Dans la tête de Peter Thiel, le milliardaire provoc' qui parraine la droite américaine

Dans la tête de Peter Thiel, le milliardaire provoc' qui parraine la droite américaine
الأربعاء 21 مايو, 2025

Portrait. Présent dans les domaines de la tech, de la finance et de la politique, le protecteur de J.D. Vance s’est imposé dans l’univers trumpiste.

Par Hélène Vissière (à Washington). L'Express.

Au printemps 2024, Peter Thiel s’active en coulisses. Alors que Donald Trump est en train de chercher un colistier, ce milliardaire de la tech monte une offensive pour qu’il choisisse son protégé, J.D. Vance, le sénateur de l’Ohio. Il appelle le candidat républicain, met la pression sur son équipe de campagne, mobilise ses alliés dans la Silicon Valley pour qu’ils vantent ses mérites. Et obtient gain de cause : J.D. Vance est mis en orbite pour devenir le futur vice-président. C’est une victoire de taille pour Peter Thiel, assuré d’avoir un allié dans la place qui pourra influer sur la politique et prendre éventuellement la relève, car il pense déjà à l’après-Trump.

Cet immigré allemand de 57 ans arrivé enfant aux Etats Unis avec sa famille est moins visible qu’Elon Musk. Il ne passe pas sa vie dans le bureau Ovale comme le patron de Tesla et n’a pas de fonction au gouvernement. Mais il joue un rôle très actif en coulisses. Peter Thiel s’est distingué en 2016 en devenant le premier grand patron de la tech à soutenir Donald Trump. Une incongruité dans une Silicon Valley jusque-là plutôt à gauche. Dans la foulée, il a converti nombre de techno-entrepreneurs qui ont donné des millions de dollars à la campagne de l’ex-promoteur immobilier en 2024. En échange, ils ont obtenu l’assouplissement des réglementations en matière de cryptomonnaies ou d’intelligence artificielle…

Peter Thiel, qui a investi à fond dans ces deux secteurs, peut pavoiser. Ses sociétés ont tout à gagner du retour au pouvoir de Donald Trump. Notamment Palantir, une entreprise d’analyse de données qu’il a cofondée en 2003. Censée, au départ, traquer les terroristes pour la CIA et le FBI, elle s’est étendue et a obtenu nombre de contrats publics. Palantir s’est vue confier récemment par la police de l’immigration la création d’une plateforme pour surveiller le mouvement des migrants. Elle a aussi des contrats militaires avec Anduril, un fabricant de drones également dans le portefeuille de Thiel, et espère participer au projet de construction d’un bouclier antimissile.

Monsieur "Provoc'"
En bon joueur d’échecs, le techno-entrepreneur dont la fortune est évaluée à 20 milliards de dollars prépare déjà les coups suivants. Ces trois derniers mois, il a ressorti son chéquier et déboursé 1,3 million de dollars pour financer les campagnes de plusieurs candidats républicains à la Chambre des représentants, le gros enjeu des midterms de 2026. Les conservateurs ont une faible majorité et vont devoir se battre pour la conserver.

Si les contributions politiques de Peter Thiel sont importantes, elles restent relativement modestes comparées à celles d’autres gros bailleurs de fonds républicains – Elon Musk a déboursé près de 300 millions en 2024. Son influence se fait sentir en revanche sur le plan idéologique. "Il s’intéresse depuis des décennies à façonner le paysage politique, à l’inverse des autres dirigeants de la tech", observe Eoin Higgins, auteur de Owned, un ouvrage sur les entrepreneurs de la Silicon Valley. Et il poursuit une vision bien plus révolutionnaire.

Ce personnage introverti s’est toujours présenté comme un anticonformiste qui adore la provocation. Etudiant à Stanford, il cofonde déjà une revue conservatrice pour présenter "une vue alternative" sur le campus de gauche. Avant l’heure, il dénonce le wokisme, les politiques de diversité et d’inclusion… Avec David Sacks, son camarade de fac, il écrit The Diversity Myth dans lequel il dénonce le politiquement correct qui étouffe, selon lui, la vie intellectuelle.

Après Stanford, Peter Thiel s’associe à un brillant informaticien pour créer PayPal, un service électronique de transferts d’argent qu’il revend à eBay pour 1,5 milliard de dollars. Devenu soudainement riche, il crée dans la foulée des sociétés de capital-risque et finance avec flair des start-up émergentes : Airbnb, SpaceX et Facebook, dont il devient le premier investisseur extérieur. Il empoche un milliard de dollars lorsqu’il revend ses parts en 2012.

L’entrepreneur cultive parallèlement une image d’intellectuel à contre-courant. Il publie plusieurs essais philosophico-politiques souvent filandreux. Il se dit "libertarien," donc hostile à l’Etat et à ses ingérences, mais affirme que sa foi est le "prisme à travers lequel [il] regarde le monde". Comme toute la Silicon Valley, Peter Thiel rêve d’un techno-paradis sans réglementations ni contraintes. Avec le temps, il affiche des vues de plus en plus nationalistes, flirtant même avec les suprémacistes blancs. Il déplore le déclin américain causé par les élites et la mondialisation, milite contre l’immigration, critique la Chine et suggère que des champions comme Google sont des nids d’espions chinois.

Villes flottantes
Le milliardaire est influencé par Curtis Yarvin, un ex-informaticien blogueur d’extrême droite pour qui la démocratie n’a plus de raison d’être et devrait être remplacée par un régime autoritaire dirigé par "un dictateur". Il y a des échos de Yarvin dans l’essai du fondateur de PayPal en 2009. "Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles", clame-t-il, à cause en partie "de la vaste hausse du nombre de bénéficiaires de l’Etat providence" et de l’extension du droit de vote aux femmes, deux catégories "notoirement" peu favorables aux libertariens. Sa solution, c’est de fonder des colonies dans l’espace ou sur les mers. Ce passionné de Tolkien, – il a lu une dizaine de fois la trilogie du Seigneur des anneaux et plusieurs de ses sociétés portent des noms inspirés du roman –, utilise sa fortune pour développer un projet de villes flottantes dans les eaux internationales, qui seraient donc indépendantes des Etats, et accessoirement ne seraient plus soumises à l’impôt.

Peter Thiel est "un personnage très complexe. Il n’est pas facile de résumer son idéologie politique", note Rob Lalka, spécialiste de la Silicon Valley à l’université de Tulane. D’autant qu’elle n’est pas toujours "cohérente", écrit Max Chafkin, dans sa biographie The Contrarian. C’est un euphémisme ! Il est bourré de contradictions. Il est contre l’Etat mais est nostalgique des grands projets publics lancés au XXe siècle comme le Manhattan Project, à l’origine de la bombe atomique. Il défend les libertés et la vie privée mais a servi d’informateur au FBI. Lui, grand militant de la liberté d’expression, se vante d’avoir torpillé Gawker, un site d’information qui a publié des articles peu flatteurs et révélé qu’il était gay. Pour se venger, il a financé en secret le procès que le catcheur Hulk Hogan a engagé contre le site pour avoir diffusé une vidéo de ses ébats sexuels. Ce dernier a obtenu 140 millions de dollars de dommages et intérêts, provoquant la faillite de Gawker.

L’investisseur, même s’il n’a rien d’un brillant orateur, est vénéré par des légions de fans. A gauche, en revanche, il devient un anti-héros. Il a inspiré un personnage de la série télé satirique Silicon Valley qui se fait transfuser le sang d’un jeune homme dans le but de rajeunir. Le vrai Thiel, obsédé par l’immortalité, donne de l’argent à toutes sortes de travaux pour allonger la durée de vie et a évoqué l’idée de ce traitement vampirique.

2016, le tournant politique
Discrètement, il parraine toute une constellation de publications, d’influenceurs, de podcasteurs, de think tanks… Il distribue des bourses et des subventions à de jeunes étudiants et innovateurs et se constitue ainsi un réseau de fidèles chargés de diffuser sa bonne parole. On lui doit "la création d’une idéologie qui en est venue à définir la Silicon Valley : il faut poursuivre sans relâche le progrès technologique, sans se soucier ou très peu des coûts potentiels ou des dangers pour la société," souligne Max Chafkin.

Il se lance en politique en soutenant divers libertariens et conservateurs, certains très extrémistes. Et contribue à l’élection au Sénat de Ted Cruz au Texas et de Josh Hawley dans le Missouri. Contrairement aux gros bailleurs de fonds habituels, il ne cherche cependant pas à mettre en place une organisation politique. Pour lui, les candidats ressemblent aux créateurs de start-up qu’il finance en espérant qu’ils deviendront un bon investissement.

Le tournant politique a lieu en 2016. A la surprise générale, il parie sur Donald Trump, vu comme un véhicule pour avancer ses idées, et contribue à hauteur de 1,2 million de dollars à sa campagne. Le président américain est "sous beaucoup d’aspects, l’incarnation parfaite du projet politique qu’il poursuit", estime Max Chafkin. Il est anti-immigration, anti-Chine, antiwoke, climatosceptique… Il est également "le candidat toujours prêt à exprimer l’inexprimable", ajoute le biographe.

Peter Thiel, d’habitude plutôt dans l’ombre, prononce à l’époque un discours à la convention républicaine : "Il est temps de reconstruire l’Amérique", lance-t-il en expliquant que l’économie est en piteux état et qu'"au lieu d’aller sur Mars, on a envahi le Moyen-Orient". Donald Trump "va nous ramener à un brillant avenir", promet-il avant de clamer qu’il est gay. On lui octroie un bureau et il participe à l’organisation de la nouvelle administration. Peter est "un type très spécial", affirme le président en le remerciant lors d’une rencontre avec des grands patrons de la tech. Donald Trump saisit ensuite sa main et, dans un geste étrange, se met à la caresser pendant que le techno-entrepreneur arbore un sourire crispé.

Désillusions
Ce dernier déchante vite. Donald Trump n’est pas assez révolutionnaire à son goût, ses alliés n’obtiennent que peu de postes… "Voter pour Trump, c’était comme un appel au secours pas très bien exprimé", déclare-t-il dans une interview au magazine The Atlantic en 2023. Le premier mandat "a été bien plus fou que ce que je pensais. Plus dangereux aussi. Ils ne sont pas arrivés à faire marcher les éléments les plus basiques du gouvernement". Il prend ses distances et refuse de contribuer à la campagne de réélection de Donald Trump en 2020.

Il finance en revanche deux ans plus tard deux candidats trumpistes lors des élections de mi-mandat, dont J.D. Vance. En 2011 alors étudiant à Yale, le jeune Vance a été très marqué par une conférence de Thiel. Il y déplorait l’absence d’avancées technologiques. La faute selon lui aux élites qui étouffent l’innovation. Ça a été "le moment le plus significatif" de mes études, dira J.D. Vance. Quelques années plus tard, Peter Thiel l’embauche dans sa société de capital-risque. Il écrit la préface de ses mémoires Hillbilly Elegy puis contribue à son fonds d’investissement. Les deux hommes mettent de l’argent dans Rumble, un YouTube de droite, dans une application catholique de prières… Le milliardaire encourage son protégé à briguer un siège de sénateur dans l’Ohio et donne 15 millions de dollars à sa campagne, une somme inégalée pour un prétendant au Sénat. Il l’amène également à Mar-a-Lago et réussi à lui obtenir le soutien de Donald Trump. Vance qui, dans le passé, a pourtant comparé l’ex-président à Hitler, remporte le scrutin.

Mais l’investisseur semble désillusionné. Malgré les promesses des années 1950 et 1960, il n’y a toujours pas eu d’inventions qui ont révolutionné le monde et la condition humaine. "On voulait des voitures volantes, au lieu de ça, on a eu 140 signes", répète-t-il en référence à Twitter. Lui-même a abandonné l’idée de colonies offshore. Il parait tout aussi déçu par les candidats qu’il a fait élire. Il boude la présidentielle de 2024 et refuse de donner 10 millions de dollars à Donald Trump, raconte-t-il toujours dans The Atlantic. L’ex-président, furieux, le traite dans son dos de "sale connard".

Son retrait de la politique s’explique peut-être également par les attaques sur sa vie privée. On apprend que ce père de deux enfants marié à un financier entretenait depuis des années une liaison avec Jeff Thomas, un mannequin influenceur à qui il a offert une voiture de sport de 300 000 dollars et qu’il loge dans une maison de 13 millions en Californie. Quelques mois plus tard, Thomas meurt en tombant de son balcon. Un suicide apparemment.

Même s’il est resté en marge, l’élection de Donald Trump est "une victoire pour Thiel", estime Eoin Higgins. "On trouve au gouvernement nombre de gens qui ont travaillé à ses côtés, qu’il a inspirés ou viennent d’entreprises où il a mis de l’argent." Son vieux copain David Sacks, un des cadres de PayPal, est conseiller spécial sur l’intelligence artificielle et la cryptomonnaie. Michael Kratsios, un ancien employé du milliardaire, dirige le bureau sur la politique de la science et de la technologie. Jim O’Neill, un autre ex-salarié, a été annoncé comme n° 2 au ministère de la Santé. Jacob Helberg, conseiller de Palantir, est nommé sous-secrétaire d’Etat à la Croissance économique, l’Energie et l’Environnement. Sans oublier J.D. Vance, "à un cheveu de la présidence", poursuit le professeur Lalka. "Les idées défendues par Thiel pendant des années sur la façon de gouverner sont maintenant mises en œuvre par les gens de son sérail et influencent le parti". Et elles ne sont pas près de disparaître, surtout si J.D. Vance reprend le flambeau du trumpisme.