Les désaccords entre le premier ministre de l’Etat hébreu et son ministre s’étalent au grand jour sur la conduite de la guerre à Gaza et au Liban.
Par Jean-Philippe Rémy (Jérusalem, correspondant), Le Monde
Cela aurait dû constituer l’humiliation de trop. Celle qu’a infligée le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, à son ministre de la défense, Yoav Gallant, en mettant fin sèchement à son projet de déplacement à Washington, mercredi 9 octobre. Cette visite avait pour objet de rencontrer son homologue, le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, alors que se préparent des frappes israéliennes contre l’Iran. Son annulation aurait pu provoquer une crise ouverte entre les deux dirigeants israéliens qui mènent la guerre à Gaza, et désormais au Liban, avec des désaccords étalés au grand jour depuis des mois. Mais Yoav Gallant s’y est plié. Une fois encore, il a servi à son corps défendant les visées du premier ministre, qui a repris le contrôle du canal entre Israël et les Etats-Unis, fortement perturbé par ses propres tensions avec Joe Biden. Ce dernier ne cache plus l’aversion que lui inspire le dirigeant israélien.
Mercredi, lors d’un appel téléphonique entre les deux hommes – auquel s’est jointe la vice-présidente et candidate démocrate à l’élection présidentielle, Kamala Harris –, il s’agissait de passer en revue la conduite des guerres menées par l’armée israélienne à Gaza et au Liban, mais, aussi, d’évoquer la manière dont Israël compte frapper l’Iran. Benyamin Nétanyahou entendait ainsi associer les Etats-Unis sans laisser à Washington la latitude de peser sur le calibre exact de ces frappes, dont les détails devaient être soumis à un vote du cabinet de sécurité israélien, jeudi 10 octobre. Le premier ministre et le président américain ne s’étaient pas entretenus depuis près de deux mois, alors même que l’accélération des événements dans la région aurait justifié des échanges nourris.
L’option de frapper durement des cibles iraniennes est envisagée par le pouvoir israélien depuis la salve de 180 missiles balistiques tirés par Téhéran à destination du territoire israélien, le 1er octobre. Yoav Gallant, faute d’être associé à la conversation avec les Américains, a déclaré mercredi soir devant des responsables militaires israéliens que les frappes allaient être « meurtrières, précises et surprenantes ». Et d’ajouter : « Ils ne vont pas comprendre ce qui leur est arrivé et comment cela leur est arrivé. » La menace, grandiloquente, demeure floue, mais semble orienter la nature de l’action, au moins pour partie, vers des opérations spéciales comme celle ayant conduit à l’élimination du chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran, le 31 juillet. Au risque de déclencher à leur tour une réplique iranienne d’un niveau élevé.
Depuis une semaine, plusieurs commentateurs israéliens ont agité la menace de bombardements visant le programme nucléaire iranien, ou le secteur pétrolier. Ces hypothèses ont fait bondir Washington, qui s’y oppose. Alors que l’élection américaine du 5 novembre approche, l’administration Biden ne veut pas d’une extension supplémentaire des conflits au Moyen-Orient. Benyamin Nétanyahou, même contraint de se plier à ces injonctions, peut-il décider seul des actions contre Téhéran ? C’est là où interviennent des dissensions avec son ministre de la défense.
Yoav Gallant jouit à Washington d’une réputation de relative modération. Au cours de la guerre, il est devenu, selon une source diplomatique européenne, « l’homme raisonnable » aux yeux des Américains, en raison de son approche pragmatique du conflit à Gaza. Cette réputation n’enlève rien à son recours, sans ciller, à la violence dans le cadre des opérations militaires dans l’enclave, au point d’amener mercredi Joe Biden à demander à M. Nétanyahou de ne pas reproduire au Liban les destructions massives de l’armée israélienne à Gaza.
La relation de proximité qui s’est nouée entre Yoav Gallant et Lloyd Austin, hérisse Benyamin Nétanyahou, inquiet d’une influence qui va à l’encontre de ses intentions. Comme le note Alon Pinkas, ancien diplomate israélien et bon connaisseur de la relation Israël Etats-Unis, dans le quotidien de centre gauche Haaretz : « Les Américains vont vraisemblablement faire pression sur Israël – par le biais du ministre de la défense, Yoav Gallant –, pour ne frapper que des cibles militaires ou des sites des gardiens de la révolution. »
Alors que les tensions entre Yoav Gallant et le premier ministre étaient devenues telles que ce dernier avait pris la décision de limoger son ministre, en septembre, et de le remplacer par Gideon Sa’ar, un rival susceptible de renforcer la coalition fragile de M. Nétanyahou, l’accélération des événements au Liban a finalement justifié le maintien du ministre à son poste. Face à la transformation du « front Nord » en guerre ouverte, il est apparu impossible de remercier un ministre de la défense aussi proche de ses généraux et de l’appareil militaire.
Mais les tensions, survenues très rapidement au sommet de l’Etat après le 7-Octobre et la riposte israélienne à Gaza, demeurent. Les désaccords portaient, avant tout, sur la façon de mener la guerre dans l’enclave palestinienne et sur l’ouverture rapide d’un front contre le Hezbollah libanais, une option défendue par Yoav Gallant, mais à laquelle s’était refusé Benyamin Nétanyahou. Au fil des mois, la rupture n’est pas apparue entre des partisans de la paix et des va-t-enguerre, mais elle s’est faite sur des divergences profondes concernant la manière de mener les opérations militaires dans l’enclave, et leurs conséquences pour les forces israéliennes, la libération des otages et, de façon plus large, le statut futur de Gaza.
D’un côté, les ministres d’extrême droite suprémacistes, Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, qui poussent le conflit vers l’extrême, veulent rendre l’enclave invivable, la vider de ses habitants en les poussant à des « migrations volontaires » et y installer des colonies. De l’autre, l’état-major, les généraux et leur ministre, Yoav Gallant ne sont pas non plus en faveur de la manière douce, mettent en œuvre sans état d’âme bombardements, opérations au sol, déplacements de population et destructions dans le cadre de la campagne contre les bataillons du Hamas. Mais leur point de vue diffère en ce sens qu’il intègre une dimension plus pragmatique, moins idéologique, vis-à-vis de la stratégie pour Gaza. Surtout, ils ont estimé – dès le mois de janvier – que le déploiement militaire israélien avait perdu sa raison d’être.
En mai, Yoav Gallant a de nouveau remis en cause la stratégie du premier ministre, en affirmant que ce dernier, poussé par ses alliés suprémacistes, s’enfonce dans une guerre longue à Gaza, laquelle va faire couler « beaucoup de sang et entraîner de nombreuses victimes [parmi les soldats] de façon inutile ».
Hanté par la libération des otages
Début septembre, le ministre de la défense affirme que le « Hamas, en tant que formation militaire, n’existe plus » dans la bande de Gaza et que le groupe est réduit à des actions « de guérilla ». Et d’insister, avec opiniâtreté : la guerre, sous sa forme actuelle, doit prendre fin, au profit d’une situation reposant sur les quatre « piliers » qu’il a exposés en janvier. L’armée continuerait, dans le cadre de ce projet, à considérer Gaza comme un terrain fermé, dans lequel elle interviendrait à sa convenance, pour une durée indéterminée. Le déploiement de troupes au sol devrait y prendre fin, remplacé par une force multinationale, tandis que l’administration civile serait assurée par une entité palestinienne. Cette vision percute celle de l’extrême droite, mais aussi celle du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, qui, depuis le début du conflit, refuse de se prononcer sur ce qu’il envisage pour le futur de l’enclave.
Le ministre de la défense est hanté par sa responsabilité vis-à-vis de l’histoire. Depuis le 7 octobre 2023, il s’habille entièrement de noir. Benyamin Nétanyahou avait commencé par l’imiter, puis a abandonné cette tenue de deuil. Yoav Gallant est aussi hanté par la libération des otages, dont il se sent, en raison des manquements de l’armée avant le 7 octobre 2023 et le jour de l’attaque du Hamas, en partie responsable. Dans les jours qui suivirent, alors que la machine de guerre israélienne se préparait pour une intervention massive dans Gaza, et que les bombardements avaient commencé, cela avait amené Yoav Gallant à ordonner « un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni essence. Nous nous battons contre des animaux, et il faut agir en conséquence. »
Le ministre n’a pas découvert l’usage de la force dans l’enclave. Alors qu’il commandait la région Sud de l’armée, il avait mené l’opération « Plomb durci » dans la bande de Gaza, à partir de fin 2008. Ses actions lui vaudront d’être mis en cause, dans le cadre du rapport Goldstone. L’instance indépendante internationale, initiée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, qui a enquêté sur le déroulement de ces opérations, a estimé dans son rapport d’avril 2009, que l’armée avait adopté une approche « conçue pour punir, humilier et terroriser la population civile ». Depuis le mois de mai, Yoav Gallant fait l’objet d’une demande de mandat d’arrêts du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), tout comme Benyamin Nétanyahou et le responsable du Hamas encore en vie, Yahya Sinouar