De l’opportunité de la campagne contre les réfugiés syriens

De l’opportunité de la campagne contre les réfugiés syriens
الخميس 23 مايو, 2024
Michel HAJJI GEORGIOU
 

C’est en fonction d’une double revendication qu’il convient d’analyser la volonté de rapatrier/expulser les réfugiés syriens du Liban. L’une explicite et franche ; l’autre est perverse, silencieuse et manipulatrice.:

  • D’une part, la revendication explicite « chrétienne », souvent sujette à une surenchère et des débordements ethniques et racistes. Elle remonte déjà à plusieurs années, mais a pris encore plus d’ampleur après l’enlèvement et l’assassinat du responsable du régional de Jbeil au sein des Forces libanaises, Pascal Sleiman, le 9 avril 2004, imputé à des ressortissants syriens. Cette revendication découle de trois hantises : d’abord, le traumatisme de l’expérience de l’accueil des réfugiés palestiniens et de son impact sur la guerre civile, puis de l’occupation syrienne et du tsunami de travailleurs syriens illégaux (et, partant, une hostilité épidermique de longue date aux deux peuples); ensuite, la poussée démographique des réfugiés et l’impact présumé de leur présence sur la crise socio-économique que le Liban traverse actuellement ; enfin, l’exploitation d’une partie des réfugiés pro-Assad ou manipulés par les composantes de ladite “moumana3a” afin de semer la zizanie sur le plan sécuritaire pour des enjeux de pouvoirs et des gains politiques locaux, régionaux et internationaux.
  • D’autre part, la revendication silencieuse et manipulatrice du Hezbollah, qui répond à des comptes et des décomptes démographiques et découle d’une volonté hégémonique sur le pays du Cèdre. Course démographique mimétique oblige, cette revendication est dirigée essentiellement contre la communauté sunnite.

I – Une revendication perverse

Cette revendication silencieuse de la part du Hezbollah est extrêmement pernicieuse et perverse :

  • D’abord parce que ledit “parti divin”, aux côtés du régime syrien (et, plus tard, Vladimir Poutine) et l’incompétence complice du cabinet Mikati (à majorité 8-marsiste) de 2011 (qui refusait de reconnaître l’existence d’une révolution en Syrie par obédience à Assad), est responsable de l’exode vers le Liban de la plupart des réfugiés, notamment ceux de la bande frontalière. Partant, le retour de ces réfugiés devrait passer par le retrait militaire du Hezbollah de ces régions, et non par une expulsion de ces réfugiés vers le Nord de la Syrie, comme cela est proposé, solution de facilité. Prôner le rapatriement de ces réfugiés dans le Nord sous prétexte qu’il s’agirait d’une zone sûre sous le contrôle des forces hostiles au régime syrien, c’est accepter le fait accompli du changement démographique en cours  en Syrie mené par Assad et Téhéran, ainsi que de l’occupation militaire de la la Syrie par la milice iranienne. Si la plupart des Libanais ne se préoccupent sans doute pas de ce détail en vertu de la loi de la proximité, les partis libanais souverainistes, cohérence oblige, devraient, eux, s’en soucier, dans la mesure où le maintien d’Assad au pouvoir à Damas, même affaibli, et l’occupation iranienne de la Syrie constituent des dangers existentiels pour le Liban.
  • Ensuite, parce que ledit “parti divin” n’a jamais adhéré au Testament de l’ancien chef du Conseil supérieur chiite, l’imam Mohammad Mahdi Chamseddine, qui demandait d’arrêter le décompte démographique au Liban, dans la continuité de la tradition étatiste chiite des ulémas du Jabal Amel et des composantes politique de cette communauté avant l’implantation du Hezbollah progressive par l’Iran à partir du début des années 1980. Un ambassadeur occidental confiait dans ce cadre que les chargés des relations extérieures du Hezbollah faisaient ouvertement campagne, au moins depuis 2005, pour que le Liban et l’Irak soient soumis à la règle de la majorité populaire – aux dépens de l’idée du régime pluraliste soucieux de la préservation des spécificités et de la participation de chaque composante sectaire à la gestion du pouvoir.  En bref, ledit “divin parti” continue son décompte démographique, qui est un un élément essentiel de stratégie (silencieuse) visant à assurer son hégémonie sur le pays. D’autant plus qu’il sait qu’à partir du moment où il détient les leviers de commande au Liban, l’expulsion visera uniquement les réfugiés syriens appartenant à la communauté sunnite, et pas ceux de la communauté alaouite, acquis au régime. Il se débarrasse ainsi d’un “contrepoids” démographique sunnite, source d’angoisse certaine, dans la mesure où ce dernier pourrait non seulement déstabiliser sa volonté de dominer le pays sur le plan démographique, mais aussi créer une force populaire hostile à ses options politiques.

Naturellement, une fois de plus, ce paramètre pourrait ne pas concerner les partis chrétiens, qui ont leurs propres angoisses sur le plan démographique. Mais il ne peut pour autant être ignoré sur le plan politique. Et pour cause: la bataille pour la souveraineté est une bataille commune et transcommunautaire pour une certaine idée du Liban, et non une bataille d’une communauté seule. L’expérience de la période qui s’étend entre 1990 et 2000, lorsque la revendication du retrait syrien n’était que chrétienne, en témoigne: isolée, cette revendication résonnait comme un cri dans le désert. Il a fallu créer la dynamique de l’opposition plurielle et transcommunautaire avec la naissance du Forum démocratique, du Rassemblement du Bristol, puis de la déferlante du 14 mars 2005 pour que l’armée syrienne se retire du Liban. Du reste, les récentes assises de Meerab ne visent-elles pas en principe – c’est ce qui a été dit – à rassembler l’opposition dans le cadre d’une revendication nationale pour l’application des résolutions internationales relatives au rétablissement de la souveraineté libanaise ?

Les angoisses d’une seule composante communautaire du pays doivent nécessairement être écoutées et prises en compte, mais elles ne devraient pas porter ombrage à des considérations politiques stratégiques supérieures, en l’occurrence ne pas tomber dans le piège de la confrontation démographique que le Hezbollah souhaite pour ses propres velléités hégémoniques. Nous en avons été témoins entre 1990 et 2000, lorsque la revendication du retrait syrien n’était que chrétienne: elle n’a abouti à rien.

  • Dans le même ordre d’idée, un clash sunnito-chrétien  – et tout clash en général qui sèmerait la zizanie et génèrerait des tensions –  sur la question des réfugiés sert le machiavélisme du Hezbollah, dans la mesure où il aide à diviser pour “régner”, et donc à renforcer sa domination, sur le modèle pratiqué par le “Léviathan” Assad entre 1990 et 2005 au Liban.

 

  • Enfin, ledit “parti divin” se sert de la carte des réfugiés pour faire pression sur l’Occident, dans le cadre d’un chantage qui lui permet d’assurer, aussi bien pour lui et ses parrains que pour le régime syrien, des gains politiques (il s’agit d’un outil redoutable de négociation qui pourrait aider à la réhabilitation d’Assad et dans le cadre de négociations régionales) et financiers. Cela, le secrétaire général du Hezbollah l’a clairement fait comprendre dans son dernier discours, en prônant “l’ouverture de la mer” aux réfugiés, dans une volonté d’impressionner l’Europe.

Il ressort de ces quatre points que la question des réfugiés syriens devrait servir à faire pression sur ledit “divin parti”, qui en assume la responsabilité, dans le cadre d’une concertation réfléchie et posée entre les différentes composantes souverainistes du pays. En l’absence d’arbitre impartial, et puisque l’appareil politique et sécuritaire du pays est sous sa houlette, c’est lui qui exploitera le départ des réfugiés pour ses propres visées stratégiques.

En d’autres termes, les hantises sécuritaires des chrétiens ne seront que partiellement réglées, puisque les sbires du régime syrien continueront d’opérer, sous la direction du Hezbollah. Le problème démographique ne sera réglé que partiellement, dans le sens où ledit “parti divin” poursuivra son œuvre perverse avec un obstacle stratégique de moins. Le Hezbollah tirera enfin de cette “croisade” contre les réfugiés syriens un bénéfice total du point de vue des enjeux de pouvoir internationaux, dans la mesure où il demeure le maître absolu du jeu sur le terrain, en l’absence d’un contrepoids politique et populaire composite et solidairement uni, similaire à l’ex-14 Mars.

II – Les batailles par procuration

Mieux encore, il est devenu une habitude en l’espace d’une décennie que ledit “parti divin” se serve des autres composantes du pays comme paravent pour mener ses batailles sans se mettre lui-même en avant :

  • La loi électorale à travers laquelle il s’est assuré le contrôle de la vie parlementaire et des institutions depuis 2018 a été essentiellement la revendication des parties chrétiennes, à la recherche d’une meilleure représentativité et de gains politiques.
  • Son candidat à la présidence en 2016, Michel Aoun, qui lui a servi de cheval de Troie institutionnel, a été successivement plébiscité par ses adversaires politiques, qui pour des gains politiques et qui pour des gains financiers – au demeurant éphémères et avec le résultat que l’on sait: exil des uns et marginalisation institutionnelle, diabolisation et fragilisation sécuritaire des autres.
  • La résurgence de la revendication fédérale fait son affaire, contrairement aux idées reçues, du moins tant que l’Etat n’a pas été restauré dans ses pouvoirs régaliens, c’est-à-dire qu’il n’a pas recouvré le monopole de la violence légitime, la capacité de décider de la guerre et de la paix et de choisir ses options en matière de politique internationale. Du reste, encore une fois, l’union fait la force, comme l’a prouvé l’expérience de 2005, et l’existence des chevaux de Troie politiques dudit “parti divin” au sein des communautés chrétiennes, druzes et sunnites prouvent que l’illusion d’un hermétisme à l’hégémonie de ce dernier au nom de l’homogénéité communautaire est une illusion, au moins tant que le Hezbollah est encore aux commandes.
  • La bataille pour la destruction de l’establishment libéral s’inscrit dans le cadre de sa stratégie de modification du paysage culturel du pays. Le Hezbollah se sert ainsi d’une revendication parfaitement légitime née de la crise socio-économique (dont il est l’un des responsables) afin de remplacer un establishment failli par un autre qui soit sous son contrôle. Il profite également de la transformation du pays en Rogue State, en plateforme de la contrebande, du blanchiment d’argent et du détournement des sanctions internationales contre l’Iran et la Syrie, et bloque toute possibilité de réformes, tout en torpillant la justice, garante de la possibilité d’une demande de comptes, comme l’a prouvé son obstruction à l’enquête judiciaire après l’explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020.
  • Le même raisonnement prévaut concernant les appels à la censure et la répression des libertés de la part de différents groupes et agrégats sectaires radicalisés, qui fait le jeu du Hezbollah. L’appauvrissement culturel et économique a été l’un des éléments essentiels de la mainmise des mollahs sur la révolution iranienne. Il en est de même au Liban depuis 2005.

Les exemples foisonnent – et la question des réfugiés en fait partie. Le parti divin est diabolique, il ne faut pas l’oublier. Partant, toutes les batailles, tout légitimes qu’elles puissent paraître ou être, restent résiduelles tant que la principale, à savoir la libération de l’occupation iranienne du pays, n’a pas été menée et couronnée de succès.

III – Pour conclure

L’objectif de cet article est de remettre les pendules à l’heure, d’adresser une mise en garde à l’adresse des différentes composantes souverainistes, c’est-à-dire hostile à l’hégémonie du Hezbollah sur le Liban et, partant, à l’occupation iranienne du Liban par son truchement. Il n’émane en aucun cas d’une volonté de dresser une liste de torts et de régler des comptes, d’une posture condescendante, vindicative ou justicière.

Il ne faut pas se tromper de bataille, quelles que soient les angoisses ou les calculs partiels des uns ou des autres. La priorité devrait être de rassembler les rangs, dans le respect total des spécificités et de l’identité de chacune des composantes du pays, face à l´hégémon, sans se tromper de cible et servir sa cause. Tout un chacun aura, du reste, largement le temps de se disputer sur le reste une fois la souveraineté – interne comme externe – restaurée.