Pays-Bas, Italie, France.... Face à la percée des extrémistes, au pouvoir ou en passe de l'être, le réveil démocratique s'impose.
Nicolas Baverez, Le Point
Un spectre hante de nouveau l'Europe: l'ascension de l'extrême droite et sa conquête du pouvoir. Jamais, en effet, depuis les années 1930, le continent n'a été parcouru par une vague extrémiste aussi puissante.
Les élections législatives du 22 novembre aux Pays-Bas ont vu la victoire inattendue du PPV (le Parti de la liberté) de Geert Wilders, qui a obtenu 37 sièges sur 150. L'Italie est gouvernée par une union des droites dirigée par Giorgia Meloni, leader de Fratelli d'Italia, qui s'inscrit dans la filiation du fascisme. La Slovaquie voit le retour au pouvoir depuis octobre de Robert Fico, qui affiche sa proximité avec Vladimir Poutine. En Hongrie, Viktor Orban, fort du contrôle de la justice, des médias et des universités, paraît inamovible. Le Rassemblement national, crédité de 28% des voix, est de loin le premier parti de France. L'AfD (Alternative pour l'Allemagne) se prépare à un nouveau succès aux élections de Thuringe de l'automne 2024, tandis que le FPÖ (Parti de la liberté d'Autriche) se trouve en position de force en Autriche. En Irlande. Dublin a été le théâtre, le 23 novembre, de violentes émeutes ciblant les migrants à la suite d'une attaque au couteau commise par un Algérien. Depuis le début des années 2010, la dynamique de l'extrême droite est ancrée dans le ressentiment face au déclassement et dans la défiance envers les institutions et les élites, mêlant nationalisme et xénophobie. Sa progression s'en racine dans le rejet de l'immigration, dans la protestation contre la montée de la violence et de l'insécurité. Elle est portée par la polarisation des opinions et puissamment relayée par les réseaux sociaux.
Pourtant, la percée de l'extrême droite présente aujourd'hui des traits qui la rendent particulièrement dangereuse. Elle a changé d'intensité, puisque plus d'un électeur sur cing dans l'Union vote pour elle et qu'elle exerce le pouvoir dans de grands pays fondateurs de l'Union comme l'Italie. Ses moteurs ne sont plus seulement le rejet de l'immigration et de l'islam mais aussi la préservation du pouvoir d'achat face à l'inflation, la rébellion contre une écologie punitive, malthusienne et antisociale et, enfin, la révolte contre le pouvoir supranational et technocratique de la Commission européenne.
Le changement le plus spectaculaire provient cependant du changement de stratégie et de tonalité de l'extrême droite, dont la meilleure illustration est fournie par Meloni. La plupart de ses dirigeants ont en effet rompu avec la critique radicale du capitalisme comme avec la volonté de sortir de l'Union ou de la zone euro. Certains prennent leur distance avec la Russie de Poutine, et soutiennent l'Ukraine dans son combat pour sa souveraineté. Enfin, à l'image de Marine Le Pen, ils cultivent volontiers la modération dans leur expression et leur comportement, évitant les embardées idéologiques.
La configuration est ainsi inédite qui conjugue le recentrage de l'extrême droite, sa banalisation et sa progression dans toutes les couches de la société. Par ailleurs, le nationalisme et la xénophobie sont légitimés par le fanatisme de l'identité, qui a supplanté les passions égalitaires. Dès lors, l'extrême droite ne s'inscrit plus dans une logique minoritaire et protestataire mais dans une stratégie de conquête et d'exercice du pouvoir.
Pour autant, son influence et sa conquête de la majorité dans l'Union n'ont rien d'inéluctable. Mais cela suppose un sursaut des citoyens et des dirigeants qui doivent rompre avec la stratégie contre-productive de la diabolisation comme avec le lâche renoncement qui présida longtemps aux relations avec la démocratie illibérale d'Orban.
Il est grand temps de sortir tant du déni que de la tolérance face à l'extrémisme. En répondant enfin aux inquiétudes légitimes des citoyens européens concernant la stagnation de l'activité et la paupérisation des classes moyennes, l'absence de tout contrôle de l'immigration. En réconciliant la transition écologique avec le respect des libertés individuelles, la prospérité économique et la justice sociale. En se montrant intraitable sur le respect de l'État de droit et des valeurs de l'Union. En luttant contre les interférences extérieures et la guerre de la désinformation menée par les empires autoritaires, et avant tout la Russie.
La démocratie est loin d'avoir perdu face à l'extrême droite. En Espagne, l'ascension de Vox a été enrayée. En Pologne, lors des élections législatives du 15 octobre, la coalition de Donald Tusk a défait le PiS (Droit et Justice), en dépit de l'emprise du parti sur les institutions, la justice et les médias. Le Danemark, en maîtrisant les flux migratoires et en renforçant l'intégration, a réduit le poids du Parti du peuple danois de 21% à 2% des voix.
Il ne dépend donc que des citoyens européens de refuser de céder aux passions extrémistes pour rester fidèles aux valeurs de la liberté, qui constituent l'essence spirituelle de notre continent, et de leurs dirigeants de renouer avec la lucidité et le courage pour ne pas rééditer la catastrophe des années 1930.