour que l’Union européenne classe uniquement la branche armée du Hezbollah comme terroriste et non l’ensemble de l’organisation, comme le font les Etats-Unis ou Israël. Cette distinction, dont Paris assure qu’elle lui permet de continuer à « maintenir un canal ouvert » avec la milice chiite, a été qualifiée en 2020 de « fiction » par le secrétaire d’Etat de Donald Trump, Mike Pompeo. « La question à se poser en priorité est : “Quels résultats obtenons-nous via ce canal ?”, s’interroge un diplomate, qui a rencontré plusieurs fois des élus du Hezbollah. La réponse est : “pas grand-chose”. Disons qu’elle a le mérite de montrer que la France est au cœur du jeu et que les Américains, qui ne parlent pas directement au Hezbollah, sont friands de nos comptes-rendus. » D’un point de vue opérationnel, la France se targue de quelques succès. Par exemple, à l’été 2011, après une attaque attribuée au Hezbollah contre des Casques bleus français de la Finul au Sud-Liban, le chef de l’état-major particulier de Nicolas Sarkozy, le général Benoît Puga, missionne Bernard Squarcini, à la tête de la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI, ancêtre de la DGSI). Le « Squale », qui coopère avec la Syrie en matière antiterroriste, s’envole pour Damas où il rencontre un représentant du Hezbollah et Ali Mamlouk, le puissant patron des Moukhabarat, les services secrets syriens, parrains de la milice chiite. Ordre est donné d’arrêter d’attaquer la Finul. En échange, le Hezbollah fait une demande un brin baroque à la France : remplacer les chenilles des chars Leclerc dont le bruit irrite les chefs de village au Sud-Liban par des roues. La requête est acceptée et les attentats visant la Finul cesseront durant quelques mois. «
Affaiblie, mais pas morte »
A l’inverse, le Hezbollah et ses alliés ont aussi joué de sales tours aux Français. En octobre 2013, alors que l’organisation chiite a permis à Bachar al-Assad de s’accrocher au pouvoir, les services syriens font savoir au patron du Renseignement intérieur libanais, Abbas Ibrahim, un chiite proche du Hezbollah, qu’ils aimeraient rencontrer leurs homologues français. Paris missionne le chef de poste de la DGSE et l’officier de liaison de la DCRI à Beyrouth. Le rendez-vous doit avoir lieu côté libanais, au niveau du postefrontière de Masnaa. Sauf que les hommes d’Abbas Ibrahim qui conduisent le véhicule ne s’arrêtent pas à l’endroit prévu, et filent jusqu’à Damas où les attend Ali Mamlouk, dont la seule ambition était d’humilier la France, pays parmi les plus hostiles à Al-Assad. L’épisode provoquera la colère de François Hollande. « Le Hezbollah est un mouvement extrêmement structuré, militaire, qui n’a rien à voir avec Daech ou Al-Qaida, confie un espion français passé par Beyrouth. Mais le problème est que compte tenu de ses allégeances diverses, on ne sait jamais vraiment si on parle à Damas, Téhéran ou aux chiites libanais. »
Ces liens entre Paris et le « Parti de Dieu » pourraient toutefois être revisités après la décapitation par Israël de l’état-major sécuritaire du Hezbollah fin septembre. Plusieurs observateurs assurent même que le mouvement ne s’en relèvera pas. « Il faut être très prudent, nuance Michel Hélou, secrétaire général du Bloc national, parti laïc d’opposition libanais. L’organisation est extrêmement affaiblie, mais elle n’est pas morte. Surtout, les bombardements israéliens scandalisent tellement les Libanais qu’ils peuvent se radicaliser et donc jouer le jeu du Hezbollah. » Du côté du Quai d’Orsay, on insiste aussi sur l’importance des combats au Sud-Liban. « L’opération bipeurs, la mort de Nasrallah et les frappes sur Beyrouth sont terribles pour le Hezbollah en termes d’image, indique un diplomate précité. Mais ce que l’on voit de la guerre dans le sud du pays évoque une autre histoire. Ses combattants se battent avec acharnement et veulent attirer Israël dans un piège. La résistance qu’ils afficheront sera cruciale pour l’avenir du mouvement. »
L’un des meilleurs connaisseurs du sujet, Joseph Bahout, directeur de l’Institut Issam Fares à l’Université américaine de Beyrouth, soutient lui aussi qu’il ne faut pas l’enterrer. « Le Hezbollah est en mode survie avec une priorité totale donnée au terrain, observe le professeur en sciences politiques. Mais en même temps, il se prépare à la bataille politique qui vient. Ses élus restent très actifs. » L’expert, qui habite à proximité de la banlieue sud de Beyrouth et dénonce la « vie insupportable » infligée par Israël aux Beyrouthins, notamment le recours permanent aux drones qui participent « de la guerre psychologique », se montre aussi critique sur la stratégie française. « Il est plutôt logique que Paris veuille parler à tout le monde mais la France a toujours tendance à croire qu’elle est plus puissante qu’elle ne l’est réellement. » Un jugement que partage l’ex-cadre de la DGSE, Alain Chouet, qui a rencontré Nasrallah au début des années 2000. « Nous faisons ce que nous pouvons au Liban, un pays qui nous est cher, mais n’oublions pas que pour avoir une diplomatie crédible dans la région, il faut une force militaire et de l’argent. Or nous n’avons ni l’un ni l’autre. » Pour dîner avec le diable, il faut une très longue cuillère.