Entre Moscou et Pékin, une «amitié sans limites» pour déconstruire l’ordre mondial

Entre Moscou et Pékin, une «amitié sans limites» pour déconstruire l’ordre mondial
السبت 4 مايو, 2024

Par Isabelle Lasserre. Le Figaro

ANALYSE - Avec la guerre en Ukraine, l’alliance idéologique, économique et militaire des deux puissances a pris une envergure inédite.

Les démocraties occidentales, qui mettent en avant leur pragmatisme, ont souvent du mal à comprendre que l’idéologie puisse être un moteur essentiel des politiques menées par les autocraties et les dictatures. Ce décalage fut à l’origine de la sous-estimation par l’Europe et les États-Unis de la force et de l’audace des ambitions impériales de Vladimir Poutine. Il explique aussi pourquoi les dirigeants occidentaux ont longtemps considéré que la relation entre la Chine et la Russie était si fragile et si déséquilibrée qu’elle ne pourrait durer.

La guerre en Ukraine a, au contraire, renforcé le partenariat entre les deux anciens géants communistes de la guerre froide. Elle a jeté la Russie dans les bras de la Chine et elle a tissé entre Pékin et Moscou un lien qui forme l’un des cœurs de la géopolitique actuelle.

La Russie s’est tournée vers la Chine dès 2014, lorsque l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass ont provoqué des tensions avec les Occidentaux, qui ont pris les premières sanctions contre le Kremlin. Puis, depuis 2022, au fur et à mesure que la relation avec l’Europe et les États-Unis se dégradait, la Russie a entièrement pivoté vers la Chine. Cette année-là, début février, juste avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont jeté les bases d’une « amitié sans limites ». À Moscou en mars 2023, les deux présidents ont défendu les « perspectives illimitées » de leur coopération. Côté chinois, on affirme que la relation « va bien au-delà d’une simple portée bilatérale », qu’elle est « cruciale pour le monde et l’avenir de l’humanité ». Les deux capitales vivent une lune de miel politique. Le rapprochement est aussi économique. L’exportation de pétrole et de gaz en Chine, qui permet au Kremlin de contourner les sanctions occidentales et de remplir ses caisses pour financer la guerre et les élites, explique en partie la résilience de l’économie russe depuis le début du conflit, qui a étonné de nombreux économistes européens.

Mais l’entente est désormais également militaire. Les États-Unis ont récemment dénoncé des achats massifs par Moscou de composants électroniques et de machines-outils qui permettent aux Russes d’augmenter leur production de missiles balistiques. Les renseignements occidentaux font aussi état de vente par les grandes entreprises chinoises de systèmes d’optiques qui servent aux chars russes ainsi que de moteurs de drones et de systèmes de propulsion pour missiles de croisière. Ces transferts technologiques expliquent, en même temps que le basculement du pays en économie de guerre, la rapidité avec laquelle l’industrie de défense russe a réussi, malgré les sanctions occidentales, à se reconstituer et à produire un arsenal qui met en difficulté les forces ukrainiennes sur le terrain. Ce qui fait dire à un responsable américain que la Chine aide la Russie à mener « sa plus importante expansion militaire depuis l’ère soviétique, et à un rythme plus élevé que ce que nous pensions possible ». Les Ukrainiens en ressentent les effets sur le terrain. « Il serait plus difficile pour la Russie de poursuivre son assaut contre l’Ukraine sans le soutien de la Chine », a affirmé Antony Blinken, le secrétaire d’État américain.

À terme bien sûr, la Russie, saignée par la guerre et en déclin démographique, risque une vassalisation par la Chine. Déjà, l’influence chinoise progresse dans les zones d’intérêts russes, comme les pays d’Asie centrale et l’Afrique. Pékin, qui n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ne parle jamais de « guerre » pour évoquer le sujet, pourrait aussi un jour se lasser des excès verbaux et militaires des dirigeants russes. Au printemps 2023, le gouvernement chinois avait déjà prévenu le Kremlin de modérer ses menaces d’utilisation de l’arme nucléaire. « Il s’agit d’une relation classique de grande puissance centrée sur la realpolitik » mais qui révèle une augmentation de la « dépendance géopolitique et économique » de la Russie vis-à-vis de la Chine, résume le spécialiste Bobo Lo dans une note pour l’Ifri. Comme le dit William Burns, le patron de la CIA, « la Chine reste le seul rival des États-Unis à avoir, à la fois, l’intention de remodeler l’ordre international et la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique pour le faire ».

En attendant, pourtant, Pékin et Moscou partagent des objectifs politiques identiques sur la scène internationale : le recul des États-Unis, la lutte contre « l’hégémonie occidentale », la volonté de bâtir un nouvel ordre international et d’offrir au monde une « civilisation globale » non occidentale, selon les mots du régime chinois. Comme la Russie, la Chine considère que ce sont les Européens et les Américains qui sont à l’origine des « causes profondes » de la guerre en Ukraine. « Il y a actuellement des changements comme nous n’en avons pas vu depuis 100 ans, et c’est nous qui conduisons ces changements ensemble » a affirmé Xi Jinping. Les intérêts des deux régimes convergent. Pour la Russie, le lien avec la Chine est le seul moyen de soutenir et de poursuivre son affrontement avec l’Occident et sa guerre en Ukraine. Et pour remodeler l’ordre international en sa faveur, Xi Jinping a besoin d’avoir la Russie de son côté.

Complaisance du « Sud global »
« Il n’y a pas de démocratie supérieure » affirmait la déclaration conjointe des deux présidents après leur rencontre en 2022. La guerre en Ukraine étant devenue le plus grand test des équilibres de pouvoir globaux, la Chine ne pourrait pas aujourd’hui supporter une défaite de la Russie, qui contredirait son discours sur le déclin occidental, lui ferait perdre l’autre grand contestataire de l’ordre politique postSeconde Guerre mondiale et son allié au sein du conseil de sécurité de l’ONU. L’alliance idéologique, économique et militaire des deux puissances révisionnistes de l’Est laisse peu d’espoir aux demandes des Américains, qui aimeraient que leurs partenaires européens fassent pression sur la Chine pour qu’elle cesse d’aider la Russie dans sa guerre contre l’Ukraine. A fortiori depuis que les projets de déconstruction de l’ordre international menés par Moscou et Pékin sont soutenus par l’Iran et par la Corée du Nord. Et qu’ils rencontrent la complaisance bienveillante d’une partie du « Sud global. »