Envoyé spécial du président américain pour le Moyen-Orient, Steve Witkoff, ex-magnat de l’immobilier, gère aussi le dossier ukrainien.
Par Piotr Smolar (Washington, correspondant). LE MONDE.
Un long tête-à-tête avec Vladimir Poutine, sans témoins : Steve Witkoff a bénéficié d’un privilège rare lors de son déplacement à Moscou, le 11 février. Objectif premier du voyage, effectué à bord de son avion privé : ramener Marc Fogel, enseignant américain détenu en Russie. « La rencontre s’est terminée, j’ai regardé ma montre et ça faisait près de trois heures trente qu’on était là, a expliqué plus tard l’envoyé spécial de Donald Trump sur la chaîne CBS. Cela suggère, je l’espère, que beaucoup de bonnes choses ont été accomplies. »
Steve Witkoff devait participer, mardi 11 mars en Arabie saoudite, aux discussions avec les négociateurs ukrainiens dépêchés par Volodymyr Zelensky, pour fixer le cadre d’un cessez-le-feu. Mais pris par son autre dossier, celui des otages aux mains du Hamas, il sera au même moment au Qatar, laissant la conduite des discussions au secrétaire d’Etat, Marco Rubio, et au conseiller à la sécurité nationale, Mike Waltz. « C’est un homme occupé ces jours-ci », a noté Marco Rubio dans l’avion. La promotion de Steve Witkoff dit beaucoup de la diplomatie transactionnelle voulue par Donald Trump. Celui-ci l’a désigné d’abord comme envoyé spécial pour le Moyen-Orient – une place occupée pendant le premier mandat (2017-2021) par le gendre du président, Jared Kushner – avant de l’impliquer aussi dans le dossier ukrainien.
Par sa loyauté et son profil familier, il est l’une des personnes les plus proches de Donald Trump. Dans la dernière ligne droite de l’administration Biden, Steve Witkoff a participé aux négociations en vue de la libération par phases des otages à Gaza. Dans ce même dossier, un autre envoyé spécial du président, chargé des otages américains, a provoqué une certaine confusion. A au moins deux reprises, sans en avertir le gouvernement israélien, Adam Boehler a eu des contacts directs à Doha, au Qatar, avec des représentants du Hamas, organisation classée terroriste par Washington depuis 1997. L’information, rendue publique, provoqua la fureur de Benyamin Nétanyahou. Donald Trump s’est bien gardé de condamner cette démarche, impossible sans son assentiment. Dans une série d’interviews, Adam Boehler a expliqué que le mouvement islamiste armé avait proposé une trêve de « cinq à dix ans », en renonçant à diriger Gaza.
Pour l’heure, cette initiative « n’a pas porté ses fruits, a expliqué mardi Marco Rubio. Cela ne signifie pas qu’il avait tort d’essayer, mais notre principale voie de négociation sur ce front continuera à être M. Witkoff et le travail qu’il accomplit via le Qatar ».
Incontournable Steve Witkoff. Agé de 67 ans, il vient de New York, où il a débuté comme avocat avant de faire fortune dans l’immobilier. Dans la firme qui porte son nom, il emploie ses deux fils, Alex et Zach, ainsi que son épouse, Lauren. Comme de nombreux New-Yorkais aisés, le magnat a déménagé sous le soleil de Floride. Cela lui permet d’être toujours à proximité de son ami Donald Trump, qu’il fréquente, notamment, sur les parcours de golf. Steve Witkoff a pris la parole lors de la convention républicaine à Milwaukee (Wisconsin), en juillet 2024. Il a loué son côté « compassionnel ». Donald Trump avait été à ses côtés, treize ans plus tôt, lorsque l’un de ses fils était mort par overdose.
Gages de compatibilité
En lui offrant une audience hors norme, Vladimir Poutine a montré qu’il intégrait une règle d’or dans le monde trumpiste : les hiérarchies classiques comptent peu. Seules importent les relations personnelles, en circuit court, au service des impulsions du chef. Donald Trump s’épanouit dans l’improvisation et parfois le chaos. Mais ces préférences présentent un intérêt limité en politique étrangère, malgré l’incertitude dissuasive qu’elle génère : il faut travailler les dossiers. Face à Vladimir Poutine, Steve Witkoff n’avait aucune connaissance de l’Ukraine, de ses enjeux de sécurité, des antécédents russes. De même, le projet d’une Riviera à Gaza relève du mirage un rien obscène. Tout n’est pas une affaire de cadastre, de travaux et de chèques.
Le général Keith Kellogg, lui, connaît bien l’Ukraine. Désigné envoyé spécial par Donald Trump, pour faire avancer la paix dans ce dossier, il a été marginalisé, côté américain. Il a pris publiquement ses distances avec Steve Witkoff au sujet du point de départ diplomatique d’une résolution. Ce dernier a qualifié le protocole d’Istanbul, rédigé un mois après l’invasion russe de février 2022 en des termes très défavorables à Kiev, comme un « poteau indicateur ». Pour le général Kellogg, « il faut développer quelque chose d’entièrement nouveau ».
Dans cette équipe atypique en politique étrangère, au carrefour de la diplomatie et des affaires, Marco Rubio semble déjà dévalué. Il était enfoncé dans le canapé, crispé, pendant le vif échange dans le bureau Ovale entre Donald Trump, son vice-président, J. D. Vance, et Volodymyr Zelensky. Selon la presse américaine, Mike Waltz et Marco Rubio avaient ensuite insisté auprès du milliardaire pour que son invité soit éconduit sur-le-champ.
Le secrétaire d’Etat semble développer une nouvelle habitude, celle de tancer les dirigeants étrangers. Le 8 mars, sur le réseau X, il s’est mêlé à une dispute entre son homologue polonais, Radek Sikorski, et Elon Musk, à propos de l’éventuel retrait du réseau Starlink d’Ukraine. « Tais-toi, petit homme », a lancé le milliardaire au ministre polonais. Marco Rubio renchérissait : « Et dites merci, parce que sans Starlink, l’Ukraine aurait perdu cette guerre depuis longtemps et les Russes seraient sur la frontière avec la Pologne. »
Derrière ce front commun entre les deux Américains, la réalité est bien moins séduisante pour Marco Rubio, forcé de se taire ou de donner des gages de compatibilité avec les transgressions trumpistes. Il se trouve réduit à un rôle secondaire, subissant – comme les autres membres du cabinet, voire davantage – les assauts d’Elon Musk. La première cible du département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) a été l’agence Usaid, chargée de l’assistance humanitaire et du développement économique dans le monde. Lors de la seconde réunion du cabinet, dont les détails ont été révélés par le New York Times le 7 mars, Marco Rubio et Elon Musk se sont affrontés. L’entrepreneur a reproché au secrétaire d’Etat de n’avoir renvoyé personne au sein de son administration, tandis que ce dernier soulignait le départ volontaire de 1 500 employés. Le lendemain, Donald Trump réunissait les deux hommes à Mar-a-Lago pour apaiser la situation.
Le 21 janvier, lorsqu’il s’était adressé pour la première fois au personnel diplomatique, le secrétaire d’Etat avait parlé de la défense prioritaire des intérêts nationaux. Il avait souhaité que le département d’Etat occupe une place centrale dans la formulation et l’exécution de la politique étrangère. « Il y aura des changements, a-t-il averti, mais les changements ne sont pas conçus pour être destructeurs, ils ne sont pas conçus pour être punitifs. » Cette promesse sonne étrangement, à la lecture du message rédigé sur X, lundi 10 mars, par Marco Rubio.
Le secrétaire d’Etat y confirme l’annulation de « 83 % des programmes de Usaid », soit quelque 5 200 contrats, représentant des dizaines de milliards de dollars. Le millier de programmes maintenus sera dorénavant placé sous la supervision directe du département d’Etat. Marco Rubio entérine ainsi la perte d’un instrument majeur d’influence américaine dans le monde, tout en remerciant le DOGE pour cette « réforme historique ».