Groupe de pays créé entre 2009 et 2011, les Brics — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — viennent d’accueillir six nouveaux membres : l’Arabie saoudite, l’Argentine, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran. Si elle est trop diverse pour proposer une vision commune de l’ordre international, cette alliance illustre la nouvelle géopolitique : celle d’un monde « à la carte ».
par Pierre Hazan - Le Monde Diplomatique
Les règles du jeu sont âprement négociées entre un Occident en perte d’hégémonie et ce que l’on nomme un Sud « global » loin d’être unifié. Dans ce dangereux entre-deux, volatil et fluide, les acteurs nouent des alliances ponctuelles alors que les défis planétaires se font plus pressants que jamais.
Qui aurait imaginé que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’impliquent dans des échanges de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine ? Que les bons offices de la Chine scelleraient le rétablissement des liens entre l’Iran et l’Arabie saoudite ? Le champ de la médiation est en pleine transformation.
Samir Saran, président du centre de réflexion indien Observer Research Foundation, évoque des « partenariats à responsabilité limitée ». Il désigne ainsi les arrangements entre des structures (organisations régionales, coalitions et pactes divers) parfois en compétition les unes avec les autres. Ce « minilatéralisme » se présente comme un multilatéralisme au rabais et à géométrie variable, chacun cherchant à tirer son épingle du jeu à court terme. Certes, le monde d’avant était conduit aussi par les intérêts bien compris des États. Mais la relative stabilité de l’environnement international donnait une assise plus forte aux ententes conclues.
Désormais, ici ou là, l’ennemi peut devenir, pour un temps et sur un sujet donné, un partenaire. Ces accords purement transactionnels ne tiennent qu’aussi longtemps que les parties le jugent opportun. En dépit de la violence des combats, la Russie et l’Ukraine ont signé le 22 juillet 2022 un accord sur l’exportation des céréales, sous la médiation de la Turquie et de l’Organisation des Nations unies (ONU), et l’ont prolongé à deux reprises avant que le Kremlin choisisse de ne pas le reconduire. Moscou– qui a ainsi arbitré entre ses intérêts– a ensuite annoncé des livraisons compensatoires, lors du sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg en juillet 2023, intégrant dans sa réflexion stratégique l’éventuelle incidence de sa politique sur des populations vivant à des milliers de kilomètres et souvent gouvernées par des régimes amis.
Autre exemple : l’accord sur le tracé de la frontière maritime entre le Liban et Israël en octobre 2022, conclu avec le soutien américain. Les deux pays se sont entendus alors que Beyrouth n’a jamais reconnu Tel-Aviv, que les deux capitales restent même « techniquement » en guerre, et que l’une des principales forces militaro-politiques libanaises, le Hezbollah, affirme toujours sa volonté de détruire Israël. Inversement, le fait que ce mouvement soit qualifié « d’organisation terroriste » par Washington et Tel-Aviv n’a pas davantage posé de problème à ces deux puissances. L’exploitation du gaz en Méditerranée vaut bien un petit effort de souplesse idéologique…
Inversion des rôles
Sur le théâtre de guerre syrien, le pragmatisme l’a également emporté : les Russes ont conclu trois accords informels, avec Israël, les États-Unis et la Turquie, pour éviter des affrontements directs. Une telle entente est sans précédent entre puissances extérieures impliquées dans un conflit. L’armée israélienne peut frapper les forces syriennes et le Hezbollah sans craindre le système de défense antiaérien russe. En échange de ce privilège, et malgré les pressions de Washington, Tel-Aviv rechigne à adopter des sanctions contre la Russie et ne livre pas d’armes létales à l’Ukraine. Cette économie politique du troc profite aux uns mais peut nuire à d’autres. En septembre 2020, l’administration de M. Donald Trump a facilité la normalisation des relations de certains pays arabes avec Israël, via les accords Abraham. En échange, le Maroc a obtenu la reconnaissance par les États-Unis de sa souveraineté sur le Sahara occidental au mépris de la résolution 690, adoptée le 29 avril 1991 par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui appelle à la tenue d’un référendum. Quant aux Palestiniens, ils ont, une nouvelle fois, été passés par pertes et profits…
Ces arrangements sont révélateurs d’un changement de fond : la fin de l’hégémonie occidentale fragilise les institutions internationales et les normes édictées au cours de ces trente dernières années, même si les gouvernements européens et américain étaient loin de toujours les respecter.
Les États africains, qui furent parmi les premiers à ratifier les statuts de la Cour pénale internationale (CPI), maintiennent des relations normales avec Moscou, malgré l’inculpation de M. Vladimir Poutine pour crimes de guerre. En atteste la représentation de quarante-huit d’entre eux au sommet russo-africain de Saint-Pétersbourg en juillet dernier. Le régime sud-africain est allé jusqu’à faire un pied de nez aux Occidentaux, décidant en février 2023, soit précisément une année après le début de l’agression contre l’Ukraine, de mener des manœuvres militaires avec la Russie et la Chine.
De même, la politique de sanctions unilatérales qui consolidait l’emprise de Washington sur le système international marque désormais le pas. Des dirigeants parviennent à redevenir légitimes : quel exemple plus éclatant que le retour de M. Bachar Al-Assad au sein de la Ligue arabe lors du sommet à Djeddah le 18 mai dernier ? Il est désormais persona grata dans le monde arabe, malgré la sanglante répression menée contre une partie de son propre peuple, les centaines de milliers de morts, l’utilisation d’armes chimiques et un pays en ruine. M. Al-Assad a été reçu par M. Mohammed Ben Salman, le premier ministre saoudien, celui-là même que le candidat Joseph Biden avait juré de constituer en « paria (4) » pour avoir commandité le sordide assassinat de l’opposant Jamal Khashoggi. Élu président, M. Biden a dû ravaler sa fierté pour aller, en juillet 2022, supplier– en vain– le tout-puissant prince héritier d’augmenter la production pétrolière de son pays. Reconnaissant l’échec de la politique d’isolement de l’Iran, l’administration américaine cherche désormais un accord informel sur le nucléaire.
Hors du Nord « global », nul n’applique les sanctions contre la Russie (5). Les raisons sont connues : le soutien apporté jadis par l’ex-URSS aux mouvements de libération nationale, la hausse du prix des céréales qui frappe les plus pauvres et qui– à tort ou à raison– est imputée aux mesures occidentales, et surtout le sentiment d’être victimes innocentes d’un combat lointain. À cela s’ajoutent, pour certains grands pays du Sud, des raisons pragmatiques : bénéficier d’un pétrole russe à bas prix, diversifier leurs sources de fourniture d’armes, renforcer leur position géopolitique. Quelque chose de plus fondamental se joue aussi pour le reste du monde non occidental, à la fois politiquement et symboliquement : ce que les Allemands nomment la Schadenfreude, la « joie mauvaise » qu’inspire le malheur des autres. Elle s’exprime ici face à l’Occident, qui se trouve, pour une fois, en position de quémander un soutien international. Une inversion des rôles, où l’habituel donneur de leçons a perdu de sa superbe et même de son arrogance. Et c’est lui, riche et puissant, qui vient aujourd’hui solliciter de la solidarité; celui qui, depuis des siècles, fixe les normes – quitte à les tordre à son profit et qui détermine souverainement les valeurs universelles, sanctionnant sélectivement ceux qui les violent.
L’Occident paie pour l’invasion illégale de l’Irak en 2003, pour les interventions militaires au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, pour la débâcle en Afghanistan en 2021, pour le protectionnisme vaccinal en temps de pandémie du Covid-19 et, plus récemment, pour le mépris affiché par l’administration Trump envers le multilatéralisme. In fine, l’Occident subit les conséquences d’une certaine perte d’autorité qu’il a lui-même contribué à miner.
Le ministre des affaires étrangères indien, M. Subrahmanyam Jaishankar, a dit tout haut ce que beaucoup ressentent : « L’Europe doit sortir de l’état d’esprit selon lequel les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde, mais les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe (6). » Une grande partie des pays du Sud ne veulent plus être sommés de s’aligner sur les États-Unis et le Vieux Continent et se sentent assez forts pour le dire (7). Ce n’est pas encore, comme certains le disent à Washington, « l’Occident contre le reste du monde», formule au parfum colonialiste, le « reste » formant 85 % de la population mondiale, mais, à la conférence sur la sécurité de Munich, en février dernier, ces mêmes pays du Sud ont rappelé leurs priorités : la dette, le climat, l’environnement et les séquelles du passé colonial.
Dans cette « paix froide », les puissances moyennes peuvent faire valoir quelques arguments : la richesse cumulée des puissances économiques dominantes, réunies au sein du G7, est désormais surpassée par celle des seuls Brics (Afrique du Sud, Brésil, Chine, Inde et Russie), un club qu’une vingtaine de nations, dont l’Algérie, l’Arabie saoudite, l’Indonésie et le Mexique, souhaitent rejoindre. Mais, si ces pays savent s’unir pour mieux faire entendre leur voix, ils n’offrent pas – du moins pas encore – une vision différente du système international, tant leurs intérêts se révèlent divers et parfois contradictoires.
Dans l’incertitude, le principe de précaution prévaut sous sa forme la plus élémentaire : chacun s’arme et vite. Les dépenses militaires mondiales viennent d’atteindre un nouveau record en 2022 : 2240 milliards de dollars, soit + 3,7 % en termes réels par rapport à 2021 en raison de l’augmentation des dépenses européennes sans précédent depuis au moins trente ans (8). Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, le Japon et la Corée du Sud figurent parmi les dix États qui investissent le plus au monde dans le militaire. Le Japon entend doubler son budget de la défense dans les cinq prochaines années.
Pourtant, ni le pragmatisme du minilatéralisme, ni cette course aux armements ne sont de la moindre utilité pour relever les défis globaux. Il s’agit de bâtir une nouvelle architecture de sécurité internationale, de réduire des inégalités sources de tension et de violence et d’affronter la transition climatique avec plus de trois milliards de personnes qui vivent dans des régions hautement vulnérables.
Sur les décombres de la seconde guerre mondiale, les gouvernements étaient parvenus à créer les Nations unies dirigées par un directoire des grandes puissances d’alors. Aujourd’hui, il faudrait faire preuve de créativité pour élaborer de nouvelles règles du jeu planétaires qui reflètent l’évolution du contexte international. Ces nouveaux principes passeront-ils par un rôle accru de l’Assemblée générale des Nations unies face au Conseil de sécurité ? Ou par des alliances entre les gouvernements et les populations. Sans doute tout cela à la fois et d’autres formes encore.
(1) Lire John Mearsheimer, «Pourquoi les grandes puissances se font la guerre», Le Monde diplomatique, août 2023.
(2) Maria Fantappie et Vali Nasr, «Anew order in the Middle East?», Foreign Affairs, New York, 22 mars 2023. Lire aussi Akram Belkaïd et Martine Bulard, «Pékin, faiseur de paix?», Le Monde diplomatique, avril 2023.
(3) Samir Saran, «The new world– shaped by selfinterest», The Indian Express, Noida (Inde), 23 mai 2023.
(4) David E. Sanger, «Candidate Biden called Saudi Arabia a “pariah”. He now has to deal with it», The New York Times, 26 février 2021.
(5) Lire Alain Gresh, «Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident en Ukraine», Le Monde diplomatique, mai 2022.
(6) «Explained : What Jaishankar said about Europe, why Germany chancellor praises him», OutlookIndia.com, 20 février 2023.
(7) LireAnne-Cécile Robert, «La guerre en Ukraine vue d’Afrique», Le Monde diplomatique, février 2023.
(8) «World military expenditure reaches new record high as European spending surges», Stockholm International Peace Research Institute, 24 avril 2023, www.sipri.org