En Iran, les services de sécurité mis en cause après l’élimination d’Ismaël Haniyeh

En Iran, les services de sécurité mis en cause après l’élimination d’Ismaël Haniyeh
السبت 10 أغسطس, 2024

Par Delphine Minoui, Le Figaro

DÉCRYPTAGE - Les vulnérabilités mises au jour par la mort du chef islamiste suscitent critiques et moqueries à Téhéran.

C’est l’une des dernières apparitions publiques d’Ismaël Haniyeh. Sur une vidéo, on voit le chef du Hamas, en déplacement à Téhéran pour assister à la cérémonie d’investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezechkian, déambuler mardi 30 juillet dans les allées d’une exposition dédiée à l'« axe de la résistance ». Visage affable, veston noir sur une chemise blanche, il prend le temps de répondre aux questions, preuve qu’il « se sentait en sécurité dans la ville », selon la directrice du Carnegie Middle East Center, Maha Yahya. Son assassinat, quelques heures plus tard, aux environs de 2 heures du matin, a prouvé le contraire. « C’est un énorme choc pour l’establishment politique et sécuritaire de l’Iran », commente la chercheuse sur sa page X.

Ques’est-il passé dans la nuit du 30 au 31 juillet? Après plusieurs jours de spéculations, les gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime, ont imputé sa mort à un «projectile à courte portée avec une ogive d’environ 7 kilogrammes», tiré depuis l’extérieur de la résidence du nord de Téhéran où il était hébergé. La veille, le New York Times avançait, sur la base de témoignages anonymes, qu’il aurait été tué par une bombe dissimulée depuis environ deux mois dans cette même résidence.

Alors qu’affirmations et démentis s’enchaînent, sans pouvoir encore identifier clairement la provenance de la frappe, ni remonter le fil de l’opération attribuée à Israël, une chose est plus certaine : la liquidation d’Ismaël Haniyeh illustre une fois de plus lesfailles sécuritaires de la République islamique d’Iran. «Les données sur la cible étaient si précises qu’il ne fait aucun doute que des Iraniens sur le terrain ayant un accès à des informations de haut niveau ont été impliqués dans l’opération», estime Abdolrasool Divsallar, chercheur au UN Institute for Disarmement Research.

Encore plus embarrassant pour Téhéran: la puissance revendiquée des pasdarans, le corps des gardiens de la révolution, connu pour ses ingérences régionales, montre ici ses limites à l’intérieur même du pays. «La gravité de l’échec des services de renseignements est encore pire, sachant que la protection de Haniyeh relevait de la responsabilité des gardiens de la révolution, ce qui indique de sérieuses infiltrations au sein de ce groupe», poursuit l’expert.

La vulnérabilité des capacités sécuritaires iraniennes n’a pas manqué de susciter critiques et moqueries des Iraniens. Sur un mur du quartier Ekbatan de Téhéran, un graffiti conseille ainsi aux leaders iraniens d’aller se cacher dans «un trou à rats» pour éviter le même sort que leur hôte. Une image, devenue virale sur X, montre le guide suprême, Ali Khamenei, jaugeant le ciel d’un regard préoccupé alors qu’il assiste aux obsèques du chef du Hamas, «un signe flagrant d’inquiétude», commentent les internautes.

Les déclarations parues ces derniers jours dans la presse pro-gouvernementale confirment un véritable malaise au sein de l’appareil d’État. «Nous ne devons pas négliger la discussion sur les espions dans les institutions sensibles», alerte Khabar Online tandis que le journal Ham-Mihan rappelle que «de telles attaques reposent généralement sur la réception d’un signal précis de la cible» et suggère l’existence «d’un facteur humain ou composant techniqueimpliqué».

Dans une vidéo datant de 2021, et réapparue sur les réseaux sociaux, ministre des Renseignements, Ali Younesi, déplorait déjà la pénétration de l’Iran par le Mossad, l’agence israélienne en charge du renseignement extérieur. «Ces dix dernières années, l’infiltration du Mossad dans différents secteurs a atteint un niveau tel que les responsables de la République islamique d’Iran devraient s’inquiéter pour leur vie», y déclarait-il. Ali Younesi faisait là référence à une série d’explosions sur des sites nucléaires, ainsi qu’aux assassinats de scientifiques iraniens liés au programme nucléaire, dont le professeur de physique des particules Massoud Ali Mohammad et le fondateur de la Société nucléaire d’Iran, Majid Chahriari, en 2010, ou encore le physicien nucléaire Mohsen Fakhrizadeh, tué près de Téhéran dans une attaque contre son convoi.

Des attentats sanglants revendiqués par le groupe État islamique ont aussi secoué l’Iran pendant cette période. Pour l’ancien chef des renseignements, ces infiltrations seraient en partie dues au fait que les différents services «se battent entre eux», allusion indirecte à la concurrence contre-productive entre les équipes de son ministère et les maîtres espions des gardiens de la révolution.

Pour les connaisseurs de l’Iran, le durcissement idéologique du pouvoir combiné aux purges des services de renseignements à l’issue des grandes manifestations de la «vague verte» de 2009 a probablement contribué à ces failles. Les services iraniens pâtissent aujourd’hui de leur propre système qui privilégie la loyauté plutôt que la compétence. «Les responsables des services de renseignements des gardiens de la révolution ont tendance à devoir leur position soit à une conformité idéologique, soit à de forts liens familiaux ou personnels au sein de l’organisation», rappelle, dans un article publié dans The Atlantic, la chercheuse australienne Kylie Moore-Gilbert, emprisonnée à Téhéran de 2018 à 2020.

Résultat : obsédés par la traque des activistes et dissidents iraniens, souvent accusés à tort d’être les agents des États-Unis ou d’Israël, les services sont bien moins efficaces quand il s’agit de déceler les vrais espions extérieurs. En retour, les arrestations et humiliations répétées pourraient in fine pousser certains citoyens iraniens à «collaborer» avec un pays étranger. «La République islamique est devenue son propre plus grand adversaire : réticente au fil des décennies à la modération idéologique ou aux réformes de l’intérieur, elle s’est montrée tellement détestable que son propre peuple – ses plus grandes victimes – est potentiellement prêt à accepter la possibilité que l’ennemi de leur ennemi soit leur ami», observe l’universitaire.