A l’entrée du golfe Persique, la milice paramilitaire du régime iranien multiplie les arraisonnements, faisant planer le risque d’un blocus. Par ce détroit, circulent des centaines de pétroliers acheminant un cinquième de la production mondiale.
par Hamdam Mostafavi, avec Corentin Pennarguear – L’express.fr
"C’est l’endroit du monde où tout le monde écoute tout le monde", résume Jean Rolin, journaliste et auteur du roman Ormuz (P.O.L, 2013). Sur cette bande de mer située entre l’Iran et Oman, d’une quarantaine de kilomètres de large, dont seulement 3,5 de navigables, circulent des milliers d’embarcations : il faut se figurer, comme le décrit Jean Rolin à L’Express, ces immenses pétroliers émergeant de la brume marine, ne quittant pas l’étroit rail de navigation entre l’île d’Ormuz et la péninsule de Musandam, exclave du sultanat d’Oman. A leurs côtés patrouillent des navires de guerre, notamment américains et français, des porte-conteneurs transportant un bric-à-brac de marchandises venues de Chine à destination des pays arabes. On y croise aussi des centaines de boutres, ces petites embarcations à voile qui s’adonnent plus ou moins impunément à la contrebande, surtout au crépuscule où, telles des nuées de poissons volants, elles passent d’une rive à l’autre, dissimulant maladroitement leur cargaison sous des bâches. Dans cet embouteillage marin tourbillonnent les petits bateaux à moteur des pasdaran, les Gardiens de la révolution iraniens. Ces paramilitaires du régime de Téhéran approchent de trop près les convois marchands, font des manœuvres d’intimidation, interpellent certains vaisseaux et en ignorent d’autres, sans que l’on puisse toujours y déceler une logique. Cet étrange manège bien connu de ceux qui empruntent le détroit, l’un des plus fréquentés du monde, est-il plus qu’une mascarade destinée à convaincre qu’à l’orée du golfe Persique les Iraniens règnent en maîtres sur les eaux ?
Lorsque, à chaque crise diplomatique, l’Iran se retrouve en position de faiblesse, les Gardiens laissent planer la menace de bloquer le passage. Et, donc, une grande partie de la production mondiale de pétrole : le Koweït, Bahreïn, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Oman y font transiter 90 % de leur production, soit 20 % du brut mondial, selon les chiffres de l’OCDE. Ces dernières semaines, les incidents ont repris, alors que, parallèlement, les Iraniens ont confirmé à la mi-juin qu’un canal de négociation indirect avait été établi avec les Etats-Unis. Les Occidentaux veulent des garanties sur le programme nucléaire iranien, et Téhéran aspire à adoucir les sanctions, alors que l’économie du pays est asphyxiée et que le régime fait face depuis septembre dernier à un mouvement de contestation populaire.
Début juillet, la marine américaine a dû s’interposer pour empêcher la saisie par l’Iran de deux navires pétroliers dans les eaux internationales, au large d’Oman. En mai, les Gardiens en avaient arrêté deux. Chaque incident réveille le souvenir de l’intense guerre des tankers, qui a vu s’opposer l’Iran et l’Irak de 1984 à 1987. A l’époque, l’aviation irakienne avait bombardé les pétroliers iraniens. La République islamique ira jusqu’à poser des mines sur la route navigable. Plus récemment, de 2018 à 2021, dans la foulée du retrait américain du JCPOA (accord multipartite sur le nucléaire iranien, qui prévoyait une levée des sanctions contre le régime en échange d’un contrôle strict du programme atomique), plusieurs attaques touchant des tankers, orchestrées par le régime de Téhéran, ont fortement perturbé le trafic. Sans jamais l’arrêter totalement, malgré des déclarations tonitruantes.
"Le détroit n’est pas si simple à bloquer", tempère Jean Rolin, qui l’a parcouru sur diverses embarcations et à différentes époques. "Il n’y a aucun endroit où l’on voit les deux rives. Ce n’est pas en coulant un simple navire qu’on pourrait le boucher. Par contre, on peut le miner et perturber beaucoup le trafic, le rendre impraticable", concède-t-il. Là où les Iraniens ont un moyen de pression véritable, c’est que les alternatives ne sont pas légion. "Aucune infrastructure ou pipeline ne permet d’avoir un flux comparable à celui de tous les pétroliers transitant dans cet espace", résume Kevan Gafaïti, chercheur doctorant au centre Thucydide de Panthéon-Assas et auteur de La Crise du détroit d’Ormuz de 2018 à nos jours (l’Harmattan, 2022). Parmi ces possibilités, l’oléoduc Est-Ouest, également appelé Petroline, traverse l’Arabie saoudite. Mais il est mal protégé, et sa capacité n’excède pas 5 millions de barils par jour. Contre 20 millions au plus fort du trafic par la mer. De leur côté, les Emirats tentent de faire du port de Fudjayra une option crédible, mais celui-ci reste très exposé aux attaques.
Une stratégie de harcèlement
Malgré leurs fanfaronnades, il demeure peu probable que les Gardiens bloquent un jour le détroit. Mais même s’ils ne peuvent véritablement le fermer, il s’agit du lieu où ils peuvent exprimer leur force de nuisance maximale. Kasra Aarabi, directeur du programme Iran au Tony Blair Institute for Global Change, assure que cette zone est essentielle dans la stratégie de l’organisation paramilitaire. "Cela vient de leur vision du monde : depuis 2018, ils ont détenu et arraisonné de multiples navires commerciaux, et cela en toute impunité. Les Gardiens n’ont donc pas peur des conséquences." Ce grand spécialiste des Gardiens de la révolution pointe le rôle d’un personnage central, Ali Akbar Ahmadian, un général sexagénaire nommé en mai dernier à la tête du Conseil suprême de la sécurité nationale en Iran, la plus haute instance sécuritaire du pays, qui définit les stratégies en matière de défense et de sécurité. Au cœur de ce dispositif figure le détroit. "Ali Ahmadian est l’un de ceux qui ont justement défini cette stratégie d’attaque asymétrique contre les forces américaines dans le golfe Persique. Il est convaincu que cette façon de faire, à savoir le harcèlement des navires, fonctionne."
Au centre de cette bataille navale se trouvent trois îles revendiquées et occupées depuis 1971 par l’Iran et récemment revenues sur le devant de la scène : Abou Moussa, Grande Tumb et Petite Tumb. A la suite d’une réunion du Conseil de coopération du Golfe début juillet, les Emirats ont rappelé leurs visées sur ces trois cailloux. Mais quel intérêt à les revendiquer ? "En contrôlant ces îles, vous êtes maître des deux seuls couloirs de navigation, précise Kevan Gafaïti. C’est aussi là que l’Iran va garder l’essentiel de son arsenal, des sous-marins miniatures qui peuvent accueillir des équipages de 5 ou 6 soldats, et les fameuses petites vedettes dotées de mitrailleuses avec lesquelles les pasdaran patrouillent."
Dans la zone, "les autorités iraniennes vous disent clairement qu’il y a des endroits où il vaut mieux ne pas regarder", s’amuse Jean Rolin. Mais s’il est difficile d’évaluer l’importance des forces iraniennes dans la zone, en face, l’artillerie lourde est de sortie. Les Etats-Unis stationnent notamment leur cinquième flotte à Bahreïn. Plus que militaire, le jeu est donc avant tout diplomatique. "Les Gardiens de la révolution se comportent comme une organisation terroriste, y compris dans le détroit, insiste Kasra Aarabi. Tant qu’ils ne seront pas arrêtés, ils continueront leurs méthodes : prise d’otages, arraisonnements, harcèlements, tout ce qui peut permettre de servir leurs objectifs."