L'Amérique a le choix entre un vieillard irascible et dérangé (Donald Trump) et un vieux Monsieur raisonnable et responsable (Joe Biden) et une chose est certaine pour Dominique Moïsi : le 5 Novembre les électeurs américains décideront de l'avenir de la démocratie dans le monde.
Dans la mythologie grecque, le géant Antée reprenait force au contact de la terre. Donald Trump produirait-il le même effet sur Joe Biden, que la terre sur Antée ? On pourrait le penser en écoutant le discours sur l'état de l'Union prononcé par le président Biden.
Dans ce qui fût son premier grand discours de campagne, le candidat des démocrates a incontestablement marqué des points. On l'attendait sur ses lapsus. On redécouvre son énergie, son humanité et sa confiance en lui-même. Et bien sûr sa carte secrète demeure la personnalité de son prédécesseur, un « homme qui n'aime l'Amérique que lorsqu'il gagne ».
Un discours ne fait pas une élection surtout à huit mois d’une échéance décisive. Mais Joe Biden, comme transfiguré, est soudain apparu légitime dans sa conviction qu’il demeure (en dépit de son âge) le meilleur rempart de la démocratie américaine, face au défi le plus grave auquel elle se soit trouvée confrontée depuis la Guerre Civile (1861/1865), sinon depuis la création de la République en 1776. Il n’est pas comme pouvait l’être Clemenceau « le Père la victoire », mais « le Père la démocratie ».
Il serait certes dangereux de succomber à l’illusion lyrique. Selon les sondages, plus de 60 % des électeurs américains ne veulent pas d’une réédition de l’affrontement de 2020 entre Trump et Biden. L’incapacité dans laquelle se sont trouvés les deux grands partis à choisir des candidats alternatifs est une des nombreuses manifestations de la crise politique américaine.
L’homme malade de la démocratie en 2024 reste d’abord et avant tout l’Amérique. Une majorité de ses citoyens ne croit plus aux vertus de « la Cité sur la colline ». Lorsque j’étais étudiant à l’université de Harvard au début des années 1970, je suivais les cours de Stanley Hoffmann. Dans son enseignement il mettait l’accent sur le terme d’« exceptionnalisme » pour caractériser la spécificité américaine.
L’Amérique, disait-il, se percevait tout naturellement comme une source d’inspiration pour les peuples opprimés dans le monde. La guerre du Vietnam, en dépit de son coût élevé, n’avait fait qu’« égratigner » les certitudes américaines. Sur la place Tiananmen à Pékin en mai 1989, tout comme à Hong Kong, au milieu des années 2010, la statue de la Liberté était brandie fièrement par les manifestants. L’Amérique était encore perçue comme un espoir, sinon comme un modèle pour le futur.
Aujourd’hui, sous l’influence des ultra-conservateurs, les Maga (Make America Great Again), l’équivalent d’une révolution copernicienne s’est produit. L’Amérique aux yeux d’une partie de ses citoyens est devenue l’incarnation du péché. Victime d’une corruption morale qui n’a pas eu d’équivalent dans son histoire, cette Amérique se met à admirer les modèles autoritaires qui existent dans le monde.
Et rêve d’avoir elle aussi à sa tête, un homme fort. Donald Trump n’a pas caché son admiration pour des leaders qui dirigent leur pays d’une main de fer, de Xi Jinping en Chine à Kim Jong-un en Corée du Nord (sans oublier bien sûr Poutine en Russie).
Dans un article récent, publié par le « Financial Times », Francis Fukuyama note avec justesse que le Parti républicain a retrouvé sa tradition isolationniste, pré-1941. Mais, écrit-il : « c’est un isolationnisme avec une différence ». Hier les isolationnistes républicains croyaient en la pureté de l’Amérique. Il convenait pour la protéger d’éviter le contact avec les pays étrangers.
Aujourd’hui ce courant ultra-conservateur pense que c’est l’Amérique elle-même qui doit être purifiée. Et ce quel qu’en puisse être le coût pour le monde, sinon les Etats-Unis eux-mêmes. Purifier l’Amérique n’implique pas soutenir l’Ukraine dans la guerre que lui impose la Russie. Bien au contraire. Il s’agit là d’une distraction dangereuse tout autant que coûteuse. Protéger l’Amérique des migrants, voilà une priorité légitime (et qui est partagée semblet-il par une majorité des électeurs).
Alors que le bilan de Joe Biden est objectivement bon, et ce, tout particulièrement sur le plan économique, le ressenti des électeurs est d’une tout autre nature. L’immense majorité des partisans de Donald Trump est animée par la colère et la peur. Les électeurs démocrates sont eux troublés par l’âge de Joe Biden (et risquent de le demeurer en dépit du premier discours de leur candidat).
La force de Trump repose sur le fait que ses électeurs ne perçoivent pas l’anormalité absolue qu’il incarne. Pas plus que la majorité des Américains ne perçoit la menace qu’il constitue pour la démocratie américaine. Cette quasinormalisation de l’anormal est tout simplement terrifiante. On ne saurait se rassurer en se disant que tout est matière d’argent chez Donald Trump, et que sa pensée est avant tout transactionnelle.
Que l’Europe paye pour sa défense, et que les pays démocratiques d’Asie qui se sentent menacés par la Chine fassent de même. Et tout ira bien. La réalité est beaucoup plus sombre et inquiétante. Une victoire de Trump en novembre peut entraîner la chute de Kiev, dans un premier temps, sinon conduire à terme à l’invasion de l’Estonie par exemple, un pays qui comme l’Ukraine a une importante population russophone.
Et l’élection de Trump ne rendrait-elles pas une invasion de Taïwan par la Chine plus probable ? Il convient d’aller à l’essentiel. Une défaite de la démocratie en Amérique en novembre 2024 ne peut qu’encourager les ennemis de la démocratie dans le monde.
Le pire est possible, mais il n’est pas inévitable. La course de Trump vers la Maison-Blanche peut se révéler bien moins tranquille qu’il n’y paraît. Une petite partie des Républicains (de 7 à 15 %) – la victoire de Nikki Halley lors des primaires dans le Vermont, en fournit la preuve – ne voteront pas pour Donald Trump.
Le camp des démocrates peut– comme en 2020 et 2022 – dans un réflexe anti-Trump mobiliser son électorat. En le convaincant qu’il a des responsabilités devant l’histoire, alors même que le ressenti des Américains en matière de pouvoir d’achat et de sécurité intérieure – la question des migrants – l’emporte sur toute autre considération.
L’Amérique a le choix entre un vieillard irascible et dérangé, Donald Trump, et un vieux Monsieur raisonnable et responsable, Joe Biden. Une chose est certaine : le 5 novembre, les électeurs américains décideront de l’avenir de la démocratie dans le monde.
Les Echos