Donald Trump et la poutinisation de la politique américaine

Donald Trump et la poutinisation de la politique américaine
الخميس 27 فبراير, 2025

Sur un plan intérieur comme dans les relations internationales, le président américain semble promouvoir des idées et des méthodes illibérales qui dessinent une communauté de pensée avec le président russe, Vladimir Poutine.

Par Piotr Smolar (Washington, correspondant). Le Monde.

Il a qualifié Volodymyr Zelensky de « dictateur ». Il a accusé l'Ukraine d'avoir prolongé la guerre depuis trois ans, dont l'origine aurait été, à l'en croire, la perspective d'adhésion à l'OTAN offerte à Kiev. Est-ce Vladimir Poutine qui parle ainsi ? Non, Donald Trump. La confusion se comprend au regard de l'incroyable retournement en cours à Washington. Pente illibérale, mépris pour le droit international, aspirations néo-impérialistes, politisation de l'appareil d'Etat, confusion entre intérêts publics et privés, culte du leader dans son camp et dans des médias conservateurs propagandistes : les Etats-Unis se « poutinisent » à grande vitesse. Ce néologisme ne dit pas une stricte équivalence, chaque pays ayant ses ressorts propres et son histoire, mais une contamination, un transfert de culture politique.

Lorsque l'Union soviétique s'est effondrée, fin 1991, l'idée d'une victoire définitive sur le communisme, après des décennies de guerre froide, suscitait une euphorie à Washington. Le modèle libéral triomphait : démocratie et économie de marché allaient de pair. Mais lorsque Vladimir Poutine a été élu président, en 2000, la revanche de l'appareil sécuritaire russe a débuté. L'objectif était de réimposer une verticale du pouvoir stricte dans le pays et d'inspirer de nouveau crainte et respect à l'extérieur. Vingt-cinq ans plus tard, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche et les ruptures violentes qu'il impose aux Etats-Unis et dans le monde couronnent la revanche finale de Vladimir Poutine. « C'est un gars très intelligent, c'est une personne très rusée », a dit en lui rendant hommage le président américain, mercredi.

L'exceptionnalisme dont se prévalait l'Amérique depuis la seconde guerre mondiale, déjà entamé par la guerre antiterroriste post-11-Septembre et l'aventure militaire désastreuse en Irak, a bien vécu. « La cité lumineuse sur une colline », pour paraphraser l'expression du président Ronald Reagan (1981-1989), a éteint ses feux. On n'est jamais à la hauteur d'une telle ambition, mais ne plus l'avoir, c'est s'affaisser. Le 24 février, à l'Assemblée générale des Nations unies, les Etats-Unis ont voté aux côtés de pays aussi peu recommandables que la Biélorussie, la Russie, la Hongrie ou le Soudan, pour s'opposer à une résolution qualifiant Moscou d'agresseur dans le conflit en Ukraine.

« Emmerder les Etats-Unis »
La fracture inédite avec les alliés européens est à la fois une séparation annoncée de longue date et un deuil à assumer pour ces derniers. « L'Union européenne a été fondée pour emmerder [screw] les Etats-Unis », a lancé Donald Trump, mercredi. Les Etats-Unis adoptent un discours victimaire, comme la Russie. Le milliardaire prétend que son pays a été abusé par ses alliés sur le plan commercial et sécuritaire, du Canada à l'Indo-Pacifique, en passant par l'Europe. Tous auraient prospéré à ses dépens. Vladimir Poutine, lui, assure que les Occidentaux ont menti au sujet de l'extension de l'OTAN jusqu'aux frontières russes et qu'ils ont cherché à susciter des révolutions « de couleur » en Géorgie ou en Ukraine.

La tentative de règlement du conflit en Ukraine illustre le changement radical de cap à Washington. L'accord sur l'exploitation des ressources minières ukrainiennes, que l'administration Trump a négocié de manière brutale avec Volodymyr Zelensky, n'est accompagné d'aucune garantie claire de sécurité pour l'avenir. La Maison Blanche a attaqué la légitimité du dirigeant ukrainien, son honnêteté aussi. La stratégie américaine qui se dessine est celle d'un vaste règlement bilatéral avec Moscou, qui commencerait par un cessez-le-feu et se poursuivrait par des projets économiques communs.

Donald Trump assume une vision de l'histoire partagée avec Vladimir Poutine, celle des grandes puissances qui font et défont les frontières. Tous deux méprisent la Cour pénale internationale et le catéchisme démocratique. Dans cette vision, les alliés importent peu, les instances multilatérales sont des coquilles vides que les Etats-Unis désertent volontiers. Le monde est fait de chasseurs et de proies. Vladimir Poutine a conquis 20 % du territoire géorgien, a annexé la Crimée en 2014 et revendique la conquête définitive de l'est de l'Ukraine, en attendant peut-être un jour d'absorber la Biélorussie ? Donald Trump parle de reprendre le contrôle du canal de Panama, de saisir le Groenland, de transformer le Canada en 51ᵉ Etat. Peu importe leur crédibilité : ces propos témoignent d'un égal mépris pour les peuples de ces pays et valident l'idée de zone d'influence, à disposition des grandes puissances. Celle des Etats-Unis est l'ensemble du continent américain. Celle de la Russie est l'ancienne périphérie soviétique. Celle de la Chine ? A ce jour, Donald Trump, pourtant très prolixe devant la presse, n'a tenu aucun propos rassurant à l'égard de Taïwan en cas d'invasion décidée par Pékin.

« Trump représente une vision de la fin XIXᵉ, début XXᵉ siècle, sur une Amérique en marche, mais confinée à sa propre sphère d'influence, et pas le genre à se retrouver embarquée dans les affaires européennes, explique Sergueï Radchenko, professeur à la School of Advanced International Studies de l'université Johns-Hopkins. Il voit l'hémisphère occidental comme la sphère d'influence de l'Amérique, mais il est moins intéressé par l'idée de défier les rivaux américains dans d'autres parties du monde. En termes d'impérialisme du XIXᵉ siècle, Poutine et Trump semblent donc parler le même langage. »

Même si le Kremlin mise ponctuellement sur un rapprochement avec Washington, il ne révise pas pour autant sa stratégie bilatérale sur le long terme. Elle consiste à imaginer Donald Trump en… Mikhaïl Gorbatchev américain. Soit un dirigeant animé d'intentions réformistes dans une URSS agonisante, ne comprenant pas les mécanismes qu'il déclenchait, précipitant la décomposition de son pays. Depuis des années, Moscou et Pékin parlent de la fin du monde unipolaire et de la centralité américaine. Ce ciment idéologique commun, ainsi que leurs liens économiques renforcés depuis trois ans, compromettent les fantasmes entretenus par certains dans l'administration Trump : l'idée qu'un rapprochement avec Moscou permettrait de décrocher la Russie du train chinois.

L'autre forme de poutinisation de l'Amérique concerne la politique intérieure. On ne sait à ce stade si la tentative trumpienne de reformatage de l'Etat fédéral, de contournement ou de destruction des contre-pouvoirs va réussir. Il faudra des mois avant que le brouillard se dissipe et qu'on mesure la distance entre les intentions et la réalité. Mais l'entreprise de la Maison Blanche est d'une ambition rare : agrandir au maximum le champ de l'exécutif. Il serait frivole d'établir une comparaison stricte avec la pyramide néoféodale russe, reposant sur une répression massive – dont des assassinats d'opposants – et une bureaucratisation complète des sujets de la Fédération de Russie. Les Etats ont beaucoup de pouvoir en Amérique, des prérogatives garantissant une forte autonomie. Néanmoins, il est frappant de constater des ressorts communs.

Donald Trump impose comme critère de promotion une loyauté de fer et une absence de scrupules. Ses conseillers, comme Stephen Miller, avaient théorisé de longue date la nécessité d'élargir le périmètre des postes dits « politiques » dans la haute administration, pour soumettre toutes les branches et agences du gouvernement – dont le ministère de la justice – à la volonté présidentielle. Soit une verticale du pouvoir à laquelle résistent bien peu les élus républicains au Congrès. Il reste les juges fédéraux, vigies essentielles.

Donald Trump développe aussi une forme de hiérarchie informelle, dans laquelle des proches, sans fonction traditionnelle, au carrefour des affaires et de la politique, jouent un rôle majeur. Une pratique russe classique. C'est le cas de sa vieille connaissance Steve Witkoff, magnat de l'immobilier devenu son envoyé spécial au Proche-Orient et avec la Russie. Mais l'exemple le plus marquant est Elon Musk. Le patron du groupe SpaceX est présenté par la Maison Blanche comme un « employé spécial du gouvernement », ce qui ne veut rien dire. « Elon, pour moi, est un patriote », a déclaré Donald Trump. « En fait, je me qualifie moi-même d'humble soutien technologique », a dit le concerné, jeudi, lors de la première réunion des membres du cabinet Trump.

« Ennemis de l'intérieur »
A la tête du département de l'efficacité gouvernementale, Elon Musk provoque un chaos dans les administrations fédérales, au nom de la lutte contre le gaspillage et de l'impératif de loyauté. L'homme le plus riche du monde tient aussi dans sa main la foudre du réseau X, qu'il peut déclencher à volonté contre telle ou telle cible. La confusion des registres – intérêts privés, plateforme toute-puissante, service public – est totale.

Lors de son discours d'adieu, Joe Biden avait mis en garde contre le risque présenté par une « oligarchie ». Elle est là. Le 25 février, Donald Trump annonçait son intention de lancer une gold card, soit la possibilité d'accéder à une carte de résident aux Etats-Unis contre 5 millions de dollars (4,8 millions d'euros). « Je connais des oligarques russes qui sont des gens très bien », a-t-il répondu lorsqu'on l'interrogea sur ces possibles prétendants.

La comparaison entre Elon Musk et Boris Berezovski, cardinal noir de Boris Eltsine, symbole de l'avènement des oligarques russes profitant du chaos des années 1990 pour piller les actifs de l'Etat, est un exercice intéressant. Mathématicien de formation, mort, en 2013, en exil, Berezovski était d'un cynisme consumé et d'une intelligence redoutable. Il comprenait l'intérêt d'instrumentaliser une menace intérieure pour consolider le régime, qu'elle soit communiste sur un plan électoral ou islamiste, en Tchétchénie. Elon Musk, lui, désigne l'Etat fédéral à la vindicte populaire.

Donald Trump, pour sa part, a ponctué sa campagne de références aux « ennemis de l'intérieur » (magistrats, journalistes ou démocrates). C'est un refrain classique dans les démocraties illibérales, mettant sous tension extrême l'Etat de droit, et bien sûr dans les régimes autoritaires. Donald Trump n'a d'ailleurs aucune révérence pour la Constitution. Malgré le 22ᵉ amendement qui interdit cette possibilité, il n'a cessé de faire des allusions ou des plaisanteries sur le fait qu'il pourrait être candidat à un troisième mandat. Vladimir Poutine, lui, en est à son sixième à la tête du pays. « La peur, à Moscou, n'est pas simplement que Trump et Musk s'inspirent du Kremlin, écrit le journaliste russe Mikhaïl Zygar dans Vanity Fair. C'est qu'ils pourraient affiner la formule, transformant l'audace autoritaire de Poutine, marque autrefois singulière, en norme mondiale. »