Par Isabelle Lasserre - LE FIGARO
ANALYSE - Le président américain réinvestit son pays dans un espace stratégique délaissé par l’Europe. Mais il sert aussi les intérêts du Kremlin.
En général, les menaces d’annexion territoriale viennent plutôt des puissances autoritaires de l’Est. De la Russie de Poutine, qui attaque ses voisins pour les faire revenir de force dans sa sphère d’influence. Ou de la Chine de Xi Jinping, qui a inauguré l’année 2025 avec la promesse qu’il ne renoncerait pas à la réunification avec Taïwan, considérée comme un processus inévitable. Mais pas de la première démocratie occidentale, l’Amérique. Ce temps-là est révolu.
Donald Trump, bientôt en fonction, veut annexer le Groenland et le canal de Panama. Il entend fusionner avec le Canada. Concernant les deux premières conquêtes potentielles, il n’a pas exclu l'utilisation de la force armée. Au sein du Parti républicain, beaucoup se sont félicités de l’initiative, comme le député Brandon Gill : «Les populations du Panama, du Groenland et du Canada devraient être honorées que Donald Trump veuille les amener dans le bercail américain.» Les analystes le disaient isolationniste. En quelques phrases, Donald Trump a prouvé qu’il était surtout impérialiste. Alors, Poutine-Trump, même combat? Bluff ou réalité?
«Si ce genre de propos avait été tenu par laChine, le scandale aurait été énorme! Mais il faut prendre Donald Trump au sérieux quand il menace d’utiliser la force contre un allié comme le Danemark (dont le Groenland est un territoire autonome), pour des questions de sécurité nationale. C’est une relation de prédation», commente Tara Varma, chercheuse invitée à la Brooking’s Institution,à l’occasion d’une rencontre organisée par l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Tout se passe comme si les interventions militaires de Poutine en Géorgie et en Ukraine avaient entraîné une désinhibition des comportements impériaux dans le monde, avec partout un effet d'imitation de la Russie.
«Ainsi sont-ils toujours plus nombreux, ceux qui ne rêvent que d’imiter notre nation audacieuse, consolidée, guerrière et sans frontières… En somme, la Russie est entourée de sosies et de parodistes déroulant un véritable défilé de tous les impérialismes possibles et imaginables», explique Vladislav Sourkov, l’ancienne éminence grise du Kremlin, dont le dernier écrit a été traduit et commenté par Le Grand Continent. Pour lui, Vladimir Poutine a ouvert avec la guerre en Ukraine une nouvelle ère impériale à l’échelle planétaire, dans laquelle les puissances se projettent. La Turquie quand elle intervient en Syrie, «conformément aux meilleures traditions de la Sublime Porte». La Chine quand elle tisse ses «routes de la soie» en Europe, et prépare la réunification avec Taïwan. Les États-Unis quand ils revendiquent le Groenland, le Canada, le canal de Panama.
L’exemple poutinien est d’autant plus tentant pour Donald Trump que le président élu admire les autocrates. «Il aime les hommes forts qui mettent tous leurs moyens au service de leurs objectifs, comme Poutine ou KimJong-un, le président nord-coréen. Il pense comme eux», explique Célia Belin, la directrice du bureau parisien de l’ECFR. Avec Donald Trump 2, qui a nettoyé son équipe de ceux qui pourraient freiner ses impulsions, les États-Unis vont-ils doucement se transformer en une puissance révisionniste, à l’extérieur comme à l’intérieur? «Donald Trump rêve d’être un homme fort comme Vladimir Poutine, un président qui ne dépend pas des élections, avec une justice et des médias au pas», répond un diplomate.
Ses derniers propos montrent surtout le retour spectaculaire des méthodes de force du XIXe siècle et le retour d’une politique étrangère à vision impériale. En 1803, les États-Unis avaient acheté la Louisiane à Bonaparte. En 1867, ils avaient négocié avec la Russie celui de l’Alaska. «Trump fait du Poutine intelligent. Car personne ne croit qu’il va réellement envahir le Groenland. Mais il pense “out of the box” en forçant l’ouverture d’un débat autour d’un enjeu stratégique. Les États-Unis sont l’une des puissances de la nouvelle donne en Arctique, et le Danemark n’est pas à la hauteur», poursuit le diplomate.
Au Groenland, où la fonte des glaces due au changement climatique ouvre de nouvelles routes maritimes et où les États-Unis disposent d’une base militaire, il y a désormais plus de sous-marins qued’ours blancs. Depuis plusieurs années, laRussie augmenteson influence politique, économique et militaire dans la région. Alors que l’île, qui protège les États-Unis desmissiles russes, dispose aussi de considérables ressourcesminérales, Washington s’inquiète aussi de l’intérêt manifesté par la Chine. Face auxinvestissements militaires russes et chinois, Donald Trump juge dangereux le manque de surveillance de l’Europe dans l’espace aérien et sous-marin à l’est du Groenland. Face à ses menaces, le Danemark n’a pas seulement répondu qu’il n’était «pas à vendre et ne le serait jamais». Il a aussi annoncé une augmentation de ses dépenses de défense pour assurer «une plus forte présence dans l’Arctique» et s’est dit «ouvert au dialogue» pour s'assurer que«les ambitions américaines» dans l’Arctique «soient satisfaites».
Cela pourrait être l'effet vertueux des déclarations provocatrices de Donald Trump: forcer les Européens, qui ont du mal à quitter entièrement le monde des Bisounours dans lequel ils vivaient depuis la fin de la guerre froide, à se réinvestir dans l’histoire et à se réengager dans les grands enjeux stratégiques. Le retour de Trump accélère les changements stratégiques avec pour eux un effet vertigineux, mais qui correspond à la réalité. Trump, épaulé par Elon Musk, sera-t-il le grand réformateur de l’Europe?
Pour l’instant, ses propos disruptifs profitent d’abord à la Russie, dont les propres ambitions expansionniste acquièrent une légitimité inespérée. Ils valident à l'avance les nouvelles tentatives du Kremlin d’accroître sa sphère d'influence. Alors que l’Occident a toujours dénoncé le caractère «illégal» de l’invasion de l’Ukraine, Moscou pourrait considérer que ses ambitions sont désormais validées par Washington. «Ce que Donald Trump fait nous bénéficie grandement. Cela détruit totalement toutes les illusions que certains avaient encore sur le sommet des démocraties et sur le respect des opinions des alliés de l’Otan. Trump est un type super!», a commenté Vladimir Solovyov, présentateur télé et allié du Kremlin.
Un mauvais signal pour l’Ukraine, au moment où Donald Trump affirme préparer une rencontre avec Vladimir Poutine «pour en finir» avec la guerre. Comme le dit Vladislav Sourkov: «Les empires renaissent et les empires s'affrontent. Rappelons que la paix n’est rien d’autre que la continuation de la guerre par d’autres moyens.»