Riyad ne recrute pas seulement les plus grandes stars du foot : l’Arabie saoudite devient un eldorado pour les artistes et les intellectuels, qui lui permettent de soigner son image.
Par Corentin Pennarguear (à Al-'Ula) – L’Express
Au milieu du désert saoudien, entouré d’un sable brûlant, le Maraya ressemble à un mirage en cette fin d’été. Cette salle de concert unique au monde, recouverte par 9 740 miroirs, disparaît parmi la nature environnante. Une merveille architecturale, symbole des nouvelles ambitions culturelles de l’Arabie saoudite.
En cette matinée de septembre, une vingtaine de cavaliers se tiennent au garde-à-vous devant le Maraya, sabre au clair. D’ordinaire, la salle accueille des stars de la chanson comme Alicia Keys, la diva Mariah Carey ou le ténor Andrea Bocelli. Aujourd’hui, ce sont plus de 300 chercheurs qui débarquent de toute la planète pour le premier Sommet mondial de l’archéologie. L’initiative a été décidée par le prince héritier Mohammed ben Salmane (alias MBS) en personne, en juin dernier. Ses équipes avaient trois mois pour organiser cette première mondiale à Al-'Ula et réunir le gratin international de la recherche, sans regarder à la dépense. D’après nos informations, ce sommet de deux jours aura coûté près de 10 millions de dollars, soit un fragment de ce que dépense l’Arabie saoudite chaque mois pour des footballeurs comme Cristiano Ronaldo, mais suffisant pour faire du royaume une place forte de l’archéologie sur la scène internationale.
Enfoncé dans un immense canapé bleu, Samer Sahlah savoure le spectacle en sirotant son café à la cardamome. A 75 ans, ce professeur à l’université du Roi-Saoud a des étoiles dans les yeux quand il raconte sa "nouvelle Arabie" et sa récente ouverture au monde. "Auparavant, au moment de parler d’histoire ou de culture au Moyen-Orient, seuls comptaient la Mésopotamie, le Liban ou l’Egypte, raconte l’universitaire, emmitouflé dans son shemagh blanc et rouge, le foulard saoudien. L’Arabie saoudite était perçue comme un grand vide, comme un désert sans intérêt. Aujourd’hui, le monde entier vient à nous."
Concerts géants, stars internationales, expositions de renommée mondiale… En à peine cinq ans, l’Arabie saoudite est passée d’un quasi-désert culturel à une oasis de création. A la télévision, des publicités montrent de jeunes femmes en voile intégral peignant d’immenses fresques de street art dans les rues du royaume. A Neom, projet démentiel de ville futuriste sur la côte ouest, la première installation sortie du sable est un plateau de cinéma digne d’Hollywood. L’Arabie saoudite a même son premier film battant des records au box-office : Sattar, une comédie qui raconte la transformation d’un assureur pataud en première star du catch saoudien – 700 000 entrées sur le marché local, avant de rayonner au Moyen-Orient.
Le prince MBS a décrété une révolution dans son royaume, et celle-ci passe par la culture. "Enfin, on voit la lumière !" s’esclaffe Samer Sahlah. L’Arabie saoudite investit ses revenus du pétrole - 151 milliards d’euros de bénéfice en 2022 - pour se projeter dans la modernité, attirer l’économie mondiale et changer les regards sur un pays ultraconservateur. C’est aussi une manière d’offrir une certaine liberté à une jeunesse jusque-là enfermée (70 % de la population a moins de 35 ans), qui peut maintenant aller danser, garçons et filles mélangés, dans des festivals de musique électronique aux abords de Riyad ou Djedda, avec les plus grands DJ de la planète. "Toutes ces personnalités reconnues mettent en valeur les merveilles de l’Arabie saoudite, sourit Abdullah Hassan Masry, de l’Heritage Commission, l’organe chargé de préserver le patrimoine saoudien. Notre pays a longtemps été perçu comme marginal, mais ce n’est plus le cas : nous sommes sur la carte, au centre, et nous nous développons vite. Parfois trop vite, aux yeux de certains."
Toute l’Arabie ne se retrouve pas dans ce changement aussi soudain que radical, dans un pays qui interdisait encore la musique en public et le cinéma il y a moins de dix ans. L’ouverture au monde se traduit par l’ouverture aux critiques et au débat. Pas simple, par exemple pour cet archéologue saoudien réputé qui, à la tribune, fustige ses collègues étrangers : "Certains historiens très connus tentent de créer des sous-tribus dans l’histoire saoudienne. Ce n’est pas normal, ces tribus étaient unies." Traduction : mieux vaudrait ne pas parler des communautés juives qui ont peuplé l’Arabie avant l’avènement de l’islam.
Malgré son armée de communicants anglo-saxons, l’Arabie saoudite peine à cacher ses tabous encore écrasants. L’homosexualité reste, par exemple, une infraction pénale. Ce qui n’a pas empêché le royaume de communiquer à outrance sur son exposition Andy Warhol, au printemps dernier, dans le Maraya. Un artiste américain, homosexuel, icône de la pop culture, dans le berceau de la civilisation musulmane : l’image était (trop) belle. En réalité, toutes ses œuvres n’ont pas passé la frontière. Les milliers de visiteurs saoudiens n’ont pas eu accès à ses autoportraits érotiques ou à son travail sur la peine de mort, entre autres. "L’Arabie saoudite excelle dans l’art de dépenser des sommes astronomiques pour détourner l’attention du traitement qu’elle réserve à ses citoyens", résume Nadia Hardman, de l’ONG Human Rights Watch.
Le côté sombre de l’Arabie saoudite ne refroidit pas la France, soucieuse d’étancher la nouvelle soif de culture saoudienne - et d’obtenir les contrats afférents. Paris ne se contente pas d’envoyer quelques stars chanter dans le désert, comme Gims ou Gilbert Montagné, mais propose une offre culturelle complète : expositions, cinéma (avec le Festival international du film de la mer Rouge, copie du Festival de Cannes à Djedda), fouilles archéologiques, musées… "C’est un pays qui bouge beaucoup, dont la jeunesse a envie de culture, de cinéma, de mode, nous expliquait la ministre de la Culture française, Rima Abdul-Malak, en juin. La France a un rôle de soft power à jouer en Arabie saoudite, comme alternative aux Anglo-Saxons. Le régime est ce qu’il est, mais le pays change très vite."
La France, soutien de poids dans les instances internationales
Six musées sont en cours de construction dans la seule région d’Al-'Ula, dont la France se charge du développement culturel et touristique depuis 2018. Pour l’instant, aucun ne sort de terre, mais les emplacements sont prévus, les contrats signés. Le musée d’Art contemporain, édifié en partenariat avec le Centre Pompidou, se situera en contrebas de la vieille ville d’Al-'Ula, en cours de rénovation. Un musée du Cheval va se construire, tout comme un espace dédié aux royaumes arabes du Nord, qui se plongera dans l’histoire préislamique de l’Arabie, encore taboue il y a peu.
Mais l’aide culturelle française va plus loin. Paris pèse ainsi de tout son poids dans les instances internationales, comme le montre son soutien à la candidature de Riyad pour l’Exposition universelle 2030, dont l’attribution sera connue fin novembre. L’Arabie saoudite compte aussi sur l’expertise française pour inscrire son patrimoine à l’Unesco, avec l’objectif d’un nouveau site reconnu par an. "C’est très ambitieux, chaque dossier pour l’Unesco doit contenir plus de 1 000 pages, avec un énorme travail derrière", confie une source française. Une ambition récompensée, la réserve naturelle d’Uruq Bani Ma’arid devenant, le 20 septembre dernier, le septième site saoudien à figurer sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ce partenariat avec la France ne se limite plus aux frontières du royaume. L’exposition AlUla, merveille d’Arabie, succès d’audience à l’Institut du monde arabe en 2019 avec plus de 80 000 visiteurs, sera présentée à Pékin, au cœur de la Cité interdite, à partir de décembre. Un nouveau cadre exceptionnel, pour un nouvel épisode de soft power saoudien.