Avec ce tour de vis, qui vise aussi, depuis octobre 2023, des sympathisants de gauche et des jeunes sans passé militant, le régime veut éviter que la guerre à Gaza ne nourrisse la contestation lors des législatives de septembre.
Par Laure Stephan (Beyrouth, correspondance), Le Monde
Plusieurs centaines de Jordaniens se sont rassemblés, vendredi 26 juillet en début de soirée, dans le centre d’Amman, en soutien aux Palestiniens de Gaza. Ils ont fustigé le soutien américain à Israël dans sa guerre dans l’enclave palestinienne, et l’immobilisme des pays arabes, tancé l’Autorité palestinienne et scandé leur soutien au Hamas.
La gauche est présente dans ces manifestations hebdomadaires en Jordanie. Mais les islamistes constituent la principale force de mobilisation. Ils escomptent bâtir sur l’émotion suscitée par les brutales représailles israéliennes sur la bande de Gaza depuis l’attaque meurtrière du Hamas en octobre 2023. Leur popularité est surveillée de près par le pouvoir jordanien, alors qu’approchent les élections législatives, prévues le 10 septembre.
Le 23 juillet, le Front d’action islamique, la branche politique des Frères musulmans en Jordanie, a dénoncé les arrestations continuelles de « militants » et la détention de membres après avoir annoncé sa candidature au scrutin.
Une première vague d’arrestations avait eu lieu à l’automne 2023, à la suite de la mobilisation propalestinienne de la rue, qui appelle à la révocation des accords de paix entre la Jordanie et Israël signés en 1994. Les islamistes font, depuis, partie des cibles des services de sécurité. Secrétaire d’une autre formation islamiste, le Parti du partenariat et du salut, Ayman Sandouka a été arrêté en décembre 2023. Condamné pour « diffamation à l’encontre d’un organe officiel » après avoir critiqué le maintien des relations entre la Jordanie et Israël, il a été inculpé par le procureur de la Cour de sûreté d’Etat, une instance militaire, pour « incitation à s’opposer au régime politique ». Autre tour de vis, les bureaux de la télévision Al-Yarmouk, liée aux Frères musulmans, ont été fermés en mai ; elle collaborait avec la chaîne Al-Aqsa, du Hamas, dont elle recevait des images.
« La pression sur les milieux de l’islam politique est en partie dictée par la peur de troubles, estime un bon connaisseur de la politique jordanienne. Mais en resserrant le contrôle de l’espace public, les autorités prennent le risque de nourrir davantage d’animosité. »
Fébrilité du régime
« Les islamistes occupent le devant de la scène depuis les manifestations d’octobre [2023]. L’Etat ne veut pas que Gaza soit utilisée en bannière pour les élections : d’où les arrestations, même de courte durée, analyse un journaliste proche des milieux islamistes. Les autorités mesurent, parmi les Jordaniens, le fort sentiment pro-Hamas, perçu comme une force de résistance à Israël. Un soulèvement dans le royaume serait un danger pour le régime, et pour Israël. » En juin, les forces de sécurité ont annoncé avoir découvert deux caches d’explosifs dans la région d’Amman, et procédé à des arrestations.
De nouveaux appels ont été lancés par des dirigeants du Hamas, au printemps, exhortant les Jordaniens, dont une partie importante est d’origine palestinienne, à se mobiliser. Ces appels ont accru la fébrilité du régime. La direction du Hamas a été expulsée de Jordanie en 1999, et les autorités ont elles-mêmes investi le sujet de Gaza, en condamnant avec virulence, et très tôt, la guerre menée par Israël. Mais une partie de la population attend davantage.
Le ciblage des islamistes s’inscrit dans une répression plus vaste depuis octobre 2023, touchant aussi des militants de gauche ou des jeunes sans passé d’activisme. Des centaines d’arrestations et d’interpellations ont eu lieu. « Les autorités jordaniennes continuent de détenir des militants et des individus sur la base d’accusations relevant de la liberté de rassemblement et d’expression », déplore Reina Wehbi, chargée de campagne sur la Jordanie à Amnesty International.
L’arrestation d’un célèbre satiriste, Ahmad Al-Zoubi, le 2 juillet, a provoqué une vague d’indignation. Les forces de sécurité ont appliqué une décision de justice rendue en 2023 : il avait été condamné à un an de prison pour un message sur Facebook critiquant le pouvoir. En juin, la journaliste Hiba Abou Taha, très critique de la politique jordanienne à l’égard de la guerre à Gaza, a été condamnée à une peine d’un an de prison. Elle était poursuivie pour « incitation à la sédition et à la discorde ». Sa condamnation s’est appuyée sur une loi sur la cybercriminalité, amendée au cours de l’été 2023, jugée liberticide par les défenseurs des droits humains. Ces arrestations ont un « effet de dissuasion », constate le journaliste Daoud Kuttab. L’autocensure est de mise, et les manifestations pro-Gaza ont diminué d’ampleur depuis une vague d’arrestations au printemps.
Jeudi 25 juillet, le roi Abdallah II a annoncé la dissolution du Parlement, en prévision des législatives. Le scénario idéal pour les autorités est que les islamistes y participent – pour promouvoir l’image pluraliste – et obtiennent un score limité. Lors du scrutin de 2020, le taux de participation officiel n’avait pas dépassé les 30 %.