Le prince héritier, Mohammed Ben Salman, poursuit le travail de réécriture de l’histoire du royaume lancé par son père, le roi Salman, en gommant le rôle du wahhabisme dans la naissance du pays
Hélène Sallon, lemonde.fr
Le décor des palais d’Al-Turaif, avec leurs hauts murs ajourés de couleur sable, typiques de l’architecture du Nadjd, est devenu un passage obligé en lisière de Riyad pour les familles saoudiennes et les visiteurs étrangers. Après une pause photo en surplomb du Wadi Hanifa, les touristes s’engouffrent dans les ruelles de la cité historique de Diriya, inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco, pour se plonger dans l’histoire de la dynastie des Al Saoud depuis la fondation, au XVIIIe siècle, de son premier émirat.
Le site, rouvert au public fin 2022, ne sert pas seulement d’écrin à la campagne de promotion touristique du royaume, lancée par le prince héritier, Mohammed Ben Salman, dit « MBS », dans le cadre de Vision 2030, son vaste programme de réformes. Il est la pierre angulaire du roman national que « MBS » s’efforce d’écrire, autour de la seule famille des Saoud, dans le prolongement du travail commencé il y a une trentaine d’années, par son père, le roi Salman, vieux souverain de 87 ans féru d’histoire.
Dans ce nouveau récit, la dynastie royale s’émancipe de la figure tutélaire du cheikh Mohammed Ben Abdelwahhab, le théologien musulman avec qui l’émir de Diriya, Mohammed Ben Saoud, avait scellé l’alliance dite « du sabre et de la chahada » (la profession de foi musulmane), en 1744, pour partir à la conquête de la péninsule arabique. Hormis un manuscrit qu’il a écrit, le cheikh Abdelwahhab n’apparaît nulle part à Diriya. Sa silhouette se dessine seulement en ombre chinoise, aux côtés de celle de l’émir, dans une vidéo du musée.
Pendant des générations, historiens et écrivains ont dicté aux écoliers saoudiens que le pacte en tre les deux hommes était l’événement fondateur du premier Etat. Par un décret signé de sa main le 22 février 2022, le roi Salman a invalidé ce récit et relégué le wahhabisme à un rôle secondaire dans l’histoire du royaume. Le souverain a placé la création de l’Etat dix-sept ans plus tôt, en 1727, année de l’accession au trône de l’émir de Diriya, et convié la nation saoudienne à célébrer le « jour de la fondation » le 22 février.
« Hypernationalisme exclusif »
« Sous le roi Salman, on passe de l’Etat à la nation. Il centralise ce grand pays anarchique autour de Riyad et “déwahhabise” pour bâtir la nation, car le salafisme est antinational », estime l’historien et diplomate Louis Blin, ancien consul de France à Djedda. Cette mise à distance du wahhabisme est au cœur de Vision 2030, le plan de modernisation élaboré par son fils, l’homme fort du royaume. L’abolition de la police religieuse, l’émancipation des femmes, l’ouverture du pays aux divertissements et au tourisme et la réappropriation de l’héritage préislamique sont la face visible de cette transformation, destinée à extraire la société des griffes de cette doctrine islamique ultrarigoriste.
« Ce que fait le roi Salman depuis 2015 n’est pas nouveau. C’est une accélération de ce qui a été initié sous le roi Abdallah », analyse Stéphane Lacroix, professeur à Sciences Po et spécialiste de l’Arabie saoudite. L’ancien souverain, au pouvoir de 2005 à 2015, s’était fait le héraut d’un « nationalisme soft » aux accents modernisateurs, sans pousser trop loin la provocation contre les oulémas. Aidé de la police religieuse, le clergé wahhabite n’a eu de cesse de perturber ses célébrations, jugées païennes, comme celles du 23 septembre marquant l’unification du royaume en 1932. Le roi Salman en a fait une fête nationale.
« On est passé d’un nationalisme soft à un hypernationalisme exclusif. “MBS” comprend l’utilité du soft power islamique : il n’entend pas se départir du discours sur l’islam, mais réorganiser le système pour subordonner le religieux au politique, avec la famille royale en incarnation de la légitimité et de la nation », poursuit le politologue. Face à ses détracteurs, conservateurs comme progressistes, le jeune prince héritier justifie la verticalité du pouvoir par l’impératif de mener à bien ses réformes, au rythme qu’il a choisi. Il a été abreuvé des enseignements que son père a tirés des mouvements de contestation de la Couronne, notamment la Sahwa (« l’Eveil »), mouvement islamiste qui a culminé dans les années 1990, du temps du roi Fahd, en réponse à l’installation en Arabie des troupes américaines venues libérer le Koweït.
« L’entourage du roi Fahd a compris qu’il était dangereux de garder un deuxième pilier fort au sein du régime. Puis Salman, à son tour, a pris conscience que mettre en avant l’histoire religieuse pouvait entraîner un retour de flammes », note un bon connaisseur du royaume, qui a requis l’anonymat. Dans les années 1990, alors qu’il était gouverneur de Riyad, le père de « MBS » a ouvert le chantier de la refondation de l’histoire nationale, donnant la primauté à son père, le roi Abdelaziz, fondateur du troisième Etat saoudien en 1932, et au Nadjd, le centre de la péninsule arabique, dont sont originaires les Saoud. Il a créé des fondations, des musées et des commissions, confiés à des proches, historiens amateurs comme lui, qui ont relégué les Ahl Al Cheikh – les descendants du cheikh Abdelwahab – dans l’ombre.
Promotion d’un islam modéré
Après son accession au trône, les oulémas ont été mis au pas et leurs institutions reprises en main au nom de la promotion d’un islam modéré. Le clergé et les franges conservatrices de la société qui y sont réfractaires préfèrent désormais se taire, par peur, par lassitude ou par révérence. La répression s’est très tôt abattue sur ceux qui ont défié le nouveau pouvoir. En 2017, les cheikhs Salman Al-Awdah et Awad Al-Qarni, deux prédicateurs de la Sahwa, critiques de l’absolutisme saoudien, ont été arrêtés, avec des dizaines de membres de ce mouvement inspiré par les Frères musulmans. « “MBS” guide le changement, mais sans l’appui de son père, ce ne serait pas possible. Le roi Salman reste la clé de voûte et le garde-fou du régime », estime l’historien Louis Blin.
La crispation autoritaire du pouvoir n’entame pas la popularité de « MBS » auprès de la jeunesse, majoritaire dans le royaume, où deux tiers des 19 millions de Saoudiens (sur un total de 32 millions d’habitants, avec les travailleurs étrangers) ont moins de 35 ans. Nombreux trouvent dans la Vision 2030 une échappatoire au carcan wahhabite, qui use de l’argument religieux pour sacraliser le patriarcat.
Des oulémas affichent, par conviction ou par opportunisme, leur soutien au Palais et se font les chantres d’un islam compatible avec la Vision 2030. Certains, comme l’ancien imam de la grande mosquée de La Mecque, Adil Al-Kalbani, se frottaient déjà au rigorisme du clergé wahhabite sous le règne du roi Abdallah. Le clerc est allé jusqu’à apparaître, en 2018, dans le premier tournoi de baloot du royaume, un jeu de cartes populaire, et dans une publicité pour des jeux vidéo pour le festival culturel Riyadh Seasons. Nommé en 2016 secrétaire général de la Ligue islamique mondiale, Mohammed Al-Issa s’est, lui, fait le porte-voix de la tolérance religieuse. « “MBS” essaie de faire émerger une nouvelle élite religieuse qui prône une nouvelle vision car il trouve les oulémas traditionnels trop silencieux. Cela pose la question de l’obéissance à l’autorité », explique Stéphane Lacroix. Privé du soutien des religieux, le dirigeant manque de relais dans une société profondément divisée et recroquevillée sur la famille, le clan, la tribu.
Avec six millions de petits Saoudiens, l’école est devenue le creuset de la nation que MBS entend façonner. Partout dans le royaume, on apprend encore par cœur les chapitres des manuels scolaires élaborés par le gouvernement. Leur enseignement porte au-delà des frontières, auprès de millions de musulmans des pays arabophones où ils sont diffusés. Une réforme de ces manuels avait été amorcée timidement, sous la pression des Etats-Unis, après les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par des djihadistes en grande majorité saoudiens – quinze des dix-neuf pirates de l’air. Depuis 2019, cette réforme est au cœur des efforts de la Couronne pour rompre avec l’héritage wahhabite.
Les changements introduits dans les livres d’histoire et de sciences sociales mettent l’accent sur la loyauté à l’Etat et sur l’identité nationale, souligne la chercheuse Eman Al-Hussein dans une note pour l’Arab Gulf States Institute de Washington, un think tank américain. L’histoire des Al Saoud y est relatée depuis leurs ancêtres de la tribu Abu Hanifa, deux cents ans avant l’islam, jusqu’aux dernières réformes du roi Salman. Les thèmes religieux sont invoqués pour encourager l’allégeance à la famille royale et promouvoir le modèle du « bon citoyen ».
« Réforme par petites touches »
Certains passages décrivant les juifs et les chrétiens comme des infidèles, prônant le djihad, condamnant à la peine de mort pour les crimes de sodomie et d’apostasie, ou discriminatoires à l’égard des femmes, ont été retirés, a salué l’Institut pour la paix et la tolérance culturelle dans l’éducation scolaire (Impact-se). Cette ONG israélienne note un effort pour remplacer la référence à « l’ennemi sioniste » par « l’armée d’occupation israélienne ».
« L’establishment religieux et l’administration éducative viennent du même moule salafo-wahhabite. Ils ont compris que sur certaines questions, ils sont tenus à l’œil par le pouvoir. Mais sur d’autres sujets, ils continuent à faire du wahhabisme », estime Stéphane Lacroix. La Couronne veille à l’image qu’elle renvoie sur les questions relatives aux juifs, aux chrétiens et à Israël, considérées comme un marqueur de modération en Occident. Les chiites et les athées restent en revanche dépeints de façon péjorative. « C’est une réforme par petites touches. Il n’y a pas de refondation du discours religieux, ce qui impliquerait de se confronter à la tradition par une véritable opération intellectuelle et de recréer un espace de discussion, conclut le politologue. Le pouvoir saoudien n’y a pas d’intérêt. »