Alors que plus que jamais l'Europe a besoin d'unité, Dominique Moïsi s'inquiète de voir que la peur des phénomènes migratoires joue de manière beaucoup plus claire en faveur des forces populistes que la menace russe ne favorise les partis de la raison.
Les echos
Les élections européennes du 9 juin n'ont pas, pour le monde, la même importance géopolitique que les élections américaines du 5 novembre. L'Amérique, en dépit de ses divisions et de ses faiblesses, demeure la première puissance militaire et économique mondiale. Mais à l'heure de la montée des populismes et du retour de la guerre en Europe, le scrutin européen n'en est pas moins essentiel. Tout comme aux Etats-Unis, ce vote traduira sans doute la polarisation profonde des sociétés entre le parti de la raison et celui de l'émotion.
« Dites-moi ce que vous craignez le plus, je vous dirai qui vous êtes. » Pour aller à l'essentiel, au risque de schématiser, il y a aujourd'hui en matière de peur deux camps en Europe. Ceux qui ont avant tout peur des migrants et plus globalement des phénomènes migratoires, pour des raisons de sécurité et d'identité. Et ceux qui, à l'inverse, considèrent que la guerre en Ukraine a transformé radicalement la situation du continent européen.
Ces derniers privilégient la menace russe. Le danger prioritaire est-il avant tout interne ou externe ? S’agit-il en priorité de fermer nos frontières aux migrants, sinon d’expulser tous les étrangers qui se trouvent déjà chez nous en situation irrégulière, et qui constituent une menace pour notre sécurité et plus encore peut-être pour notre identité ? Ou bien la priorité estelle, à l’inverse, de nous mobiliser collectivement face à un ennemi extérieur qui, s’il l’emportait en Ukraine, ne s’arrêterait pas là. Et l’appétit venant en mangeant, deviendrait une menace directe pour notre style de vie et pour nos valeurs fondamentales, à commencer par la liberté ?
La hiérarchisation des menaces est certes largement affaire de géographie et d’histoire, mais pas seulement. Il serait tentant de dire que plus on s’éloigne physiquement de la Russie, et plus on se rapproche de la Méditerranée, plus les questions migratoires l’emportent. Et que, à l’inverse, plus on est proche de Moscou, plus la menace russe domine. Cette dichotomie ne rend pas compte des spécificités nationales. A l’est de l’Europe, la Hongrie de Victor Orban constitue une exception notable à la règle. A l’inverse, l’Italie de Giorgia Meloni, avec une extrême droite modernisée et plus « sérieuse », tant sur le plan géopolitique qu’économique – ce qui est loin d’être le cas du Rassemblement national (RN) en France – aborde avec clarté la question de la menace russe.
A l’heure où, sur le front ukrainien, la Russie – sentant que le temps ne joue pas nécessairement pour elle, avec l’arrivée prévue des armes américaines – joue plus que jamais avec la menace nucléaire, le thème qui devrait l’emporter sur tous les autres est de nature géopolitique. Il devrait conduire les Européens à des réponses simples à une question simple. Comment se comporter de la manière la plus unie et la plus crédible face aux tentatives d’intimidation de la Russie de Poutine ? Plus la Russie est menaçante, et plus l’Amérique est incertaine, plus il doit y avoir d’Europe, qualitativement, mais aussi sans doute quantitativement.
Il y a vingt ans exactement, l’élargissement de l’Union européenne vers l’est et le centre, vers « l’Europe kidnappée » ex-communiste, a été – en dépit de quelques difficultés bien réelles – un franc succès. Pour se renforcer et pour être « unie dans la liberté », l’Europe d’aujourd’hui doit se préparer à un nouvel élargissement qui la ferait passer de 27 à près de 35 membres.
Quelles que puissent être ses difficultés, ses blocages, ses retards, ses contradictions, ses hésitations, l’Union européenne continue d’agir par « capillarité », par l’attraction qu’elle exerce toujours sur tous ceux qui rêvent d’en devenir membres. L’évocation de sa « mortalité », comme le souligne Emmanuel Macron à juste titre, ne diminue en rien son attractivité. Bien sûr, il ne faut pas se faire d’illusions. Ce nouvel élargissement sera plus difficile encore que celui réalisé il y a vingt ans.
L’intégration de l’Ukraine, la clé et le point culminant de ce processus, sera compliquée, même si l’économie ukrainienne n’est pas dans une situation si différente aujourd’hui – à en croire les études de l’Institut d’économie internationale de Vienne – de celle dans laquelle se trouvaient les pays candidats à l’adhésion en 2004.
Avoir un comportement crédible
Mais surtout les enjeux géopolitiques sont infiniment plus dramatiques pour l’Europe qu’ils ne pouvaient l’être il y a vingt ans. Face aux ambitions russes, la meilleure réponse de l’Europe tient en trois mots : fermeté, unité, élargissement. Le problème est que cette vision claire et rationnelle est loin de faire l’unanimité. La menace russe demeure – en dépit des efforts considérables de Poutine – abstraite pour une majorité d’Européens qui n’ont aucune envie de « mourir pour l’Ukraine ». Cette menace, pourtant bien réelle, n’a pas l’impact de quelques faits divers tragiques. Au quotidien, et c’est naturel, celui qui est perçu comme l’étranger radicalisé et proche, avec sa seule arme blanche, fait beaucoup plus peur que l’ensemble de l’arsenal militaire russe.
La solidarité avec l’Ukraine est globalement partagée par une majorité des Européens. Mais comment faire passer l’idée que la meilleure façon d’éviter la guerre est de ne pas céder au chantage de Moscou ? Comment expliquer aux Européens – au moment où la tentation du repli sur soi n’a jamais été plus grande – qu’un nouveau « Big Bang » en matière d’élargissement s’impose. Et ce sans doute dans des délais rapides ?
Les deux grands d’Europe que sont la France et l’Allemagne sont confrontés simultanément à la montée des populismes, même si l’AfD en Allemagne est loin d’atteindre les scores du RN en France. Alors que la menace principale vient de l’est, elle est majoritairement perçue comme venant du sud. Alors qu’elle est avant tout de nature politique (le despotisme oriental), elle est surtout ressentie comme religieuse (l’islamisme radical).
L’auteur de ces lignes est bien conscient de la réalité de cette dernière menace. Un film belge, sorti récemment, Amal : un esprit libre, illustre les effets dévastateurs du salafisme dans un lycée de Bruxelles. Le problème est que la peur des phénomènes migratoires joue de manière beaucoup plus claire en faveur des forces populistes (les partis de l’émotion), que la menace russe ne favorise les partis de la raison. Une dangereuse inversion des priorités.