Par Georges Malbrunot, LE FIGARO
RÉCIT - À la tête d’une nébuleuse islamiste, le nouvel homme fort, Mohammed al-Joulani, a écarté les autres opposants de la dictature de son premier gouvernement, quitte à décevoir.
Les nouveaux maîtres de la Syrie ont plutôt réussi, jusqu’à maintenant, leur examen de passage devant la population, satisfaite de voir le mur de la peur tomber, depuis la chute, dimanche, de la dictature Assad. En revanche, en s’appropriant les postes dans le gouvernement intérimaire formé mardi, les radicaux islamistes du HTC (Hayat Tahrir al-Cham) ont déçu les autres composantes de l’opposition.
« Je suis sorti de chez moi, il n’y avait pas de problèmes », confie au Figaro Anwar, un habitant du quartier plutôt huppé de Mazzeh, à Damas, où la vie a repris. Dans les cafés, les Damascènes fument la chicha et d’autres jouent aux cartes. Ils goûtent à ce nouveau parfum de liberté, tout en étant prudents sur l’avenir. « On ne sait quand même pas trop ce qui va se passer », relativise Anwar.
Mardi, les rebelles islamistes ont annoncé la nomination du nouveau premier ministre d'un gouvernement transitoire, Mohammed al-Bachir, qui dirigeait le « Gouvernement de salut » dans la province d'Idlib que leur chef Mohammed al-Joulani avait mis en place en 2017. La veille, Joulani lui-même s'était entretenu pour la seconde fois depuis son arrivée à Damas avec le premier ministre d'Assad, Mohammed al-Jalali, en vue de faciliter une transition à laquelle le Parlement et le parti Baas du président déchu ont apporté leur soutien. Officiellement, et à la surprise presque générale, l'après-dictature commençait plutôt bien.
Parallèlement, dans ses premiers entretiens à la presse étrangère, le nouveau premier ministre multipliait les « messages positifs », selon l'expression de l'envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie, le diplomate norvégien Geir Pedersen. « Il est temps pour ce peuple de jouir de la stabilité et du calme », déclarait M. al-Bachir à la chaîne de télévision du Qatar Al-Jazeera. « Notre expérience précédente dans la gestion de la province d'Idlib et des zones environnantes nous a permis d'acquérir une expertise précieuse (...) nous rendant ainsi capable d'assumer cette lourde responsabilité qui nous a été confiée », ajoutait-il. Au Corriere della Sera, il assure vouloir « respecter les minorités ».
Tous les ministres de ce gouvernement provisoire, qui gérera les affaires courantes jusqu'au ler mars, sont issus du « Gouvernement de salut ». Un temps envisagé, lundi, un gouvernement élargi à l'ensemble des composantes de l'opposition et dirigé par l'ancien premier ministre Riyad Hijab, qui fit défection en 2012, a été écarté par le HTC.
En fait, constate un diplomate qui suit le dossier syrien, « Joulani a étendu à toute la Syrie son gouvernement d'Idlib ». Et c'est là le premier motif de mécontentement des autres forces de l'opposition, celles qui occupaient, depuis l'étranger, le devant de la scène dans les premières années de la révolte contre Assad, mais qui n'ont pas participé à la prise de Damas.
« Nous pensions que le plus difficile était de faire tomber Assad, mais depuis mardi soir, nous sommes déçus, nous voyons Joulani décider seul, et nous nous retrouvons dans une situation où nous n'avons plus de contact avec lui », confie au téléphone l'un des ténors de cette opposition, resté en Turquie, alors que d'autres sont rentrés chez eux à Alep, Hama et Homs, dans l'espoir d'un partage du nouveau pouvoir. Mais il n'en est rien, jusqu'à maintenant. « Dans les réunions que nous venons d'avoir avec des diplomates américains et français, ceux-ci nous ont déconseillé de revenir à Damas », confie ce dirigeant d'un des groupes d'opposants, marginalisés.
Même si dans son entretien la semaine dernière avec la chaîne américaine CNN, au cours duquel Joulani déclarait que, lui et ses hommes, « discutent de la possibilité de démanteler HTC » - toujours considéré comme « terroriste » par Washington la nébuleuse des factions armées islamistes ne donne pas d'indication sur un partage de la victoire. Et elle ne se cache guère. « Tous les Syriens ont remarqué que lors d'un discours du premier ministre, al-Bachir avait derrière lui le drapeau des rebelles à côté du fanion syrien, cela n'est pas acceptable », affirme au Figaro, Abdoullah Astepho, un des principaux dirigeants de l'opposition à Istanbul. Selon lui, le partage du pouvoir doit se fonder sur la résolution 2254 des Nations unies, qui prévoit que l'ensemble des parties syriennes se réunissent avec le gouvernement de Bachar el-Assad en vue de former un gouvernement transitoire. Or, le dictateur renversé, les nouveaux maîtres de la Syrie semblent avoir oublié les engagements internationaux. Dans leur esprit, leur gouvernement assumera ses fonctions «jusqu'au début du lancement du processus constitutionnel», en mars prochain, lorsqu'un « nouveau gouvernement sera formé ».
En attendant, le HTC et ses alliés islamistes comptent marquer leur territoire, grâce à leurs forces de sécurité, des hommes armés de différents groupes rebelles qui se promènent en treillis, lourdement armés, parfois cagoulés, dans les rues de Damas, mais sans être intrusifs.
Américains et Européens ont affirmé être prêts à coopérer avec le nouveau pouvoir, mais sous condition: une gouvernance crédible, inclusive et non sectaire. Le HTC sera avant tout jugé sur ses actes, répète-t-on à Paris comme à Washington.
Deux tests sont particulièrement guettés: l'alcool et la mixité ou non dans les écoles. Dans leur bastion d'Idlib, l'alcool est banni, et pour l'instant les bars du quartier chrétien de Bab Touma, dans le cœur historique de Damas, n'ont pas rouvert. Quant aux écoles, le refus de la mixité serait mal vu par les minorités et par beaucoup de sunnites urbanisés.
Au-delà des défis politiques liés à une transition qui s'annonce difficile, la Syrie est loin d'être stabilisée au plan sécuritaire. Dans le Nord-Est, les Kurdes ont dû sous la pression des armes lâcher la ville de Deir Ez-Zor et celle de Manbij aux rebelles proches de HTC.
« On n'a pas renversé un dictateur pour hériter d'un autre », lâche le ténor de l'opposition, qui tient à l'anonymat. Selon lui, « Joulani est obsédé par son désir d'être retiré de la liste des organisations terroristes pour avoir des contacts directs avec les Américains. Il va donc continuer de faire des déclarations apaisantes ou à amnistier, comme il l'a fait des personnels subalternes de l'armée et des forces de sécurité». Ses parrains turcs peuvent-ils l'influencer? « Ils aimeraient qu'il rentre chez lui à Idlib, mais il semble avoir pris goût à Damas et au pouvoir», ironise, peu optimiste, le diplomate précité.