En Arabie saoudite, la fête nationale comme outil du nationalisme

En Arabie saoudite, la fête nationale comme outil du nationalisme
الثلاثاء 26 سبتمبر, 2023

Les célébrations du 23 septembre, qui commémorent l’unification du royaume saoudien en 1932, sont l’occasion, pour le régime, de mobiliser les jeunes générations autour des objectifs du plan de modernisation du prince héritier Mohammed Ben Salman.

Par Hélène Sallon (Riyad, envoyée spéciale) - Le Monde

Debout près d’une quatre-voies qui s’étend aux confins nord de Riyad, là où les nouveaux quartiers résidentiels en construction grignotent peu à peu l’immensité du désert, Shahad et Line (elles n’ont donné que leur prénom, comme d’autres personnes interrogées) scrutent le ciel dans un mélange d’excitation et de fierté. Le vacarme des avions de chasse de la force royale aérienne qui fendent le ciel, laissant derrière eux des traînées de fumigènes colorés, dont certaines en forme de cœur et de palmier, couvre les exclamations des deux adolescentes et de la foule.

En ce jour de fête nationale saoudienne, samedi 23 septembre, le parc Ajlan ressemble à un drive-in. Des centaines de familles saoudiennes, des travailleurs migrants et quelques expatriés ont garé leurs véhicules sur le terre-plein puis, faute de place, au milieu de la route. La fête a des allures de grande communion nationale. Les enfants agitent des drapeaux verts, flanqués de slogans en l’honneur du 93e anniversaire de l’unification du royaume saoudien par le roi Abdel Aziz Al Saoud, en 1932. De jeunes hommes ont customisé leurs bolides d’un « 93 » et de portraits du roi Salman et de son fils, le prince héritier Mohammed Ben Salman, dit « MBS ».

« Tant à accomplir »
« C’est important pour moi de célébrer la fête nationale. Je suis fière de mon pays. Le prince héritier, Mohammed Ben Salman, a dit que nous, la jeunesse, sommes le pilier du royaume. Nous avons encore tant de choses à accomplir », s’exclame Shahad comme en écho au slogan sous lequel la couronne a placé ce 93e anniversaire : « Nous rêvons et nous accomplissons. » L’adolescente de 15 ans, en jean et en baskets sous son abaya, les cheveux couverts d’un hidjab, a poussé la coquetterie à surligner son regard d’un trait d’eye-liner vert. Elle égrène les succès de la « Vision 2030 », le plan de modernisation lancé par « MBS » pour sortir le royaume de la dépendance à l’or noir et de l’emprise ultrarigoriste du wahhabisme.

Shahad et Line, sa cadette de deux ans, sont de cette génération « Vision 2030 », qui a grandi à l’heure de la transformation du royaume. Des bancs de l’école publique aux célébrations des fêtes nationales, elles ont été abreuvées au nationalisme exalté par le roi Salman et son fils depuis leur arrivée au pouvoir en 2015. Dans un pays où deux tiers des 19 millions de Saoudiens (sur un total de 32 millions d’habitants, avec les travailleurs étrangers) ont moins de 35 ans, la jeunesse est le creuset du nouveau récit national que les deux souverains promeuvent, entre allégeance à la famille royale et à la religion, entre respect des traditions et entrée dans la modernité.

Filles de fonctionnaires de l’éducation nationale qui ne parlent qu’arabe, les deux sœurs maîtrisent déjà bien la langue de Shakespeare. Elles ont retenu quelques mots de français et commenceront bientôt le chinois. Shahad veut devenir traductrice, Line « avoir un métier qui rapporte ». Elles sont encore un peu perdues entre le conservatisme familial et la modernité promue désormais dans le royaume, à grand renfort de divertissements et de festivals de musique. « J’adore la K-pop. Je passe mon temps à regarder sur TikTok. J’aurais aimé aller voir un groupe qui est passé à Riyad. Mais les gens disent que c’est haram [interdit], ils ont raison », regrette Line, feignant de s’en convaincre.

Cette modernisation à marche forcée inquiète les plus âgés. « Il y a beaucoup de changements, cela n’est pas sans effet sur la famille. C’est elle, notre socle », redoute Hassa, une enseignante d’histoire. Couverte d’un niqab et d’une abaya noirs, la quadragénaire évoque l’influence de « certaines idées occidentales », citant à demi-mot les courants LGBTQI+. C’est le petit bémol qu’elle voit à la modernisation du royaume et à son ambition de se faire une place dans le concert des nations. Elle ressent sinon beaucoup de fierté à assister aux célébrations de la fête nationale. « Dieu nous a donné le Coran et le pétrole. Nous sommes restés longtemps renfermés sur nous-mêmes. Le temps est venu de faire rayonner nos valeurs de paix sur le monde », souligne l’enseignante.

Des stars du foot avec un sabre
Depuis la fin de la pandémie de Covid-19, la fête nationale fait dans la démesure. Les célébrations s’étalent désormais sur trois jours, du vendredi au dimanche. Les parades militaires et les feux d’artifice, les défilés de chameaux et les spectacles d’alardha, une danse exécutée avec des sabres et des tambours, rythment les soirées de Riyad et des grandes villes. Les nouvelles stars du championnat saoudien de football, Cristiano Ronaldo et Karim Benzema, se sont prêtées au jeu cette année, diffusant des vidéos où elles apparaissent en habit traditionnel, flanquées d’un sabre.

Dans la ville tentaculaire qu’est devenue Riyad, la fête nationale se résume pour de nombreux Saoudiens à une soirée en voiture. Coincés des heures dans les embouteillages, les chauffeurs de taxi et les Uber pestent. Les familles s’engouffrent dans les bouchons qui immobilisent la métropole de 8 millions d’habitants jusqu’au milieu de la nuit. « C’est pénible, mais les enfants sont contents de participer à la fête. Ils entendent les klaxons et voient les déguisements. Je veux qu’ils voient ça », confie Hassan, un père de trois jeunes enfants, coincé en voiture. Ils devront se contenter de voir le feu d’artifice tiré à Boulevard Riyadh City depuis la route.

D’autres ont garé leur voiture à plusieurs kilomètres pour rejoindre à pied ce grand complexe de magasins et de restaurants où des milliers de Saoudiens avancent collés-serrés sous les écrans géants publicitaires. Les jeunes femmes se sont apprêtées. Des bandes d’amis se sont déguisés. « On va faire la fête ensuite sur les grands boulevards d’Olaya », dans le centre de Riyad, invite l’un d’eux. Pour ces jeunes Saoudiens, la fête nationale est l’une des rares occasions où ils peuvent parader bruyamment jusqu’au petit matin avec l’approbation de la Couronne.