Bénéficiant d’un rebond de la participation, l’ancien ministre de la santé devance nettement son adversaire ultraconservateur, Saïd Jalili.
Par Ghazal Golshiri et Madjid Zerrouky, Le Monde
Le réformateur Masoud Pezeshkian a remporté l’élection présidentielle anticipée, vendredi 5 juillet, en obtenant 16 384 403 voix et 53,6 % des suffrages exprimés, devançant de près de 3 millions de voix son rival ultraconservateur, Saïd Jalili (13 538 179 voix), lors d’un second tour qui a connu un rebond de participation à 50 % des inscrits, selon les chiffres publiés par le ministère de l’intérieur. Le vote avait été organisé en urgence après la mort de l’ancien président ultraconservateur Ebrahim Raïssi dans un accident d’hélicoptère, en mai.
« Nous tendrons la main de l’amitié à tout le monde, nous sommes tous des habitants de ce pays, nous devrions utiliser tout le monde pour le progrès du pays », a déclaré M. Pezeshkian, lors de sa première prise de parole depuis sa victoire, samedi. Ce spécialiste en chirurgie générale et en chirurgie cardiaque de 69 ans a été ministre de la santé sous le deuxième mandat de l’ancien président réformateur Mohammad Khatami, entre 2001 et 2005. Une fonction qu’il a volontiers mise en avant face à son adversaire.
Plus de 61 millions d’Iraniens étaient appelés à participer. Le premier tour a été marqué par une abstention record : 60 % des électeurs avaient boudé les urnes le 28 juin. « J’ai entendu dire que l’enthousiasme et l’intérêt du peuple [au scrutin] étaient plus grands qu’auparavant. Je prie Dieu pour qu’il en soit ainsi », espérait le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, en votant vendredi matin à Téhéran. Les bureaux de vote, qui devaient fermer à 18 heures, ont été maintenus ouverts jusqu’à minuit dans l’espoir d’un regain de participation.
L’afflux de quelque 7 millions d’électeurs supplémentaires par rapport au premier tour aura fait définitivement pencher la balance en faveur du candidat soutenu par le camp réformateur, Masoud Pezeshkian. Son adversaire, Saïd Jalili, qui accusait un million de voix de retard le 28 juin, comptait récupérer une partie de l’électorat de Mohammad Bagher Ghalibaf, l’ancien maire conservateur de la capitale éliminé au premier tour. En vain.
Peu de marge de manœuvre
Zeinab (qui témoigne sous pseudonyme), une habitante de Téhéran de 41 ans employée dans une organisation non gouvernementale, a voté pour le candidat réformateur vendredi, alors qu’elle avait boudé les urnes au premier tour. « J’ai une fille de 6 ans qui va à l’école, explique-t-elle. Pour nous, ce qui va se passer dans le court terme a de l’importance, surtout dans le système éducatif des filles. Je me suis dit que, si je me levais le matin et que je voyais que Saïd Jalili avait été élu, j’aurais une très mauvaise conscience. » Ces derniers jours, le candidat ultraconservateur, homme rigide et très religieux, avait été traité de « taliban » par certains partisans des réformateurs dans le but de mobiliser les abstentionnistes.
Peu de marge de manœuvre En Iran, une hausse de la participation a souvent bénéficié au camp réformateur. Mais remobiliser les électeurs n’avait rien d’évident pour M. Pezeshkian alors que les blessures provoquées par la répression violente du mouvement de protestation Femme, vie, liberté, né après la mort en garde à vue de la jeune Mahsa (Jina) Amini en septembre 2022, restent vives. « Mon gouvernement s’opposera à la police des mœurs. Et je m’oppose fermement à toute forme de coercition à l’encontre d’un être humain. Nous n’avons pas le droit de contraindre les femmes et les jeunes filles, et j’ai honte de ces comportements à leur égard », a-t-il promis lors de la campagne, semblant vouloir donner des gages à celles et ceux qui ont contesté le régime dans les rues et alors que les forces de l’ordre se remettent à cibler les femmes non ou « mal » voilées.
Masoud Pezeshkian est pourtant attendu au tournant. Alors que la justice et le Parlement sont aux mains des plus durs, comme tous les autres centres du pouvoir, dont les gardiens de la révolution (l’armée idéologique du pays), le nouveau président n’a que très peu de marge de manœuvre. Tous ses prédécesseurs qui n’ont pas appartenu à l’aile dure – le réformateur Mohammad Khatami (19972005) et Hassan Rohani (20132021) – ont été entravés dans leurs politiques internes et externes.
« A l’intérieur, Masoud Pezeshkian peut négocier avec le noyau dur du pouvoir certaines revendications de la population qui ne sont pas considérées comme des lignes rouges, touchant aux libertés sociales, explique au Monde Meysam Sharifi, membre de la campagne électorale du président élu, relativement optimiste. Sans être radical, il a la capacité d’interagir avec le pouvoir et de se faire entendre. »
Dérèglement climatique, corruption, inflation, chômage des jeunes, répression de toute voix dissonante… les défis qui attendent le nouvel élu sont immenses. Alors que son adversaire ultraconservateur cultivait une position d’isolationnisme économique pour atteindre l’hypothétique objectif d’une croissance de 8 % par an, défini par le Parlement après des mois de négociations houleuses avec la précédente administration, Masoud Pezeshkian lie tout espoir d’une embellie avec la sortie du pays de son isolement.
« Il n’est pas possible d’atteindre un taux de croissance de 8 % sans ouvrir nos frontières et communiquer avec les Etats et gouvernements de la région et du monde, a-t-il affirmé lors d’un débat télévisé. Pour atteindre cet objectif, nous aurions besoin de 200 milliards de dollars [184 milliards d’euros] par an, ce qui est impossible dans les conditions actuelles. Il est donc essentiel de résoudre nos problèmes de relations internationales. » Ses mots ont d’autant plus porté que Saïd Jalili, ancien négociateur sur le nucléaire entre 2007 et 2013, n’avait pas fait avancer les négociations sur ce dossier entre Téhéran et les grandes puissances.
Un accord comateux
Masoud Pezeshkian a aussi nommé l’ex-ministre des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif conseiller diplomatique. Ce dernier a été l’un des architectes de l’accord sur le nucléaire conclu en 2015 avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, la Russie et la Chine. Alors que le « deal » est dans un état comateux depuis 2018 et la sortie unilatérale des Etats-Unis de Donald Trump, l’élection de Masoud Pezeshkian laisse espérer une reprise des négociations.
« Bien que les politiques stratégiques, dont celles qui touchent au dossier du nucléaire, soient définies par le Guide suprême Ali Khamenei, les tactiques et la manière dont ces dernières sont mises en place dépendent des compétences et de la volonté des gens au sein du gouvernement, explique Hamidreza Azizi, chercheur à l’institut de recherche Stiftung Wissenschaft und Politik à Berlin. Sous Ebrahim Raïssi, une équipe incompétente a été à l’œuvre, qui ne comprenait guère la diplomatie et les négociations. Elle n’obtenait rien. La personne qui est à la manœuvre au ministère des affaires étrangères a de l’importance. »
Le président et son équipe siègent aussi au sein du Conseil suprême de la sécurité nationale, qui définit les grandes lignes stratégiques. « Ali Khamenei prend ses décisions en fonction de ce qui lui est transmis par ce conseil et de ce que lui disent ses propres conseillers, ajoute Hamidreza Azizi. En 2021, Ebrahim Raïssi avait nommé Ahmad Vahidi chef de ce conseil, un gardien de la révolution pur et dur. Pour son équipe, l’Occident était affaibli par la guerre en Ukraine et cela allait s’accentuer avec l’attaque du Hamas contre Israël. Il a donc été jugé préférable de remettre à plus tard les négociations. » «
Personne en Iran n’est pressé d’aller négocier, y compris le Guide », ajoute cependant le chercheur. La perspective d’un retour au pouvoir de Donald Trump devrait ainsi inciter Téhéran à temporiser jusqu’à l’élection américaine. Et Ali Khamenei pourra toujours imputer un échec des négociations au nouveau président, de surcroît réformateur.