Une vingtaine de prisonniers d’opinion saoudiens ont été libérés depuis l’automne tandis que le chef de l’appareil sécuritaire du royaume incite les opposants en exil à rentrer au pays, sans craindre de représailles. Des gestes d’apaisement destinés à redorer l’image peu flatteuse du royaume en matière de droits de l’homme.
Par Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante). Le Monde.
Une détente à bas bruit s’est amorcée entre la couronne saoudienne et ses détracteurs. Le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, surnommé « MBS », a fait ces derniers mois plusieurs gestes d’apaisement en direction des dissidents politiques, dans le but d’améliorer la réputation peu flatteuse du royaume en matière de droits de l’homme. Une image qui nuit à sa politique d’accueil de grands événements (Exposition universelle de 2030 et Coupe du monde de football en 2034) et à son plan de modernisation économique, Vision 2030, dont le succès dépend d’un afflux d’investissements étrangers.
Depuis l’automne 2024, plus de vingt prisonniers de conscience, incarcérés pour certains sur la base d’accusations liées au terrorisme, ont été libérés. Parmi eux se trouvent des militants des droits de l’homme, des influenceurs, ainsi qu’une douzaine de membres de la tribu Howeitat, arrêtés pour s’être opposés à leur déplacement forcé, dans le cadre du chantier de Neom, la ville futuriste en construction dans le nord-ouest du royaume, le projet phare de « MBS ».
La main tendue, lancée dimanche 2 mars, sur la chaîne saoudienne MBC, par le chef de la sécurité de l’Etat, Abdulaziz Al-Howairini, aux dissidents en exil, confirme que ce dégel procède d’une décision prise au sommet de l’Etat. Fidèle du prince héritier, patron de tout l’appareil sécuritaire du royaume, M. Al-Howairini a offert à ces critiques du pouvoir, qui ne se sont pas rendus coupables d’infractions pénales, de rentrer au pays sans crainte de représailles.
«Les Saoudiens se rendent probablement compte que la répression des activistes dessert le message d'ouverture qu'ils souhaitent trans mettre au monde entier. Ils voient bien que leurs opposants à l'étranger véhiculent une image négative et utilisent le fait de ne pas pouvoir rentrer au pays comme un argument. Ils jouent néanmoins un numéro d'équilibriste, car ils ne veulent pas envoyer le message que les critiques sont désormais admises», note un diplomate.
Les libérations se sont égrenées au fil des semaines. Le défenseur des droits humains Mohammed Al-Qahtani, qui avait purgé sa peine de dix ans de prison depuis 2022, mais avait été maintenu derrière les barreaux sans raison officielle, a bénéficié d'une libération conditionnelle. Il reste sous le coup d'une interdiction de voyager de dix ans qui l'empêche de retrouver sa famille, installée aux Etats-Unis. La doctorante saoudo-britannique Salma Al-Chehab, condamnée en 2022 à trente-quatre ans de prison pour des tweets en faveur des droits des femmes, a été libérée après qu'un tribunal a réduit sa peine à quatre ans de prison. D'autres ont bénéficié d'une grâce royale comme l'influenceur Mansour Al-Raqiba, condamné en 2023 à vingt-sept ans de prison pour une vidéo critiquant le plan Vision 2030.
Victoires majeures
«Les récentes libérations, qui n'auraient pas été possibles sans la campagne inlassable des militants du monde entier, sont des victoires majeures, explique Lina Al-Hathloul, responsable du plaidoyer de l'ONG de défense des droits humains ALQST. Mais, pour qu'elles marquent un véritable tournant dans le bilan désastreux des autorités saoudiennes en matière de droits de l'homme, elles doivent s'accompagner de la pleine liberté des personnes libérées, ainsi que de la libération de tous les autres prisonniers d'opinion et de l'arrêt des nouvelles arrestations arbitraires.»
Un comité, présidé par Musaad Ben Mohamed Al-Aiban, conseiller à la sécurité nationale, est chargé de réévaluer le bien-fondé de certaines peines de prison. Se lon Abdullah Alaoudh, dissident saoudien exilé aux Etats-Unis et directeur du programme de lutte contre l'autoritarisme au Middle East Democracy Center, le prince héritier avait évoqué, il y a plu sieurs mois, devant des sénateurs américains, son intention de libérer certains des 5000 prisonniers de conscience du royaume. L'objectif serait de libérer 600 à 800 personnes, dit-on dans son entourage.
«C'est une bonne chose. Cela résulte d'abord de la pression continue de l'opposition, des ONG, de la communauté internationale, des Nations unies, des médias... On a réussi à faire des droits de l'homme une priorité », estime M. Alaoudh. «Mohammed Ben Salman ne veut plus de mauvaises nouvelles concernant les droits humains. La mauvaise réputation de l'Arabie saoudite pèse sur les investissements étrangers et sur Vision 2030», abonde Bernard Haykel, historien à l'université américaine de Princeton. Il ajoute que « MBS», nommé dauphin du roi Salman, son père, en 2017, estime «son pouvoir maintenant établi et la contestation en interne mineure».
Il n'est cependant pas question d'apparaître trop indulgent sur la question ultrasensible de la dissidence. "MBS" a réussi à le faire sans apparaître faible. Mais c'est déjà un progrès que les autorités reconnaissent qu'il existe une opposition et qu'elle a un impact », dit Abdullah Alaoudh. Cela ne suffit pas à le convaincre lui, et d'autres dissidents politiques, à saisir la main tendue par le chef de la sécurité de l'Etat. D'autant que son père, le prédicateur Salman Al-Awdah, emprisonné depuis 2017, ne figure pas parmi les personnes relâchées.
Abdulaziz Al-Howairini a exhorté les dissidents saoudiens, présentés comme manipulés par des entités étrangères pour attaquer l'Arabie saoudite, à faire amende honorable. «Il ne faut pas fermer la porte à cette main tendue, mais comment s'imaginent-ils que les dissidents puissent revenir quand la plupart des membres de leur famille sont sous le coup d'interdictions de sortie du territoire?», souligne Lina Al-Hathloul. C'est notamment le cas de ses parents et de sa sœur, Loujain Al-Hathloul, célèbre militante féministe libérée en 2021, après trois ans de prison.
Lina Al-Hathloul plaide pour l'ouverture d'un dialogue entre le royaume et les ONG sur les prisonniers de conscience. Les organisations de défense des droits hu-mains appellent, par ailleurs, à une réforme du système judiciaire. En 2024, selon un décompte de l'AFP, au moins 338 personnes condamnées à mort par les tribunaux saoudiens ont été exécutées. Un chiffre sans précédent dans l'histoire du royaume.