Le patriarche Louis Raphaël Ier Sako et le chef d’un groupe armé pro-iranien se disputent le contrôle de la communauté chrétienne de 400 000 fidèles.
Par Hélène Sallon – Le Monde (Beyrouth, correspondante)
Le torchon brûle entre le patriarche catholique chaldéen Louis Raphaël Ier Sako et les autorités irakiennes. Le 22 juillet, le cardinal a quitté le siège du patriarcat à Bagdad et s’est réfugié dans un monastère au Kurdistan irakien, dénonçant le « silence » du gouvernement face à la « campagne » menée contre lui par Rayan Al-Kildani, le chef de la milice chrétienne des Brigades de Babylone. Le patriarche chaldéen et son rival, devenu membre du Parlement après s’être fait un nom comme défenseur des chrétiens durant la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI), se disputent l’ascendant sur cette communauté, qui ne compte plus que 400 000 fidèles environ.
Le cardinal Sako s’est offusqué de la révocation, le 12 juillet, par le président, Abdel Latif Rachid, d’un décret de 2013 reconnaissant sa nomination comme patriarche de l’Eglise chaldéenne et lui conférant l’administration des « biens de l’Eglise ». Le président irakien a invoqué l’inconstitutionnalité de ce décret, au motif que l’Etat ne peut se mêler des affaires de l’Eglise. Le retrait « n’a pas pour but de porter atteinte à la stature religieuse ou juridique du cardinal », a insisté la présidence. La décision rompt toutefois avec une tradition perpétuée depuis le califat abbasside, au Moyen Age. Les craintes du patriarche ont été avivées par sa convocation, le lendemain, par un tribunal de Bagdad, à la suite d’une plainte pour diffamation déposée contre lui par Rayan Al-Kildani.
Washington a dénoncé un « harcèlement » et un « coup porté à la liberté religieuse ». L’ambassade du Vatican à Bagdad a regretté des « malentendus » et des « agissements inappropriés ». Le bureau de l’ayatollah Ali Al-Sistani, la plus haute autorité chiite, a exprimé sa « consternation » face au sort réservé au cardinal Sako, tout comme l’Association des oulémas sunnites. Interlocuteur incontournable de la minorité chrétienne en Irak, le cardinal Sako a œuvré sans relâche pour obtenir un soutien international pour sa communauté, persécutée par les djihadistes. Il a été l’architecte de la visite du pape François en Irak en 2021, et de la rencontre entre le souverain pontife et l’ayatollah Ali Al-Sistani. Sanctions américaines Depuis le début de la guerre contre l’EI en 2014, le patriarche chaldéen et Rayan Al-Kildani se livrent bataille. « Cette bataille témoigne de la militarisation sans précédent au sein des communautés chrétiennes et yézidies dans le sillage de la guerre contre l’EI, ainsi que d’un phénomène accru de compétition intracommunautaire en Irak », estime le chercheur Hardy Mede. Dès la création des Brigades de Babylone en 2014, le cardinal Sako s’est opposé au recrutement de volontaires chrétiens et au titre de « cheikh Al-Kildani » (« le chef des chaldéens » en arabe) que l’homme originaire d’Al-Qosh, dans la plaine de Ninive, haut lieu du christianisme dans le nord de l’Irak, s’était attribué.
Partisan d’une posture de neutralité pour les chrétiens d’Irak, le cardinal Sako a critiqué la proximité du chef de milice avec le général iranien Qassem Soleimani, tué par une frappe américaine à Bagdad en janvier 2020. Les Brigades de Babylone, qui recrutent aussi parmi la minorité shabak chiite, ont rejoint les unités de la mobilisation populaire, une force progouvernementale dominée par les milices chiites pro-iraniennes. Elle a été accusée de saisies illégales de terres dans la province de Ninive et de corruption. Rayan Al-Kildani est, lui, visé depuis 2019 par des sanctions américaines pour des allégations de « graves violations des droits de l’homme. »
Le chef de milice a entamé une ascension politique grâce à ses liens avec les factions chiites proiraniennes, ainsi qu’avec l’Union patriotique du Kurdistan (UPK). Il a réalisé une percée aux législatives de 2021, en remportant quatre des cinq sièges réservés à la minorité chrétienne au Parlement, laminant la liste soutenue par le cardinal Sako. Pour les chercheurs Yaqoub Beth-Addai et Michael Knights, du Washington Institute for Near East Policy, cette victoire a été permise par les milliers de voix que ses candidats ont reçues de provinces à majorité chiite. «
Rayan Al-Kildani a réussi à s’imposer comme un acteur central à Mossoul et dans la plaine de Ninive en séduisant une partie de la communauté chrétienne », souligne Hardy Mede. Il aimerait peser dans la nomination du futur patriarche, Mgr Sako ayant annoncé qu’il remettrait sa charge au pape à 75 ans, un âge qu’il vient d’atteindre. Le chef de milice a coopté des chefs religieux chrétiens, en jouant de l’animosité de certains envers le cardinal Sako, à qui ils reprochent sa « politisation » et sa proximité avec le clan Barzani, qui domine le Kurdistan irakien. Les Barzani soutiennent la formation d’une liste chrétienne pour faire barrage à M. Kildani aux élections provinciales de novembre 2023.
Le cardinal Sako a proposé, non sans sarcasme, au « protecteur de la Constitution » – le président – de confier à M. Kildani l’administration « des biens de l’Eglise ». Rayan Al-Kildani a nié toute collusion avec le président, une figure de l’UPK. Le patriarche chaldéen et le député s’accusent mutuellement d’accaparer des propriétés à Bagdad et dans la plaine de Ninive appartenant à des chrétiens qui ont fui depuis 2003. L’enjeu de la bataille porterait aussi sur la direction des affaires religieuses et des minorités, un poste gouvernemental stratégique, actuellement vacant, auquel M. Kildani veut imposer son candidat.