Une semaine après l’explosion de milliers de bipeurs au Liban, plusieurs entreprises sont soupçonnées d’avoir joué un rôle dans cette opération sans précédent.
Par Martin Untersinger, Le Monde
Une semaine après l’explosion de milliers de bipeurs et de talkies-walkies visant des membres du Hezbollah au Liban, la manière dont ces appareils ont été piégés et mis entre les mains de la milice chiite demeure entourée d’un épais mystère.
Outre le bilan – trente-neuf morts dont deux enfants et plus de 3 000 blessés –, une seule chose est certaine : il a fallu une organisation et une logistique millimétrées, doublées d’une discrétion absolue, pour mener cette opération sans précédent. Même si Israël n’a ni confirmé ni infirmé son implication, la responsabilité de l’Etat hébreu ne fait guère de doute. Selon le New York Times, citant des sources au sein des services de renseignement israéliens, trois sociétés-écrans ont été utilisées pour endormir la vigilance du Hezbollah.
La première est une société de conseil hongroise fondée en 2022, BAC Consulting. Mardi 17 septembre, dans les minutes qui ont suivi les premières explosions, des images des débris des bipeurs circulent sur les réseaux sociaux. Un logo est bien visible : celui de l’entreprise taïwanaise Gold Apollo. Son dirigeant, Hsu Ching-kuang, s’empresse de prendre ses distances. Il explique qu’il a vendu à BAC Consulting le droit d’utiliser son logo et que c’était la société hongroise qui était chargée de « produire et de vendre » les bipeurs. Il n’explique cependant pas pourquoi le modèle exact qui a explosé dans les rues libanaises figurait sur son site Web. Jeudi, le dirigeant est interrogé par le ministère public taïwanais, ainsi que Teresa Wu, employée d’une société soupçonnée d’avoir servi d’intermédiaire entre BAC Consulting et Gold Apollo. Les bipeurs piégés « n’ont pas été fabriqués à Taïwan » affirme le lendemain le ministre taïwanais de l’économie.
Une mystérieuse société hongroise
Rapidement, la piste d’une fabrication des appareils piégés en Hongrie prend aussi du plomb dans l’aile. Les reporters qui se ruent à l’adresse de BAC Consulting tombent sur un petit bâtiment beige à quelques kilomètres du centre de Budapest, où la société ne dispose d’aucun bureau, seulement d’une boîte aux lettres. Le CV de sa dirigeante, fondatrice, et sans doute unique employée, Cristiana Barsony-Arcidiacono, donne le tournis. Elle parle sept langues, est docteure en physique des particules et a étudié à la London School of Economics. Elle s’enorgueillit aussi d’avoir travaillé avec la Commission européenne, le CNRS et l’Unesco. Sur le site de BAC Consulting, on cherche en vain des détails sur son activité.
Cristiana Barsony-Arcidiacono, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, a, depuis le 18 septembre, été interrogée « à plusieurs reprises » par le service de renseignement intérieur hongrois. Leur enquête a permis de « clairement établir » que les bipeurs « n’ont jamais été présents sur le sol hongrois, et qu’aucune entreprise, ni expert hongrois, n’a été impliquée dans leur production ou leur modification ». Avant de plonger dans le silence, la cheffe d’entreprise a glissé à la chaîne de télévision NBC qu’elle n’était qu’une « intermédiaire ».
Les investigations s’orientent alors vers un autre pays d’Europe centrale. Le 18 septembre, le site hongrois Telex affirme, citant des « sources proches du dossier » que c’est Norta Global Ltd, une société installée à Sofia, en Bulgarie, « qui a acheté les bipeurs qui ont été vendus au Hezbollah ». L’entreprise a été fondée, selon ses statuts consultés par Le Monde, au printemps 2022 par un Norvégien, Rinson J. S’ils n’ont pas confirmé l’implication de Norta Global Ltd dans l’opération contre le Hezbollah, les services bulgares ont mené l’enquête. A l’adresse indiquée lors de sa création, une rue piétonne et commerçante du centre de Sofia, se trouve une société spécialisée dans la domiciliation d’entreprise. Une simple boîte aux lettres, là encore.
De la Bulgarie à la Norvège
A l’issue de leur rapide enquête, les services de sécurité bulgares ont conclu qu’aucun des bipeurs piégés n’avait été « importé, exporté ou fabriqué » dans le pays. Mais le premier ministre par intérim, Dimitar Glav chev, a confirmé que des « flux financiers » avaient bien eu lieu sur les comptes de l’entreprise Norta Global Ltd, sans préciser leur nature ni leur provenance.
Les regards se sont ensuite tournés plus au nord, vers la Norvège et Rinson J. Le fondateur et dirigeant de Norta Global Ltd a créé deux sociétés aux noms très proches dans le pays scandinave, dont la dernière en septembre 2021. A la lecture de son site, vidé de son contenu après les explosions, difficile de cerner l’activité de l’entité, décrite comme « une entreprise technologique de premier plan ». Selon nos informations, un des projets de ces sociétés a consisté en l’intégration d’un système de paiement en ligne sur le site d’un client.
L’homme de 39 ans, d’origine indienne, qui n’a pas répondu aux sollicitations du Monde, est également employé dans le service marketing de l’un des principaux groupes de médias du pays. En se rendant à son adresse, un immeuble de la banlieue sud d’Oslo, la presse norvégienne a trouvé porte close. Interrogé par Le Monde, un de ses anciens collègues veut croire à une « usurpation d’identité ». « Je suis surpris. Je n’y crois pas. Je pense que c’est une erreur », a réagi un autre de ses proches, joint par notre journal. Cet ancien associé, qui n’a jamais entendu Rinson J. évoquer ni la Bulgarie ni Israël, n’a rien remarqué d’anormal lorsqu’il l’a vu pour la dernière fois, le week-end précédant les explosions. Là, il a évoqué un départ imminent pour une conférence aux Etats-Unis. Son employeur a bien confirmé que Rinson J. était parti en déplacement professionnel outre-Atlantique mardi, soit le jour des premières explosions au Liban, et n’est pas reparu depuis.
Samedi, Volker Türk, le haut-commissaire de l’ONU aux droits humains, a dénoncé l’explosion des bipeurs, qui « viole le droit humanitaire international », et réclamé une enquête « indépendante, rigoureuse et transparente ». Pas sûr qu’elle parvienne à se repérer dans ce dédale de sociétés-écrans. p