DÉCRYPTAGE - Après avoir bombardé Israël pour venger la mort du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, la République islamique est entrée de plain-pied dans une guerre avec l'État hébreu. Le régime des mollahs y survivra-t-il ? Les avis des experts sont partagés.
Par Jean-Marc Gonin, LE FIGARO
Depuis la volée de 180 missiles lancés sur Israël – pour la plupart interceptés par le « Dôme de fer » , l’Iran a fait son entrée dans la guerre régionale née le 7 octobre 2023 lorsque les terroristes du Hamas ont tué 1 200 Israéliens et emmené 251 otages, dont des vieillards, des femmes et des enfants, à Gaza. Fini le seul combat « par procuration » où la République islamique comptait sur ses alliés de « l’axe de la résistance » pour s’en prendre à ce que les mollahs appellent « l’entité sioniste ». Hamas en Palestine, Hezbollah au Liban, Houthis au Yémen, milices chiites en Irak s’en sont tour à tour pris au territoire de l’État hébreu. Un temps désarçonné par l’attaque surprise du Hamas, Israël a, on l’a vu, riposté en déployant toutes ses forces contre ces supplétifs de l’Iran au point de les affaiblir considérablement et de réduire la bande de Gaza à un vaste champ de ruines. Deux succès spectaculaires, combinaisons d’excellence du renseignement extérieur et de supériorité militaire, sont venus couronner la stratégie israélienne : l’élimination d’Ismaïl Haniyeh, leader politique du Hamas, à Téhéran le 31 juillet et, bien sûr, celle de Hassan Nasrallah et de son état-major du Hezbollah, le 27 septembre dernier à Beyrouth.
Avant même qu’Israël ait déclenché son inévitable riposte contre Téhéran, plusieurs questions se posent sur l’état de l’Iran et la pérennité du régime des mollahs.
1 L’IRAN VEUT-IL D’UNE GUERRE FRONTALE AVEC ISRAËL ?
Vendredi 4 octobre, face à des dizaines de milliers de fidèles, l’ayatollah Khamenei a prononcé le prêche à la mosquée Mosalla de Téhéran. Cela faisait cinq ans que le guide suprême de la Révolution islamique n’avait pas conduit la grande prière hebdomadaire dans la deuxième plus grande mosquée du monde. Appuyé sur le canon d’un fusil, comme le font les prêcheurs du vendredi en Iran, le vieil ayatollah (85 ans dont 35 au pouvoir suprême) a tonné contre Israël et affirmé sans ambages que « la résistance dans la région ne faiblirait pas même après l’assassinat de ses leaders ». En clair, les Israéliens ont eu beau éliminer Ismaïl Haniyeh et Hassan Nasrallah et tuer ou mettre hors de combat une grande partie de leurs effectifs, ces deux mouvements continueront la guerre. Quant aux missiles lancés contre Israël, Ali Khamenei, qui s’exprimait alternativement en farsi et en arabe, a qualifié cette attaque de « légale et légitime » estimant la punition minimale pour sanctionner les crimes commis par cet État.
Sur l’exégèse de son discours, les avis divergent. Les uns y lisent un propos pesé au trébuchet pour éviter une escalade embrasant toute la région. Comme si ce bombardement du 1er octobre était intervenu pour solde de tout compte. Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS spécialisé sur l’Iran, veut croire à une gesticulation militaire concédée aux durs de la République islamique. « Il fallait faire quelque chose pour sauver la face, dit-il.
Nasrallah était une figure essentielle pour l’Iran et le Hezbollah un fleuron de sa politique extérieure. Comme un fusil braqué sur Israël. » Pour lui, la République islamique veut éviter à tout prix un conflit armé où elle se retrouverait non seulement confrontée à la supériorité militaire israélienne mais aussi à la grande puissance américaine qui s’en mêlerait automatiquement. « Téhéran cherche un accord avec les États-Unis, souligne Bernard Hourcade. C’était le sens du discours et des déclarations de Massoud Pezechkian (le président iranien élu en juillet dernier, NDLR), le 24 septembre à l’ONU. » Celui-ci avait en effet affirmé que l’Iran se retrouvait entraîné contre sa volonté « vers un point où ne voulons pas aller ». Pour appuyer son analyse, le chercheur remarque que l’ensemble de l’équipe qui avait négocié l’accord sur le nucléaire signé à Vienne en 2015 s’est rendue à New York avec le président, signe d’une volonté de dialogue.
Autre expert de l’Iran, Clément Therme, chargé de cours à l’université Paul-Valéry de Montpellier, exprime un tout autre son de cloche. « La question israélienne a toujours été un élément central de la politique de la République islamique », dit-il. Pour lui, on ne peut pas compter sur la moindre reculade du Guide suprême et de son entourage. Quant à une volonté de dialogue avec les États-Unis, cet universitaire n’en voit pas le moindre signe. « Toute ouverture signifierait un risque d’effondrement du système et les mollahs en sont bien conscients. » Un document secret daté de janvier 2023 et rédigé par Yahya Sinwar, le chef du Hamas à Gaza, confirme la radicalité iranienne. Découvert par les hommes de Tsahal à Gaza et révélé par Benny Gantz, figure de l’opposition à Benyamin Netanyahou, dans une récente tribune du New York Times, ce papier montre que le responsable de l’organisation terroriste palestinienne avait reçu un engagement de l’Iran de se joindre à une attaque contre Israël quand le Hamas aurait lancé son offensive sur le territoire israélien. Rappelons qu’après le 7 octobre 2023, l’Iran avait affirmé son soutien au Hamas tout en déclarant qu’il ignorait tout de cette affaire avant son déclenchement.
2 LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE VACILLE-T-ELLE SUR SES BASES ?
Né en 2022 après la mort de Mahsa Amini, 22 ans, aux mains de la police des mœurs de Téhéran après avoir été arrêtée pour « ports de vêtements inappropriés », le mouvement « Femme, vie, liberté » avait rudement secoué le régime. Pourtant, preuve de la solidité de son appareil répressif, policier aussi bien que judiciaire, la République islamique était lentement parvenue à reprendre le contrôle du pays au prix de plusieurs centaines de morts, d’arrestations puis de lourdes condamnations. Sursis ou normalisation ?
Là aussi, les avis divergent. Tenu par le Guide et les Gardiens de la révolution, le monde sécuritaire et policier reste lié au régime et a montré à maintes reprises qu’il leur était dévoué sans la moindre réserve. Mort dans le crash d’un hélicoptère en mai dernier, le président Ebrahim Raïssi, qui fut un juge sanguinaire avant d’accéder à la magistrature suprême, était lui aussi partisan de la méthode forte. En juillet dernier, l’élection de son remplaçant Massoud Pezechkian, candidat modéré, envoyait un message rigoureusement inverse. Sachant comment la sélection des candidats est organisée par le Conseil des gardiens de la Constitution, sous la stricte tutelle de l’ayatollah Khamenei, le choix a été effectué au plus haut niveau. « Il s’agissait tout bonnement de sauver la République islamique, martèle Bernard Hourcade. Ils ont retenu un modéré pour éviter l’effondrement. Une transition est nécessaire vers un système plus ouvert et les radicaux s’en sont montrés incapables. » Pour ce chercheur, quarante-cinq ans après la révolution de 1979, le régime théocratique est au bout du rouleau. Il se demande même si celui qui remplacera Ali Khamenei à sa disparition sera encore Guide suprême. Pour lui, la fonction va s’éteindre avec la mort de l’ayatollah. Bernard Hourcade établit un parallèle entre l’Iran d’aujourd’hui et l’URSS des années 1980. « Le système soviétique s’est écroulé de l’intérieur, rappelle-t-il. Gorbatchev était un homme du système qui a tenté de le sauver en l’ouvrant. Ce sera la même chose à Téhéran. »
Clément Therme ne croit pas un instant à ce scénario. « Le parallèle avec l’URSS est fantaisiste, raille-t-il. Personne ne veut réformer la République islamique en profondeur. S’il existe des différences entre mollahs, elles restent dans le cadre d’une idéologie religieuse qu’aucun d’entre eux ne veut remettre en cause. » Il souligne que le régime a régulièrement opéré des purges révolutionnaires en son sein pour prévenir toute déviance. Quant aux tentations d’ouverture économique pour alléger les difficultés du pays, Clément Therme s’inscrit également en faux. « Les Gardiens de la révolution qui gèrent un véritable trust, remarque-t-il, n’y ont aucun intérêt. Ils prospèrent grâce aux sanctions et n’ont pas envie de se retrouver en concurrence avec des investisseurs étrangers. »
Sur un point, en revanche, nos deux chercheurs s’accordent. Chaque appel à changer de régime émis depuis l’étranger – comme l’a lancé récemment Benyamin Netanyahou avec une allocution sous-titrée en farsi – produit l’effet contraire. Les connaisseurs de l’Iran en ont tous fait le constat : le nationalisme est le moteur le plus puissant de la nation iranienne. Celle-ci se solidarise avec le pouvoir dès que le monde extérieur lui demande de renverser ses gouvernants. Forts de vingt-cinq siècles d’histoire, les héritiers de Cyrus n’aiment pas que l’on se mêle de leurs affaires.