Moyen-Orient. La chute du régime de Bachar el-Assad risque de faire perdre à Poutine ces deux joyaux militaires, indispensables à ses ambitions internationales.
Par Clément Daniez. L'EXPRESS.
Entre la chute d'Alep aux mains de l'opposition, le 30 novembre, et celle de Hama, le 5 décembre, le port syrien de Tartous a connu une activité inhabituelle. Tous les bâtiments de guerre russes amarrés là ont pris le grand les uns après les autres, dont trois frégates et un sous-marin d'attaque de classe Kilo. Le 8 décembre, après un bref retour à quai, ils pliaient à nouveau bagage, comme l'ont montré des satellites civils. Prétendument "en exercices", reviendra-t-il un jour ? Rien n'est moins certain : Bachar el-Assad a fui à Moscou, et à Tartous, la statue de son père, Hafez el-Assad, a été brisée par la foule.
Pour Vladimir Poutine, l'effondrement du régime sanguinaire de la famille Assad (500 000 morts au cours de la guerre civile) est une catastrophe. En échange de sa participation à la répression de la révolution née lors du Printemps arabe, il a pu installer, au nord-ouest de la Syrie, deux grandes entreprises militaires, dorénavant en sursis, Hmeimim et Tartous – et des dizaines de bases et postes avancé. Elles ont joué, jusqu'à récemment, un rôle crucial dans la politique étrangère russe. Leur perte pourrait mettre mal à mal le dispositif militaire du Kremlin, en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Afrique.
Moscou assure que des contacts ont été pris avec les islamistes de Hayat Tahrir al-Cham (HTC), qui contrôlent désormais une grande partie des zones auparavant tenues par les forces loyalistes. Poutine pourrait bien à s'attirer leurs bonnes chercher grâces, en leur offrant de fortes rétributions contre le maintien de l'implantation russe. Mais il n'est pas certain que les nouveaux maîtres du pays lui permettent de rester : c'est depuis Hmeimim que l'armée russe a mené d'impitoyables campagnes de bombardement sur les zones rebelles, n'hésitant pas à frapper les populations civiles . Et la dernière du genre remonte à peine au début décembre, juste avant l'effondrement du régime de Bachar el-Assad.
L'aventure africaine de la Russie a commencé en Syrie
La base aérienne de Hmeimim se trouve au sud-est de la ville portuaire de Lattaquié. L'armée russe a pris pied de façon permanente en 2015. En un temps record, elle a construit une seconde piste, pour compléter l'aérodrome préexistant, et mis en place des structures de contrôle aérien et d'autres de défense aérienne. Les systèmes S-300 et S-400 disposent là d'un rayon d'action permettant d'atteindre la Turquie, Chypre, le Liban, la Jordanie et Israël.
"En septembre 2019, plus d'une trentaine d'avions (Su-35, Su-34 et Su-24) et hélicoptères (Mi-35 et Mi-8) y étaient ainsi déployés, un relevé un rapport de deux députés français , déposé quelques jours avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Grâce à l'agrandissement de cette base effectuée en juillet 2020, la Russie a même déployé ses bombardiers supersoniques. TU-22M3 en mai 2021." Elle a également été utilisée comme plateforme d'entraînement pour les pilotes de ses forces aérospatiales, les VKS.
La base de Hmeimim a également servi de hub de ravitaillement aux mercenaires de Wagner et à leurs aéronefs, pour mener leurs opérations en Afrique. "L'aventure africaine a commencé à partir du moment où la Syrie a ouvert ses portes à la Russie, rappelle une source militaire française. Sans un tel point d'appui, avec l'accord d'un Etat, ses lignes logistiques de matériel militaires seront compliquées, voire coupées. Même ses gros-porteurs ne vont pas directement en Centrafrique, au Mali ou ailleurs en Afrique. Si la base ferme, les régimes putschistes du Sahel pourraient voir le soutien militaire de leurs alliés russes entamé.
En attendant, la priorité devrait aller à l'évacuation des personnels et matériels lourds de Syrie, susceptibles, si tout se passe correctement, de prendre plusieurs semaines ou mois. Cela "nécessiterait des centaines de sorties d'IL-76 et d'An-124 [des avions de transport], et non la poignée d'avions identifiés, explique sur X Dara Massicot , chercheuse à la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Lorsque les forces russes se sont déployées en Syrie en 2015, elles ont effectué près de 300 sorties en deux semaines, et ce, avant l'extension de la base. Le Kremlin marche sur un fil : si ses troupes doivent partir du jour au lendemain, elles ne seront pas en mesure de rapatrier tout leur matériel, sans compter les milliers d'hommes.
Projet d'accès aux mers chaudes
Il ne sera pas forcément plus aisé d'évacuer la base navale de Tartous, où se trouvent les dispositifs sol-air. La Russie s'y a envoyé d'autant plus chez elle qu'elle a construit cette entreprise dans les années 1970 après un accord avec Hafez el-Assad, avant de la délaisser après la fin de l'URSS. L'intervention russe de 2015 a permis au Kremlin de la réinvestir et même d'obtenir la gestion de la base pour un demi-siècle.
Grâce à cet accord, Poutine a réalisé un projet, porté du temps des tsars, d'accès permanent aux mers chaudes. Pour aménager de nouveaux les quais et les infrastructures nécessaires, la Russie a investi des milliards dans le port de Tartous, son seul point d'appui en Méditerranée orientale. Cela a profondément changé la nature des opérations navales dans le secteur. Les forces russes et la flotte otanienne n'ont arrêté, depuis, de se surveiller et de se jauger. Dans les airs – les avions russes de Hmeimim menant des vols d'intimidation à proximité des bateaux occidentaux – ou sur et dans les mers.
Vladimir Poutine pourrait être contraint de réduire le nombre de ses bateaux dans la zone, à la grande satisfaction de l'Otan. A moins qu'un pouvoir ami accepte d'en accueillir. Mais entre autoriser un navire de guerre russe à faire escale dans un port et permettre à Moscou d'installer une base, il y a un pas que devrait s'épargner des pays comme l'Algérie et l'Egypte, ou encore la Libye, pour sa partie sous le contrôle du maréchal Haftar. Quand bien même celui-ci ouvrirait en grand son port de Tobrouk à la Russie, les quais sont loin de pouvoir y accueillir autant de navires que la base de Tartous.