Pays de la liberté d'expression célébré par Tocqueville, les Etats-Unis sont devenus un repoussoir où un seul sentiment domine : la peur. Dominique Moïsi nous livre ses sombres impressions de voyage dans l'Amérique de Trump.
La Cité de la peur. C'était le titre d'un film comique à succès, sorti en 1994. Sous Donald Trump II, l'Amérique serait-elle devenue Le pays de la peur»?
Il ne faut certes pas tomber dans la paranoïa. A mon arrivée il y a quelques jours à l'aéroport J. F. Kennedy, à New York, personne n'a contrôlé le contenu de mon ordinateur ou de mon téléphone portable. L'accueil a même été particulièrement aimable, comme si le douanier voulait, par sa bonhomie et son seul sourire, redresser le soft power de son pays.
Ne surtout pas parler de politique
Et pourtant. De l'univers des fonctionnaires à Washington à celui des affaires à New York, en passant bien sûr par l'université Harvard, la peur est devenue le sentiment dominant. Celui qui unifierait presque une société américaine qui n'a jamais été à ce point divisée.
Cette peur commence par la réticence à s'exprimer librement: surtout ne pas parler de politique. Un sujet trop déprimant pour les uns, trop dangereux pour les autres. Le climat de l'Amérique aujourd'hui évoquerait presque celui de la France à l'heure de l'affaire Dreyfus. Surtout ne pas prendre le risque d'ajou ter le désordre à la confusion. Et ne pas reproduire cette célèbre caricature du temps de l'affaire: Ils en ont parlé.
A Harvard, la peur est devenue existentielle. L'université survivra-t-elle à la guerre, engagée contre elle, par le président des Etats-Unis ? L'argent est une arme redoutable. Des professeurs se demandent très sérieusement s'ils doivent poursuivre leur carrière à l'étranger (non pas au Canada, c'est trop près de l'Amérique), mais en Grande-Bretagne (à Oxford ou à Cambridge par exemple). Et ce, en attendant des jours meilleurs.
Les scientifiques sont particulièrement terrorisés par l'attaque frontale contre la science, à laquelle ils doivent faire face. Adieu, les prix Nobel américains. L'inquiétude a aussi gagné le milieu des affaires. Les cadres dirigeants, que j'ai pu rencontrer cette semaine, avaient perdu tout enthousiasme à l'égard de Trump. Chaque jour est porteur d'une nouvelle, plus inquiétante, plus extravagante que les précédentes, me disait l'un d'entre eux, qui ne cachait pas avoir voté Trump en novembre dernier.
Peur pour leur carrière, peur de brusquer ou de choquer leurs collègues, ces personnalités du monde des affaires adoptaient un profil bas. Un président obsédé par le business, et qui se comporte comme le dirigeant d'une grande compagnie familiale privée (sinon comme un despote africain), est-ce vraiment bon pour les affaires?s'interrogeait-il.
Plus inquiétant encore, pour l'avenir du pays, il y a cette peur de tous ces fonctionnaires qui sont tenus à un devoir de loyauté, non plus, semble-t-il, à l'égard d'un pays, mais à l'égard d'un homme. "Je croyais être à Pékin, pas à Washington. Mes interlocuteurs avaient peur." C'est en ces termes qu'un très haut diplomate asiatique, familier de l'Amérique et de la Chine, me résumait, il y a quelques jours, l'impression dominante qu'il avait reti-rée de ses entretiens avec ses homologues américains.
Washington, le nouveau Pékin
Ce n'était pas seulement l'embarras de leur propos qui l'avait frappé. C'était aussi leur apparence. Ils sont nombreux désormais, ajoutait-il, à porter des cravates de couleur rouge. La lutte contre la diversité commencerait-elle par un détail vestimentaire? A Pékin, au temps de Mao, il convenait d'avoir à portée de main Le Petit Livre rouge. A Washington sous la présidence de Trump II, il est bon, pour afficher une loyauté qui ne doit pas être mise en doute, d'arborer les couleurs du Parti républicain.
L'Amérique était le pays de la liberté d'expression. Celui vers lequel nous devions nous tourner, non pas pour la copier de manière servile, mais pour bénéficier d'une vue plus juste, de ce qui serait bon pour nous, écrivait Alexis de Tocqueville, dans La Démocratie en Amérique. De modèle hier, l'Amérique est devenue un avertissement, sinon un repoussoir aujourd'hui.
Au lendemain du 11 septembre 2001, les pays européens alliés de l'Amérique avaient invoqué l'article 5 de la charte de l'Otan pour venir au secours de leur grand frère blessé. Une aide que Washington avait déclinée, non sans arrogance. Pour qui vous prenez-vous? Nous n'avons besoin de personne (et surtout pas de vous), semblaient nous dire les Américains. Aujourd'hui, alors que la menace ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur, ce qui est en jeu n'est rien moins que l'âme de l'Amérique.
Dominique Moisi est géopolitologue. Les echos