Géopolitique. Les dirigeants de la Turquie et de la Syrie veulent normaliser leurs relations, sous la houlette de la Russie. Au détriment des réfugiés syriens…
Par Omar Youssef Souleimane* - L'Express
Entourés par leurs épouses, les deux dirigeants sont souriants, assis dans un restaurant traditionnel de la vieille ville de Damas. Cette photo est gravée dans la mémoire syrienne. Bachar el-Assad souhaitait alors montrer aux médias que le lien avec son homologue Recep Tayyip Erdogan ne se résumait pas à la seule politique, mais qu’il était aussi amical. Nous étions en 2008, et la visite historique de celui qui était alors Premier ministre turc devait contribuer à accroître les échanges commerciaux entre les deux pays et à améliorer les relations diplomatiques. L’image d’Erdogan s’était imposée dans le quotidien des Syriens, ils le voyaient régulièrement à la télévision dans des émissions le présentant comme un résistant à l’impérialisme occidental. Lui et Assad allaient construire un avenir indépendant pour leurs pays.
Trois ans après, en 2011, tout changea avec la révolution syrienne. Erdogan apporta son soutien sans réserve aux rebelles, et fit savoir que "la Turquie considérait la crise syrienne d’un point de vue humanitaire". Plus tard, sa phrase "Assad doit quitter le pouvoir" fut répétée en boucle par les Syriens, surtout ceux réfugiés en Turquie. Pour eux, Erdogan était devenu un sauveur, le protecteur contre la sauvagerie du régime de Damas, presque un père. "On t’aime", pouvait-on lire à côté de ses photos sur de nombreux profils de Syriens sur les réseaux sociaux. Depuis, les deux dirigeants s’étaient échangé des "amabilités". Pour Assad, Erdogan n’était qu’un frériste [NDLR : sympathisant des Frères musulmans] sans aucune crédibilité. Pour Erdogan, Assad était un criminel de guerre.
Mais aujourd’hui, Erdogan a fait évoluer sa rhétorique. Fin juin, il déclarait qu’il n’y avait aucune raison "de ne pas établir de relations entre la Turquie et la Syrie", faisant savoir qu’il allait envoyer une invitation à Assad à tout moment. Cette déclaration a provoqué une vive frayeur parmi les 3 millions de Syriens vivant en Turquie. Leur retour chez le "boucher de Damas" n’aurait rien d’agréable, nombre d’entre eux étant recherchés par les services de renseignement. Pour ceux habitant au nord de la Syrie, dans la zone libérée du régime d’Assad et occupée par l’armée turque depuis 2016 – afin de "protéger la Turquie des Kurdes et les empêcher d’avoir un Etat indépendant menaçant le territoire turc" comme le déclarait Erdogan à l’époque – un nouvel accord mettrait fin à l’espoir de la chute du régime.
Mais qu’est-ce qui a changé dans l’esprit d’Erdogan ? Et quel avenir pour la Syrie si une nouvelle alliance unissait Erdogan et Assad ?
Opposition grandissante aux réfugiés syriens
La veille du 1er juillet, Kayseri, ville au centre de la Turquie, a connu une longue nuit. Des Turcs ont détruit des biens appartenant à des réfugiés syriens, à la suite d’une rumeur sur une agression sexuelle contre une jeune Turque de la part d’un de ces réfugiés. Très vite, des enquêtes ont prouvé que la nouvelle était fausse. Mais les émeutes ont continué les jours suivants, des maisons, des boutiques et des voitures de Syriens ont été brûlés. Au nord de la Syrie, dans la région d’Idlib et à l’est d’Alep, où vivent 4 millions de déplacés du centre du pays, des milliers de Syriens ont manifesté et certains ont attaqué des commissariats turcs. Pendant ces affrontements, trois Syriens ont été tués. Erdogan a accusé l’opposition turque d’être derrière ces événements. Mais en réalité, il est le principal bénéficiaire de ces émeutes.
Ces dernières années, le dirigeant turc a menacé plusieurs fois d’inonder l’Europe de réfugiés si cette dernière ne participait pas aux financements pour les héberger. En 2015, pendant la vague la plus haute de l’immigration syrienne, Erdogan a accepté de limiter le départ des Syriens en Europe en échange de l’ouverture de négociations sur l’adhésion du pays à l’Union européenne. Les réfugiés ont toujours été la carte avec laquelle Erdogan jouait sur plusieurs tableaux. Lors de la campagne électorale de 2023, il s’est concentré sur la question du rapatriement volontaire des réfugiés, annonçant que son gouvernement avait déjà renvoyé quelque 560 000 réfugiés syriens vers des zones sûres du nord de la Syrie, et qu’il envisageait de rapatrier et de réinstaller un autre million à l’avenir. Mais selon les témoignages, de nombreux Syriens ont été obligés de revenir dans leur pays après avoir été arrêtés par la police turque. Erdogan souhaitait récupérer des voix soutenant son rival, Ekrem Imamoglu, connu pour sa politique ferme contre les réfugiés. Cette volonté turque d’expulser les Syriens s’est traduite par des attaques contre les réfugiés, accusés d’être la cause de la crise économique, avec, en 2018, une chute spectaculaire de la livre turque qui a provoqué une inflation toujours forte. Aujourd’hui, la dette publique de la Turquie est estimée à environ 4 milliards de dollars. Une normalisation des relations avec Assad permettrait d’organiser le retour des immigrés syriens, la réouverture des frontières et la reprise des échanges commerciaux.
Le parrain Poutine
Selon Erdogan, "il est possible d’inviter Poutine avec Assad". Mais que le président russe soit invité ou non, son rôle sera essentiel. En 2019, une rencontre a réuni Erdogan, Poutine et Hassan Rohani, le président iranien de l’époque, en Turquie. Il s’agissait alors de stabiliser la situation à Idlib, en proie à des conflits. L’absence d’Assad à une réunion concernant son propre pays pouvait paraître surprenante. Mais pour qui connaissait bien le dossier syrien, cela n’avait rien d’étonnant. Depuis 2015, les Russes n’ont pas seulement sauvé le régime d’Assad des attaques de l’opposition, ils ont aussi imposé leur présence militaire dans le pays. En conséquence, Assad n’a plus le loisir de prendre la moindre décision sans l’accord de Poutine. Des initiatives ont même été prises sans consulter le dictateur syrien. Au début de la guerre en Ukraine, Poutine a ouvert la porte aux Syriens souhaitant rejoindre l’armée russe dans son combat. Résultat : 16 000 d’entre eux se sont portés volontaires comme mercenaires.
Aujourd’hui, Poutine a intérêt à normaliser les relations entre Erdogan et Assad afin de réduire l’influence occidentale dans la région. Mais il y a aussi pour lui un avantage économique : l’accord entre les deux pays va faciliter la reconstruction du nord de la Syrie. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a confirmé à plusieurs reprises que les entreprises russes seront des acteurs majeurs de la reconstruction du pays. La sécurité garantie par les Turcs et Assad dans le Nord s’avère aussi importante pour Poutine, qui veut se focaliser sur l’Ukraine, une guerre qui coûte cher à la Russie. De son côté, le régime syrien profite de la normalisation des relations pour briser son isolement diplomatique. La coopération avec un Etat membre de l’Otan pourrait améliorer son image. Ces dernières années, Assad a certes été accueilli dans les sommets arabes, et plusieurs ambassades se sont réouvertes à Damas. Mais les portes de l’Occident sont toujours fermées à un régime accusé d’avoir utilisé plusieurs fois les armes chimiques contre son peuple depuis 2013.
Le 15 juillet, Assad a déclaré qu’il était prêt à rencontrer Erdogan, à condition que cela soit dans l’intérêt des deux pays. Il a exigé le retrait des forces turques du nord de la Syrie. Si cela se réalisait, il aurait la totalité du pays sous son contrôle, mettant fin à l’opposition syrienne, à l’exception de certaines villes kurdes au nord-est dirigées par les Forces démocratiques syriennes. Celles-ci seraient la première cible de cette nouvelle alliance.
Erdogan, l’ennemi d’hier du régime de Damas, cherche aujourd’hui à rétablir une ancienne amitié avec le dictateur syrien. Tous les signes montrent que les relations entre les deux pays sont en train de changer et qu’on verra à nouveau les deux autocrates se serrer les mains, sans doute à Ankara. Pour Erdogan, le "sauveur" des Syriens, les crimes de guerre d’Assad seront oubliés. L’économie et la sécurité auront la priorité dans cette nouvelle relation. Les Syriens, à commencer par les réfugiés, en seront les grands perdants.
* Ecrivain et poète né à Damas, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais, traqué par les services secrets, il a dû fuir la Syrie en 2012. Réfugié en France, il a publié chez Flammarion Le Petit Terroriste, Le Dernier Syrien, Une chambre en exil, et récemment Etre Français.