Les entreprises américaines désireuses de profiter des promesses de campagne du républicain, qui a dit vouloir limiter la réglementation et faire baisser l’impôt sur les sociétés, se dépêchent de renoncer aux initiatives sociétales et environnementales
Erich Schwartzel et Chip Cutter.
The Wall Street Journal / L'Opinion
Trois ans après son départ de la Maison Blanche, Donald Trump a publié un livre regroupant des photos de son premier mandat. Sur l’une d’elles, on le voit avec Mark Zuckerberg dans le Bureau ovale.
L’image est assortie d’une drôle de menace.
« On l’a à l’œil et s’il fait quoi que ce soit d’illégal, il finira sa vie en prison », dit la légende en référence aux accusations portées en 2020 par le candidat défait. Pour lui, le fondateur de Meta était en partie responsable de son échec.
Depuis peu, M. Zuckerberg semble essayer de se faire remarquer par le futur président des Etats-Unis. Il a nommé un vétéran de l’administration de George W. Bush à la tête du département des politiques et proposé à Dana White, directeur général de l’Ultimate Fighting Championship et ami de M. Trump, de rejoindre le conseil d’administration.
Mais la décision qui a fait couler le plus d’encre, c’est son rétropédalage sur le protocole de factchecking des réseaux sociaux de Meta — des règles qui avaient été établies après le premier mandat du républicain. Les élections de novembre dernier ont marqué « une sorte de point de bascule culturelle », a expliqué M. Zuckerberg dans la vidéo annonçant les changements.
Plus généralement, de Meta à McDonald’s en passant par Wall Street, les grands patrons n’ont pas attendu l’investiture du 20 janvier prochain pour commencer à se conformer aux opinions appréciées de l’univers Trump 2.0. Ce qui avait commencé comme une course à l’invitation à Mar-a-Lago s’est transformé en série de bouleversements stratégiques dans les entreprises.
Si l’occupant de la Maison Blanche va changer, les patrons affirment aussi que l’évolution du contexte juridique et le ralentissement du marché du travail les obligent à repenser leurs programmes en faveur de la diversité, de l’écologie ou d’autres sujets honnis par M. Trump.
Ce qui est certain, c’est que les entreprises qui auront les faveurs du nouveau président ont beaucoup à gagner. En privé, ceux qui étaient opposés à sa réélection reconnaissent que ses promesses d’allègement de la iscalité et de la réglementation seraient une bonne nouvelle pour leurs bénéices.
« L'Amérique des entreprises se cherche une opportunité, commente Jonathan Johnson, ancien directeur général d’Overstock qui s’était présenté [NDLR : en 2016, sans succès] au poste de gouverneur de l’Utah. Le président entrant se considère comme un homme d’afaires plus que comme un homme politique, c’est une vision des choses qui parlent aux dirigeants d’entreprises dont le métier, c’est de faire des afaires. »
Le retournement de situation est aussi spectaculaire que le comeback du républicain. Son premier mandat s’était terminé sur l’assaut du Capitole : pour bon nombre de patrons, l’événement allait forcément exclure à tout jamais M. Trump de la bonne société, une perspective qui n’était pas pour leur déplaire. Pendant son premier séjour à la Maison Blanche, le républicain ne s’était pas privé de critiquer les entreprises sur des sujets divers et variés, ciblant Boeing autant que Nordstrom.
C’est au cours de cette période que les mouvements #MeToo et Black Lives Matter ont transformé les bureaux en champs de bataille autour d’enjeux politiques et culturels sensibles. Les politiques migratoires du président et ses remarques sur les violences ethniques ont jeté de l’huile sur le feu.
Chez Google, Spotify et ailleurs, les salariés ont clamé haut et fort qu’ils attendaient de la direction qu’elle penche à gauche. Meta a suspendu le compte Facebook de M. Trump pour incitation à la violence après l’attaque du Capitole il y a quatre ans, et n’est revenu sur sa décision qu’en 2023.
Cette semaine, McDonald’s a annoncé abandonner une partie des mesures prises en 2021 pour lier la rémunération de ses dirigeants à des objectifs de diversité et montrer « quel rôle une entreprise doit jouer dans la société ».
En 2022, Disney s’était brouillé avec Ron DeSantis, le gouverneur républicain de Floride, à propos d’une loi sur l’éducation jugée homophobe. Le mois dernier, le géant du divertissement a mis fin à des poursuites pour diffamation contre M. Trump en signant un chèque de quinze millions de dollars, qui financera la bibliothèque du président entrant.
Les annonces de M. Zuckerberg, qui font suite au dégel des relations avec M. Trump après la tentative d’assassinat dont ce dernier a été victime l’été dernier, ont été saluées par l’homme d’affaires. « Honnêtement, je trouve qu’ils ont fait beaucoup de chemin », a-t-il déclaré mardi lors d’une conférence de presse.
A la question de savoir si le patron de Meta avait agi en réaction à ses menaces, le républicain a répondu : « Probablement ».
Interrogé, le porte-parole de Meta a fait référence aux propos de M. Zuckerberg, qui a indiqué cette semaine qu’il se réjouissait de travailler avec le nouveau président sur la question de la censure étrangère qui frappe les entreprises américaines. « On a l’occasion de restaurer la liberté d’expression et je m’en réjouis », a déclaré le patron de Meta.
Mardi soir, lors d’une réunion de gouverneurs républicains à Mar-a-Lago, M. Trump a dit à la presse que l’évolution du discours d’un certain nombre de chefs d’entreprise pouvait s’expliquait par sa victoire nette en novembre et une volonté de « faire quelque chose ».
« Jeff Bezos est venu, Bill Gates est venu, Mark Zuckerberg est venu », a-t-il souligné, égrenant la liste des patrons qu’il a rencontrés depuis sa victoire. « Et personne n’a rien dit de négatif à propos de moi, ça ne m’arrive jamais. »
Pour savoir comment se faire entendre du républicain, certains patrons ont choisi de se tourner vers Nikki Haley, ex-gouverneure de Caroline du Sud et ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU qui avait aussi brigué l’investiture républicaine.
Elle leur a recommandé ce qu’elle a baptisé « l’approche Dolly Parton ». Si la star de la musique country ne parle presque jamais de ses convictions politiques, elle a soutenu les droits des personnes homosexuelles, la recherche sur le vaccin contre la Covid-19 et d’autres initiatives philanthropiques.
« Tout le monde aime Dolly Parton, a expliqué Mme Haley lors d’un entretien. Sans que personne ne sache pour qui elle vote. »
Certains chefs d’entreprise se sont sentis exclus pendant le mandat de Joe Biden et beaucoup, notamment dans le secteur de la tech, se sont agacés de l’engagement antitrust affiché de la Commission fédérale du commerce (FTC). Estimant avoir toutes les peines du monde à accéder au président ou à ses conseillers, les patrons de la Silicon Valley ont maugréé entre eux.
Pour Mme Haley, désormais vice-présidente en charge des affaires publiques du cabinet de communication Edelman, les choses sont différentes avec M. Trump. Elle a donc conseillé aux dirigeants d’essayer d’obtenir des entretiens en personne avec le nouveau président et de vanter leurs projets de création d’emplois ou de « made in America ». « Allez-y avec l’intention de nouer une relation, leur a-t-elle expliqué. Parlez des investissements que vous voulez faire aux Etats-Unis. »
De son côté, M. Trump se délecte de cette attention retrouvée. « TOUT LE MONDE VEUT ETRE AMI AVEC MOI !!! », clamait-il le mois dernier sur Truth Social. Libérés, délivrés
Pour les patrons, l’élection de M. Trump, c’est l’occasion de changer de cap sans risquer de retour de bâton, expliquent leurs conseillers.
JP Morgan Chase, Morgan Stanley, Citigroup et Bank of America se sont ainsi récemment retirés d’une coalition climatique ambitieuse datant de l’ère Covid et dont l’objectif était d’aider les entreprises à réduire leur empreinte carbone. Wells Fargo et Goldman Sachs en étaient déjà sortis. Le géant de la gestion d’actifs BlackRock a annoncé mardi qu’il quittait lui aussi un dispositif similaire.
En privé, certains dirigeants expliquent qu’ils n’avaient jamais eu envie d’y adhérer mais qu’ils avaient eu le sentiment que les démocrates faisaient pression pour qu’ils le fassent. La victoire de M. Trump leur a offert une sortie sans frais.
« Beaucoup d’entreprises ont le sentiment d’être… comment disait Kamala Harris, déjà ? Déchargées du passé, résume David Urban, directeur général du cabinet de lobbying BGR Group et ami de M. Trump. Ce qu’elles veulent, c’est travailler, c’est tout. »
Il n’est pas rare que les états-majors des entreprises se rapprochent de la nouvelle administration pour essayer de voir dans quelle mesure les décisions qu’elle prendra afecteront leur activité. Les enjeux phares du second mandat de M. Trump — à commencer par la limitation de l’immigration, les droits de douane et la fiscalité — risquent de bouleverser leur quotidien.
Pour leur défense, les patrons expliquent que s’ils sont plus enclins à suivre le républicain, c’est parce que sa victoire a été beaucoup plus nette en 2024 qu’en 2016.
Elle a aussi coïncidé avec un ralentissement du marché du travail qui prive une partie des travailleurs de leur pouvoir : quand il est moins facile de retrouver un poste, les entreprises s’inquiètent moins du fait de perdre des salariés qui démissionnent parce qu’ils ne sont pas contents du positionnement politique de leur employeur.
Davantage de proximité
En 2023, quand la Cour suprême a décidé d’interdire la discrimination positive à l’université, les entreprises ont modifié certaines de leurs politiques pour éviter le risque de poursuites ou de mécontentement des actionnaires.
Il y a quelques jours, McDonald’s a annoncé mettre in à ses objectifs de diversité parmi ses salariés et ses fournisseurs. Dans une note expliquant la décision, la direction du groupe a expliqué avoir « étudié l’évolution du contexte juridique » après la décision de la Cour suprême. Quelques semaines après l’élection de novembre dernier, Walmart a indiqué qu’il ne verserait plus d’argent à l’organisation caritative qu’il avait créée pour lutter contre les disparités ethniques ; le groupe a également apporté d’autres modiications à ses programmes en faveur de la diversité.
Meredith Benton, la fondatrice de Whistle Stop Capital, une organisation qui milite pour des pratiques sociales et environnementales progressistes en entreprise, estime que la décision de la Cour suprême et l’élection de M. Trump marquent le début d’un nouveau chapitre de la relation entre monde de l’entreprise et sphère politique.
L’apaisement est déjà palpable chez certains investisseurs. « Toutes sensibilités confondues, les investisseurs ont de plus en plus peur de prendre la parole en public », explique-t-elle, ajoutant qu’ils redoutent souvent de s’attirer des critiques.
Un certain nombre de personnalités choisies pour entrer dans l’administration Trump ont ciblé ce qu’elles appellent les entreprises « woke ». Stephen Miller, futur directeur de cabinet adjoint du président, a dirigé America First Legal, une entité conservatrice qui a engagé des poursuites contre les initiatives en faveur de la diversité prises par plusieurs entreprises.
Harmeet Dhillon, appelée à devenir avocate générale adjointe en charge des droits civiques, a régulièrement « poursuivi des entreprises qui utilisaient des politiques wokes pour discriminer des salariés », a salué M. Trump au moment de sa nomination. Le cabinet d’avocats de Mme Dhillon a par exemple représenté Robby Starbuck, un activiste qui a lancé des campagnes anti-politiques de diversité sur les réseaux sociaux, quand il s’est présenté en 2022 pour un siège au Congrès du Tennessee.
Pour les chefs d’entreprise, le fait que M. Trump ait remporté plus de voix que Mme Harris en novembre témoigne de l’opinion majoritaire dans le pays : ils estiment donc devoir agir en conséquence. Une enquête du Pew Research Center réalisée cet automne a montré que le soutien des salariés américains aux eforts en faveur de la diversité en entreprise s’était érodé.
De fait, 52 % des personnes interrogées ont estimé qu’améliorer la diversité était une bonne chose, contre 56 % début 2023. Chez les républicains et les salariés de sensibilité républicaine, ils étaient 42 % à dire que ce n’est pas une bonne chose, contre 30 % l’année précédente.
Mar-a-Lago, the place to be
Les conseillers des entreprises disent avoir été frappés par la vitesse à laquelle les patrons ont cherché à se rapprocher de M. Trump et son équipe parce qu’ils pensent que la nouvelle administration ne tardera pas à agir.
« Les entreprises voient ce qui se passe en ce moment et voient qu’il y a beaucoup de changements en perspective, de grands changements, pas des détails », souligne ainsi Tom Leppert, ancien maire républicain de Dallas qui a dirigé le géant de la construction Turner et le spécialiste de l’éducation Kaplan.
Dans les jours qui ont suivi l’élection, les jets privés ont acheminé patron sur patron à Mar-a-Lago. Puis les chèques ont commencé à arriver : un million de dollars de la part d’Amazon, Uber, Meta ou d’acteurs plus modestes comme Him & Hers, pour financer la cérémonie d’investiture.
Ces dons sont le fruit d’un calcul politique avisé, soulignent des spécialistes des affaires publiques, car même à sept chiffres, le montant est relativement faible au regard du signe de bonne volonté qu’il envoie à la nouvelle administration. Un chèque d’un million de dollars donne droit à six places à l’investiture et à la réception avec les futurs ministres, ainsi qu’à un « dîner aux chandelles » avec le président et son épouse Melania suivi d’une soirée dansante.
Albert Bourla, le PDG de Pizer, et les membres du conseil d’administration du géant pharmaceutique se sont rendus il y a quelques jours à Mar-a-Lago comme ils l’ont fait ces dernières années, a confié une source proche du dossier. L’homme fait aussi partie des dirigeants du secteur pharmaceutique qui ont rencontré M. Trump en décembre.
La semaine dernière, Amazon a annoncé qu’il diffuserai, sur Prime Video, un documentaire consacré à la First Lady. Le groupe a obtenu les droits de diffusion que Disney et Paramount convoitaient également, a précisé une source, ajoutant que la concurrence s’expliquait aussi par le succès en libraire de l’autobiographie de Mme Trump.
Après avoir échangé des noms d’oiseaux avec M. Trump ces dernières années, le fondateur d’Amazon, Jef Bezos, s’est rendu à Mar-a-Lago pour un dîner avec sa iancée, Lauren Sánchez. Il a également refusé que la rédaction du Washington Post, dont il est propriétaire, prenne position lors de l’élection présidentielle, une décision qui a coûté 250 000 abonnés au journal.
Lors des entretiens à Mar-a-Lago, certains patrons ont dit au président et à son équipe qu’ils étaient soulagés d’avoir moins de pression sur les questions de diversité, ont rapporté des sources, et se réjouir de pouvoir retourner s’occuper de leurs véritables responsabilités.
Pour certains observateurs, la lune de miel entre M. Trump et les chefs d’entreprise pourrait prendre in quand le républicain sera investi et mettra à exécution ses promesses d’expulsions massives des étrangers. Pendant son premier mandat, les entreprises avaient publiquement critiqué ses mesures migratoires.
Cette fois-ci, il leur en faudra beaucoup plus. D’après le responsable de la communication d’une multinationale, les patrons pourraient se rebiffer si M. Trump prend des mesures qui remettent l’Etat de droit en cause ou empêchent les entreprises de fonctionner. Dans le cas contraire, ils devraient rester globalement silencieux dans les quatre prochaines années.