Piotr Smolar, Le Monde
Une atmosphère dépressive règne dans les démocraties libérales, confrontées au blocage de l’aide militaire à l’Ukraine au Congrès américain et au bilan terrible de l’offensive israélienne à Gaza. Mais il serait hâtif de conclure à un crépuscule occidental.
Washington, Avdiïvka et Gaza : voilà trois théâtres de crise très différents, qui ont pourtant un point commun. La capitale américaine en ébullition, la petite ville ukrainienne prise vendredi 16 février par l’armée russe et l’enclave palestinienne suppliciée mettent toutes à l’épreuve la crédibilité et l’unité occidentales. La photographie du moment est sombre. Les démocraties libérales traversent un moment de doute existentiel et de vulnérabilité. Elles paraissent aphones sur le plan des valeurs et peinent à projeter leur force, pourtant non négligeable.
Une partie de cette atmosphère lugubre vient de Washington, le réacteur central de ce monde occidental contesté et défié par des Etats comme la Chine, la Russie ou l’Iran. La possibilité d’une nouvelle présidence Trump saisit d’effroi les alliés de l’Amérique. Elle renvoie les Européens à leurs responsabilités en matière de sécurité collective. Le sénateur J.D. Vance (Ohio), rare élu trumpiste à réfléchir aux contours d’une politique étrangère, a lancé une mise en garde, le 19 février, dans le Financial Times.
La guerre en Ukraine ? Pas une affaire américaine. Les Européens « devraient avoir la capacité de se charger du conflit, mais au fil des décennies ils sont devenus bien trop faibles. On a demandé à l’Amérique de compenser, à un coût énorme pour ses propres citoyens ». L’histoire de l’Alliance transatlantique, l’ampleur des intérêts mutuels, le déploiement stratégique de forces américaines sur le continent européen : tout cela est balayé. La calculatrice recouvre le livre d’histoire.
Les séparatismes des républicains
Cette menace d’un désintérêt américain, d’une réorientation stratégique, déjà largement entamée, vers l’Asie, se traduit au Congrès par le blocage d’un nouveau paquet d’aides pour l’Ukraine. A la Chambre des représentants, une minorité de quelques dizaines d’élus républicains, sous la baguette de Donald Trump, bloque le principe même d’un vote sur cette enveloppe de 60 milliards de dollars (55,5 milliards d’euros), validée au Sénat.
On ne sait, à cette heure, si un compromis sera trouvé. Mais le fait même qu’il se dérobe depuis quatre mois, sur une question qui aurait fait l’unanimité bipartisane il y a peu, montre l’essor d’un séparatisme à la fois intérieur et extérieur au sein du Grand Old Party. Le mot est plus adéquat qu’« isolationnisme ». Ce courant ne veut pas d’un retrait américain complet des affaires du monde, mais il ne se sent plus tenu par des engagements passés, des alliances traditionnelles. « America first », et tout le reste se négocie, par la force ou par le chéquier.
La possibilité d’une paralysie préméditée de l’OTAN est réelle en cas de victoire de Donald Trump, plutôt que celle d’un retrait américain. Le pire n’est pas certain, loin de là, mais l’envisager est une nécessité stimulante. Plus largement, les Européens sont prévenus : Joe Biden est le dernier président atlantiste. Une affaire de génération et de parcours personnel. Son conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a théorisé la rivalité systémique avec la Chine, au détriment du reste. Quoi qu’il advienne lors de l’élection américaine, les Européens doivent se préparer à vivre sans l’Amérique à leur chevet. Une Amérique moins investie dans leur sécurité, même si elle voudra, avec plus ou moins d’intensité, contenir les opérations vénéneuses russes.
Moscou a bien saisi ces fragilités occidentales et le manque dramatique de munitions de l’armée ukrainienne. Elle profite donc de ce flottement pour grignoter du terrain sur le front, à l’approche de l’élection présidentielle russe, à la mi-mars. La mort d’Alexeï Navalny dans une colonie pénitentiaire n’est nullement un indice de fébrilité, mais un message de force. Parce qu’il a droit de vie et de mort sur chacun, Vladimir Poutine l’exerce, sans se soucier des répercussions. Bloquée politiquement, contrainte dans son soutien militaire, l’administration Biden enchaîne les vagues de sanctions économiques, sans convaincre de leur effet corrosif sur la Russie.
L’administration Biden isolée
De la même façon, la crédibilité américaine est entamée par le drame vécu à Gaza par les civils palestiniens. Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur la pertinence et l’efficacité de l’opération terrestre lancée par Israël, qui a causé la mort de plus de 29 000 personnes, pour l’essentiel des civils. Simplement de constater que l’administration Biden, après avoir réussi à juguler le risque d’un conflit régional – notamment grâce à un déploiement naval impressionnant –, s’est enferrée dans un soutien sans nuance au gouvernement israélien. Son isolement diplomatique est aujourd’hui terrible.
En février 2021, Joe Biden avait promis une diplomatie « enracinée dans les valeurs les plus précieuses de l’Amérique », citant la « défense de la liberté », le « soutien aux droits universels » ou encore le « traitement de chaque individu avec dignité ». Les Palestiniens peuvent soupirer devant le peu d’égards américains pour leur sort, en comparaison avec les civils ukrainiens victimes des crimes de guerre russe. La différence de ton et de stratégie des États-Unis dans les deux cas est flagrante. Les pays du Sud global et le monde arabe l’ont bien notée.
Assiste-t-on pour autant à un crépuscule occidental, si souvent annoncé à tort ? Moscou et Pékin en rêvent. Mais la photographie d’un moment n’est pas une autopsie. Bien des événements pourraient modifier, dans les mois à venir, l’appréciation du bloc libéral : l’aide à l’Ukraine passant l’obstacle du Congrès ; un coup d’éclat de l’armée ukrainienne, comme la destruction du pont de Kertch, reliant la Russie à la Crimée, ou une réélection de Joe Biden en novembre. Pour les démocraties libérales, la première des épreuves est intérieure : elle consiste à repousser l’offensive nationalo-populiste qui menace partout, grimée ou débraillée. La victoire du centre droit en Pologne a montré que c’était possible.