Mettant en scène son rôle de « médiateur incontournable » dans le conflit, le président Al-Sissi, assuré de sa victoire, s’efforce de redorer sa posture sur la scène internationale.
Par Eliott Brachet(Le Caire, correspondance) - Le Monde
Loin de rebattre les cartes d’une présidentielle égyptienne sans surprise, l’onde de choc provoquée par la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza n’a pas manqué de s’immiscer dans la campagne électorale, jusqu’à l’éclipser complètement. Alors que toutes les télévisions du pays sont branchées sur les images de dévastation dans l’enclave palestinienne, le scrutin, prévu du 10 au 12 décembre, est relégué au second plan et s’apparente pour beaucoup d’Egyptiens à un non-événement.
Le président Abdel Fattah Al-Sissi est pourtant bel et bien en campagne. Son visage est omniprésent dans la capitale, placardé sur d’immenses panneaux qui encadrent les routes et les ponts. Mais, depuis l’annonce de sa candidature, le 2 octobre, le raïs est resté silencieux sur les questions de politique intérieure, sans même détailler les grandes lignes de son programme pour les six années à venir.
« Le spectacle est bien huilé »
Dans cette course présidentielle taillée sur mesure, face à trois autres candidats dépourvus de base populaire et largement inconnus du public, Abdel Fattah Al-Sissi ne s’est présenté à aucun meeting public, n’a participé à aucun débat ni interview télévisée. Pour seule allocution publique, le président s’est mis en scène, jeudi 23 novembre, dans le stade du Caire au cours d’une soirée baptisée « Vive l’Egypte, réponse populaire en solidarité avec la Palestine ». Si, officiellement, cet événement retransmis sur les chaînes de télévision d’Etat n’était pas un meeting de campagne, à quelques jours du scrutin, il en avait tous les attributs.
Le spectacle est bien huilé. Au soleil couchant, le président est accueilli par une haie d’honneur formée par des centaines de bénévoles mobilisés pour acheminer l’aide humanitaire du pays vers la bande de Gaza. Au second plan, des rangées de camions chargés de tonnes de nourriture et de matériel d’urgence se tiennent à l’arrêt avant de se mettre en branle dans un concert de klaxons vers la frontière. Dans les gradins, des milliers de spectateurs chauffés à blanc déroulent une gigantesque banderole à son effigie, et agitent simultanément des drapeaux palestiniens se mêlant aux couleurs tricolores de l’Egypte.
Au-dessus de la mêlée
A la veille du début de la trêve entre le Hamas et Israël, le président égyptien prend la parole pour souligner les « efforts intenses » déployés par son administration afin d’empêcher l’escalade de la guerre. Il réitère ses appels à un cessez-lefeu, dénonce « la machine à tuer » et « la punition collective » infligée par Israël aux Gazaouis, ainsi que les projets de déplacement forcé de la population vers le Sinaï. Assurant suivre « 24 heures sur 24 » les développements de la crise, il veut renvoyer l’image d’un président au-dessus de la mêlée.
Soucieux de rehausser sa stature à l’international, Abdel Fattah Al-Sissi revêt le costume d’un chef d’Etat courtisé par les dirigeants mondiaux qui se sont succédé au Caire pour solliciter ses bons offices sur les épineux dossiers de l’exfiltration des ressortissants étrangers, de la libération d’otages ou encore de l’organisation de la réponse humanitaire.
Le régime a mobilisé toutes les agences de l’Etat pour organiser une campagne de dons, une collecte de sang et le recrutement de bénévoles pour acheminer l’aide humanitaire vers l’enclave palestinienne. Selon les autorités, 80% de l’aide qui pénètre à Gaza provient d’Egypte. De nombreux hôpitaux ont été mobilisés pour recevoir au compte-goutte des blessés palestiniens. Des milliers de tonnes de nourriture et de matériel ont débarqué du monde entier à El-Arich, chef-lieu du Sinaï Nord, converti en plate-forme humanitaire mondiale.
L’Egypte, partie prenante du blocus de la bande de Gaza depuis 2007, critique ouvertement les blocages israéliens qui entravent la distribution de l’aide humanitaire, mais garde un contrôle strict sur les entrées et sorties à Rafah. Alors que la cause palestinienne reste un sujet inflammable dans l’opinion publique égyptienne, le régime doit louvoyer entre un discours de fermeté vis-à-vis d’Israël et le maintien de son alliance stratégique avec l’Etat hébreu, sans passer pour un complice de la souffrance des Palestiniens.
Surtout, si Abdel Fattah Al-Sissi entend faire de la crise à Gaza son cheval de bataille, c’est pour éviter d’évoquer une autre crise : la dégradation sans précédent de l’économie égyptienne, qui entache son bilan et pour laquelle il était très décrié avant le 7 octobre et le déclenchement de la guerre aux portes de l’Egypte. Outre son endettement record, l’Egypte fait partie des dix pays les plus touchés par l’inflation selon la Banque mondiale, atteignant près de 40 % en septembre et 70 % pour les produits d’alimentation. Alors que le dollar s’échange à près de 50 livres sur le marché parallèle, les Egyptiens s’attendent à une nouvelle dévaluation dans les mois à venir.
« Canaliser la colère »
A la veille d’annoncer sa candidature, le président avait appelé la population à se serrer la ceinture lors d’une conférence intitulée « Histoire de la nation ». « Si le prix du progrès et de la prospérité est d’avoir faim et soif, ne mangeons pas et ne buvons pas », avait-il déclaré, suscitant une vague de critiques sur les réseaux sociaux et des manifestations réprimées dans la ville de Marsa Matrouh (nord-ouest du pays).
Lors de son accession au pouvoir en 2014, le maréchal Al-Sissi avait promis la stabilité et la prospérité. « Une décennie plus tard, le pays n’a cessé de s’effondrer. L’Egypte connaît une crise financière massive et sa population est plongée dans la pauvreté. Si le régime invoque des chocs externes, les conséquences d’une crise mondiale, il ne peut dissimuler sa responsabilité dans la hausse des prix. Ils peuvent réprimer et censurer les voix critiques, mais ils ne peuvent pas cacher cette vérité-là », analyse Timothy Kaldas, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policy.
Alors que tous les regards sont tournés vers la guerre à Gaza, les atteintes à la liberté d’expression et les pressions exercées sur l’opposition sont également reléguées au second plan. Le principal candidat dissident, Ahmed AlTantawi, a été évincé de la course et déféré devant les tribunaux. Le site d’information indépendant Mada Masr, qui avait évoqué des discussions en cours autour d’un exode des Palestiniens vers le Sinaï, a été suspendu pendant six mois par les autorités.
Si le pouvoir égyptien a orchestré, le 20 octobre, d’immenses manifestations partout dans le pays en soutien à la Palestine, la fenêtre s’est vite refermée de peur qu’elles ne se convertissent en vague de colère contre le pouvoir. Au Caire, en marge des cortèges, des centaines de manifestants ont ainsi investi brièvement la place Tahrir, haut lieu du soulèvement populaire de 2011, qui vit la chute du président Hosni Moubarak, scandant des slogans antirégime. Une centaine d’arrestations ont été dénombrées.
« Au début des années 2000, après la deuxième Intifada, les mobilisations en soutien à la Palestine ont ouvert un espace de contestation. Elles ont été un creuset structurant pour les mouvements d’opposition, ouvrant la voie au soulèvement de 2011. Le régime tente de canaliser cette colère, conscient que, si la situation lui échappe, il sera confronté à une vague de contestation bien plus difficile à contrôler que les autres formes conventionnelles de dissidence », rappelle Hossam El-Hamalawy, journaliste égyptien en exil.
Le maréchal Al-Sissi, qui dirige l’Egypte d’une main de fer depuis 2013, a su pour l’instant tirer son épingle du jeu de la crise qui gronde à sa frontière et s’apprête à garder les rênes du pays jusqu’en 2030.p eliott brach