Le plan Vision 2030 du prince héritier Mohammed Ben Salman accumule les retards, les dépassements de coûts et les démissions riyad - envoyée spéciale
Par Hélène Sallon, Le Monde
Sur la scène du Cityscape, le salon de l’immobilier saoudien, le 12 novembre, Tarek Qaddoumi, le directeur exécutif de The Line Design Group, démentait les rumeurs. « The Line », le projet de ville futuriste porté par le prince héritier Mohammed Ben Salman, surnommé « MBS », la vitrine du plan de transformation économique et sociale du royaume, Vision 2030, sera, disait-il, à la hauteur des ambitions.
Au cœur de Neom, sur un territoire grand comme la Belgique mais situé dans le désert aride dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, à l’embouchure du golfe d’Aqaba, il y aura bien, assurait M. Qaddoumi, une paire de gratte-ciel en miroir de 174 kilomètres de long, 200 mètres de large et 500 mètres de haut où vivront 9 millions d’habitants. Une cité verticale, durable et sans voiture, où les lois les plus restrictives du royaume ne s’appliqueront pas. Une station de ski, Trojena, doit y accueillir les Jeux asiatiques d’hiver 2029. La station balnéaire de luxe sur la mer Rouge, Sindalah, a, elle, été inaugurée en octobre.
Sur scène, les architectes et les urbanistes confient « certaines des complexités » auxquelles ils sont confrontés pour réaliser cette ville défiant l’imagination et toute mesure. Le projet, né dans la tête de créateurs d’Hollywood, semble, à les entendre, difficile à traduire dans la réalité, mais pas impossible. Mais, alors que la présentation se poursuit sur la scène du Cityscape, la société Neom annonce, par voie de communiqué, le départ de Nadhmi Al-Nasr, son directeur général depuis 2018.
C’est un nouveau revers pour un projet qui accumule les retards, les dépassements de coûts et les démissions. Lorsque Mohammed Ben Salman l’a dévoilé, en 2022, le projet devait accueillir, dans sa première phase, un million d’habitants d’ici à 2030 sur 16 kilomètres, puis neuf millions en 2045. Il était estimé à un coût total de 500 milliards de dollars (475 milliards d’euros). Deux ans plus tard, alors que le président Emmanuel Macron est en visite dans le pays jusqu’au 4 décembre, il n’est plus question de construire, d’ici à 2030, que 2,5 kilomètres et d’accueillir 300 000 habitants, selon l’agence Bloomberg, qui rapporte que le budget a été réduit de 20 % en 2024. Des sociétés ont commencé à licencier des ouvriers pour réduire la voilure.
L’emblématique mégaprojet n’est pas le seul projet estampillé Vision 2030 à subir les retards et les redimensionnages. Le New Murabba, un gratte-ciel en forme de cube assez grand pour accueillir 20 Empire State Buildings, pourrait aussi subir des coupes. En décembre 2023, le ministre des finances saoudien, Mohammed AlJadaan, avait reconnu que le calendrier ne serait pas tenu pour certains mégaprojets. « Le retard ou l’extension de certains projets va servir l’économie », avait-il ajouté.
Concentration des mégaprojets
L’Arabie saoudite doit donner la priorité aux projets d’infrastructures prévus pour accueillir les prochains grands événements internationaux, comme l’Exposition universelle de 2030, que Riyad a obtenue, ou la Coupe du monde de la FIFA de 2034, à laquelle elle est candidate. La ville historique de la famille Saoud, Diriyah, le centre de divertissement de Qiddiya, ou l’aéroport international du roi Salman sont, à ce titre, des projets prioritaires.
« Les Saoudiens n’ont plus assez d’argent. Le prix du baril n’est pas assez élevé. Les dépenses budgétaires sont énormes et il n’y a pas assez d’investissements directs étrangers injectés dans les mégaprojets. Les autorités coupent les budgets, étalent les projets dans la durée. On réintroduit une dose de réalisme, commente Bernard Haykel, un spécialiste de l’Arabie saoudite à l’université Princeton aux Etats-Unis. Mohammed Ben Salman a conscience d’avoir vu très grand et que des personnes n’ont pas osé lui dire que ça ne pouvait pas fonctionner. »
« Il y a eu une stratégie délibérée de faire de Vision 2030 un projet ambitieux afin que l’économie fasse un bond grâce à d’importantes réformes. Et ça a été le cas », note Tim Callen, un ancien économiste du Fonds monétaire international (FMI) rattaché au Arab Gulf States Institute à Washington. Les mesures prises par le prince Mohammed pour libéraliser son économie ont rapidement transformé le royaume, avec une augmentation du nombre de femmes rejoignant la population active et un afflux d’investisseurs étrangers installant des bureaux dans la capitale.
« La réduction des mégaprojets aujourd’hui est vue, par beaucoup, comme une chose positive, car la question du financement de toutes ces dépenses sur les années à venir se pose, alors que les revenus du pétrole sont bas. Une question se pose aussi concernant la capacité à pouvoir livrer les projets à temps », poursuit M. Callen. Le FMI estime que le royaume a besoin d’un baril de brut à environ 98 dollars pour équilibrer les recettes publiques et les dépenses. Il se négocie actuellement à 73 dollars.
Pour combler ce déficit budgétaire, le royaume et le fonds souverain saoudien, le Public Investment Fund (PIF), ont levé des milliards de dollars en vendant de la dette, ce qui a augmenté le ratio dette/PIB, qui devrait atteindre 35 % d’ici à 2030. Le géant pétrolier saoudien Aramco, dont le PIF détient 16 % des parts, maintient un dividende élevé de 31 milliards de dollars pour aider à alimenter les caisses de l’Etat et celles du PIF, dont les réserves de trésorerie étaient tombées à 15 milliards de dollars, en septembre.
Aïman Al-Mudaifer, directeur du département immobilier au sein du PIF, a été nommé pour assurer l’intérim à la direction de Neom, propriété du PIF depuis six ans. Cette nomination renforce le rôle du fonds souverain saoudien, aux 1 000 milliards de dollars d’actifs, que dirige Mohammed Ben Salman lui-même. « Le PIF récupère beaucoup des mégaprojets, du King Abdullah Financial District, à Diriyah, qui est en train d’être transféré. Il y a une centralisation accrue autour du PIF, car MBS fait confiance à Nasser Al-Rumayyan [le PDG du PIF] et son équipe est plutôt compétente pour la gestion et la mise en œuvre de ces projets », souligne Tim Callen.
Cette concentration des mégaprojets aux mains du PIF, et donc du prince héritier qui y exerce un pouvoir sans partage, se fait au détriment du secteur privé. « L’un des problèmes est le degré très faible de transparence du PIF. On ne sait rien sur ce qu’ils investissent nationalement. On ne peut suivre que les investissements étrangers », ajoute l’ancien économiste du FMI. Pour se recentrer sur les projets de Vision 2030 et augmenter sa part d’investissements nationaux à 40 milliards de dollars, soit le quart de son portefeuille actuellement, le PIF a annoncé qu’il réduirait d’environ un tiers la part de ses investissements à l’étranger.
La plupart des investissements de Neom ont été faits jusqu’à présent par le PIF, sous la forme de capitaux propres, mais les « investisseurs étrangers commencent à venir à Neom », assurait le ministre de l’investissement, Khaled Al-Faleh, le 11 novembre, confiant que certains des projets seront financés sur capitaux privés et étrangers. L’Arabie saoudite, qui se démène pour attirer cent milliards de dollars d’investissements directs étrangers par an d’ici à la fin 2030, a atteint un quart de ce montant en 2023.
« Les investissements directs étrangers dans les secteurs hors hydrocarbures sont en train d’augmenter. La tendance est positive », confirme Tim Callen. Les crises régionales dans la bande de Gaza, au Liban, en Syrie et surtout en mer Rouge, où les rebelles houthistes bloquent le trafic maritime, ont eu peu d’impact sur l’économie saoudienne et les projets de la Vision 2030. Le ministre de l’investissement ne désespère pas de voir ces investissements abonder le mégaprojet Neom, un « investissement générationnel », prévu pour s’étaler dans le temps