Economie. Le candidat républicain, pourtant largement rejeté par les grands acteurs économiques après les événements du Capitole, a su convaincre Wall Street et une partie de la Silicon Valley malgré un programme économique inquiétant.
Par Maxime Recoquillé et Thibault Marotte - L'Express
A Palm Beach, la discrétion reste de mise. Sur cette île de 25 kilomètres de long située au nord de Miami, la vue sur les étendues d’eau bleu azur de l’océan Atlantique est imprenable. C’est ici qu’une soixantaine de milliardaires ont trouvé refuge, à l’abri des regards, dans d’immenses villas ultrasécurisées. L’un d’eux, sans doute le plus connu des résidents de la ville insulaire, pourrait d’ici quelques mois effectuer son retour à la Maison-Blanche. Donald Trump y possède en effet un domaine de 69 000 mètres carrés, qui comprend une demeure composée de… 126 pièces. Malgré le faste du lieu et le statut de son propriétaire, ce n’est pas ici que s’est déroulée, en mars dernier, une rencontre décisive pour la suite de la campagne américaine, mais à une dizaine de kilomètres, chez un autre propriétaire fortuné.
Autour d’un petit-déjeuner, Nelson Peltz, investisseur et cofondateur du fonds Trian Fund Management, choisit de convier l’ancien président des Etats-Unis aux côtés - entre autres - du patron de Tesla Elon Musk, de l’entrepreneur et figure de Las Vegas Steve Wynn, et du gestionnaire de fonds spéculatifs John Paulson. Au menu, comme le rapporte le Wall Street Journal, un plan secret pour convaincre les grands patrons de mettre leurs forces et leur argent en commun afin de faire en sorte que Donald Trump retrouve la fonction suprême. C’est en réalité un mouvement plus large qui s’est déclaré ces derniers mois de Wall Street à la Silicon Valley : après l’avoir, pour beaucoup, rejeté en 2020, au terme d’un mandat pour le moins chaotique ponctué par l’invasion du Capitole, les milieux d’affaires changent peu à peu leur fusil d’épaule.
Le point de non-retour semblait pourtant avoir été atteint. Après les événements du 6 janvier 2021, Nelson Peltz avait publiquement déclaré, dès le lendemain : "J’ai voté pour lui lors des dernières élections en novembre. Aujourd’hui, je suis désolé d’avoir fait ça. Ce qui s’est passé hier est une honte. En tant qu’Américain, je suis gêné." Pourtant, trois ans plus tard, l’investisseur a de nouveau déclaré sa flamme au candidat républicain. De même que le milliardaire Bill Ackman, qui avait estimé que Donald Trump devait "démissionner et s’excuser auprès de tous les Américains" ou Steve Schwarzman, le patron de Blackstone, qui s’était détourné de lui en 2022.
En janvier dernier, c’est Jamie Dimon, charismatique dirigeant de la banque JP Morgan, qui a approuvé l’action de l’ancien locataire de la Maison-Blanche lors d’une interview en direct à la télévision depuis Davos, forum des puissants de ce monde. "Prenez du recul, soyez honnêtes. Donald Trump avait en quelque sorte raison sur l’Otan et sur l’immigration. Il a plutôt bien développé l’économie. La réforme fiscale a fonctionné. Il avait pour partie raison s’agissant de la Chine. Il n’avait pas tort sur certaines de ces questions cruciales", a lancé le banquier, désormais pressenti pour devenir secrétaire au Trésor.
La vision du personnage a changé
En réalité, plusieurs facteurs expliquent ces ralliements en cascade côté Wall Street. Malgré un bilan économique très positif, marqué par des plans d’investissement massifs dans la transition énergétique et les semi-conducteurs notamment, Joe Biden n’a pas réussi à convaincre de nombreux investisseurs. En 2023, la croissance américaine a pourtant atteint 2,5 %, après 1,9 % en 2022. "Les gens ne sont pas dupes. Ils savent que l’économie était sous perfusion à cause du Covid. C’était un hasard du calendrier : quand Biden est arrivé, il a fallu la relancer", rappelle John Plassard, spécialiste en investissement chez Mirabaud & Cie.
Son rival, lui, a su jouer les bonnes cartes. "Donald Trump est beaucoup moins perçu comme un clown et plus comme un personnage qui n’a pas forcément pris de mauvaises mesures durant son mandat. Il est moins idéologue qu’on ne le pense et négocie avec tout le monde sur les mêmes bases. C’est quelque chose qui parle très bien aux milieux d’affaires", considère le chef économiste d’un grand groupe bancaire.
Surtout, les investisseurs et milliardaires savent que le candidat républicain, s’il est élu, leur renverra l’ascenseur. "Il a clairement indiqué qu’il valorisait avant tout la loyauté et le soutien personnel. Beaucoup de ces personnes pensent qu’au cours des quatre prochaines années, il serait utile, à tout le moins, de ne pas voir le gouvernement s’immiscer de manière négative dans leurs affaires. S’il s’avère qu’ils ont besoin de l’aide du gouvernement, ils pensent que le soutenir les placerait dans une meilleure position pour obtenir ce qu’ils veulent", analyse Benjamin M. Friedman, professeur d’économie politique à Harvard.
A contrario, certaines mesures présentées par Joe Biden avant son retrait sont jugées inadaptées pour alimenter la croissance américaine. "Le programme des démocrates est devenu tellement à gauche que cela a eu un effet repoussoir pour les entreprises", constate Raphaël Gallardo, chef économiste chez Carmignac. Parmi ces choix, des hausses d’impôts d’environ 3 000 milliards de dollars, qui concerneraient les entreprises et les hauts revenus, avec par exemple un taux d’impôt sur les sociétés relevé à 28 %, contre 21 % aujourd’hui, quand Donald Trump souhaite l’abaisser à 15 %. "Le Parti républicain s’est souvent adressé aux personnes les plus aisées, notamment sur le sujet de la taxation des impôts. Trump l’a répété à plusieurs reprises, il prévoit des réductions d’impôts assez significatives", note Jeremy Ghez, professeur associé d’économie et d’affaires internationales à HEC.
Un programme économique vu d’un bon œil
D’un point de vue économique, le programme protectionniste de Donald Trump, marqué par une hausse des droits de douane et l’expulsion de près de 11 millions de migrants, aurait un effet inflationniste. Pas au point d’être rédhibitoire. "Le fait que la Silicon Valley et une partie de Wall Street soutiennent Trump montre bien qu’il y a certains garde-fous économiques. On imagine mal ces chefs d’entreprise se tirer une balle dans le pied", avance Vincent Juvyns, stratégiste chez JP Morgan.
Le milliardaire américain entend également engager une dérégulation, qui trancherait avec la politique du président sortant. "Les entreprises voient ça plutôt d’un bon œil", admet Raphaël Gallardo. Ces derniers mois, lors de différentes interventions, Donald Trump a fait les yeux doux au secteur pétrolier, remettant au goût du jour le slogan républicain de 2008 "Drill, baby, drill", que l’on pourrait traduire par "Fore, chéri, fore !". Il compterait notamment mettre fin aux restrictions de forage en Alaska et dans l’Arctique, dans le but d’attirer les financements des géants de l’or noir. "La dérégulation massive du secteur de l’énergie serait utilisée pour faire baisser le prix du pétrole et ainsi réduire le niveau global d’inflation. C’est un pari risqué dans la mesure où les rendements dans le pétrole de schiste sont décroissants. Trump veut aussi appliquer de façon stricte les sanctions contre l’Iran, ce qui représente un autre facteur de hausse des cours", juge l’économiste de Carmignac.
Moins économique que politique, un autre sujet a influencé l’opinion américaine ces derniers mois : le conflit israélo-palestinien. Si les universités outre-Atlantique ont concentré la plupart des polémiques, le monde du business n’a pas été épargné. "Il y a eu un phénomène d’antisémitisme très important aux Etats-Unis. Sur cette question, le message de Trump a été beaucoup plus clair que celui de Biden. Beaucoup de milliardaires juifs, comme Bill Ackman ou Steve Schwarzman, ont mis cela en avant", précise John Plassard. Le président américain s’est en effet montré plus nuancé vis-à-vis de la stratégie d’Israël, menaçant notamment de ne plus lui livrer d’armes et rencontrant des difficultés à établir une stratégie audible. "Cela a eu un impact auprès des milieux d’affaires", confirme le chef économiste du grand groupe bancaire.
Musk et les "guerres culturelles"
A 5 000 kilomètres de Palm Beach, la Silicon Valley a aussi commencé à virer de bord. Il n’y a pas si longtemps, Donald Trump n’était pas franchement adepte du temple de la technologie américaine. Et réciproquement. Lors de l’élection de 2020, il y a connu ses pires scores électoraux : seulement 23 % de votes, et très peu de financements. Mais les temps changent.
Depuis la récente tentative d’assassinat à son encontre, Trump engrange un certain nombre de soutiens idéologiques et pécuniaires de la "Vallée". Elon Musk, donc, mais aussi Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir, le prince du Big Data, le puissant capital-risqueur David Sacks, les frères Winklevoss, milliardaires en bitcoin, ainsi que le célèbre duo d’investisseurs Marc Andreessen et Ben Horowitz ont récemment déclaré leur soutien au républicain. Le Wall Street Journal avait avancé que Musk apporterait 45 millions de dollars par mois de financement jusqu’au scrutin, chiffre démenti par l’intéressé sur son réseau social X.
"Un tabou a sauté, analyse la spécialiste de la politique américaine Amy Greene, enseignante à Science Po. Ce n’est plus comme en 2016 et 2020 où, au sein de cet écosystème plutôt progressiste, il était honteux d’envisager soutenir officiellement ce type de candidat très clivant." Dans une émission, Ben Horowitz s’est même excusé auprès de sa mère pour son positionnement, conscient qu’il choquerait jusqu’à sa propre famille.
Comment ce mouvement a-t-il pris forme ? D’abord, par une lame de fond. Celle des "guerres culturelles qui secouent depuis plusieurs années les Etats-Unis", selon le sociologue Olivier Alexandre, auteur de Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023). Musk, l’anar de droite anti-woke, a installé son réseau X comme nouveau QG de l’alt-right américaine à tendance complotiste. Et a emporté dans son sillage de nouveaux entrepreneurs où se retrouvent de nombreux votants à casquettes rouges MAGA - pour Make America Great Again, le célèbre slogan de Trump. En coulisses, son ami Peter Thiel, cofondateur de PayPal, mène de longue date le même combat idéologique. L’appui du duo libertarien Musk-Thiel à Trump relève, à ce titre, plus de la clarification que du véritable bouleversement. Thiel avait d’ailleurs été le premier à épauler Trump, en 2016, avant de s’abstenir en 2020.
Vance en VRP de luxe
Plus étonnamment, une autre frange de la Silicon Valley, plus proche des idées démocrates, où se range entre autres le puissant fonds Andreessen-Horowitz, a basculé au cours des derniers mois. "Pour eux, il s’agit de problématiques bien précises. Ils ont investi massivement dans la cryptomonnaie, un secteur vis-à-vis duquel Biden s’est montré plutôt frileux jusqu’ici. Ou dans l’intelligence artificielle, où l’octogénaire conduit une politique de régulation qui, selon certains, pourrait nuire à l’innovation", résume Sylvain Kalache, consultant et entrepreneur français de la tech basé aux Etats-Unis. Business is business. "C’est le problème d’une économie aussi financiarisée et oligarchique dans un régime politique à tendance ploutocratique : l’intérêt des personnes qui financent les campagnes n’est pas l’intérêt général", commente Raphaël Gallardo.
Un homme a compris qu’il fallait exploiter ces désaccords : le républicain J. D. Vance, intime de Peter Thiel, avec qui il a cocréé le fonds d’investissement Mithril Capital. Une date, en particulier, est à retenir, celle du 6 juin 2024. A son initiative, Trump est l’invité d’honneur du capital-risqueur David Sacks, dont la villa est plantée sur les hauteurs de Pacific Heights à San Francisco, alignée sur la dénommée "rangée des milliardaires". L’hôte est également le créateur, avec Chamath Palihapitiya, du podcast "All-In", l’émission business préférée des grands argentiers de la baie de San Francisco. Quelque 80 invités achètent entre 50 000 et 300 000 euros leur ticket d’entrée pour pouvoir y picorer des bouchées au homard et écouter l’ex-président à table.
Ce dîner, longuement disséqué dans la presse américaine, se passe très bien. Il permet au résident de Palm Beach de présenter ses nouvelles positions pro crypto - il en était auparavant très critique -, de marteler son opposition à toute forme de régulation dans l’intelligence artificielle (IA), ou bien de balayer toute idée de taxe sur les plus-values latentes, redoutée par les venture capitalists de la région. Bref, d’appuyer sur les plaies ouvertes par Biden dans la Silicon Valley. "La position schématique de Trump, c’est la tradition de l’isolement à l’extérieur et du libre-échange à l’intérieur, qui rassure les investisseurs dans la tech, plus crispés qu’il y a quatre ans, estime Olivier Alexandre. Il faut dire qu’avec la remontée des taux d’intérêt, l’argent coûte plus cher. Les matériaux et l’énergie sont aussi plus onéreux et la guerre est revenue en Europe ainsi qu’au Moyen-Orient, avec des tensions toujours importantes entre la Chine et Taïwan." La journée du 6 juin a permis au candidat républicain de collecter 12 millions de dollars là où il n’aurait jamais cru convaincre. Et à Vance, peut-être, d’y gagner son ticket de colistier dans la course à la Maison-Blanche.
D’après une analyse du Financial Times, la tech demeure largement favorable aux démocrates. Pour un donateur Trump, ses adversaires en ont 2,5 voire 3 à San Francisco et ses alentours. Des chiffres arrêtés avant le retrait du candidat Biden, grand catalyseur des critiques dans la "Vallée", et l’explosion des nouvelles donations en faveur des démocrates. Reid Hoffman, le fondateur du réseau social LinkedIn, s’est par exemple positionné en faveur de Kamala Harris, pressentie pour reprendre le flambeau Biden.
Cependant, rien ne dit que cette dernière soit en mesure de stopper la montée en puissance notable du trumpisme dans la Silicon Valley. Pro régulation, sur les Big Tech et sur l’IA, "elle a aussi été procureure générale de l’Etat, où elle a notamment mené et gagné un procès contre une firme comme eBay dans l’e-commerce", rappelle enfin Amy Greene. Pas de quoi, à première vue, ramener vers elle les déçus de Biden. Surtout, "la vision un peu techno-anarchiste que l’on a de cette région s’estompe petit à petit, témoigne Henri Deshays, partenaire du fonds NewFund basé dans la baie de San Francisco. On y croise de plus en plus de casquettes Maga et des entrepreneurs libéraux - au sens sociétal du terme - lui préfèrent désormais Austin, au Texas ou bien New York". Des signes d’une bascule bien plus profonde.