Si la chute de Bachar Al-Assad a été largement saluée, les Occidentaux, soucieux de voir clarifiées les intentions du HTC, restent prudents, quand Ankara se réjouit et Doha propose de rouvrir son ambassade à Damas. Le Kremlin, lui, tente de ménager ses intérêts sur le territoire syrien.
Par Philippe Ricard (avec), Benjamin Barthe, Benjamin Quénelle et Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen). LE MONDE
Après la surprise suscitée par la chute du régime Al-Assad, renversé dimanche 8 décembre par l’offensive éclair des rebelles islamistes, les premiers pas du nouveau pouvoir sont scrutés de près par les capitales étrangères et les institutions internationales. Mercredi 11 décembre, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a assuré que l’ONU était « totalement engagée à soutenir une transition en douceur ». Celle-ci doit être « inclusive », autrement dit, elle devra respecter les différentes factions politiques et les minorités du pays, afin d’éviter une « nouvelle guerre civile », a souligné de son côté l’émissaire de l’ONU pour la Syrie, Geir Pedersen, après avoir appelé à des « pourparlers politiques urgents », à Genève, afin de garantir un avenir pacifique au pays.
Si la chute d’Al-Assad a été largement saluée, la prudence est cependant de mise, tant l’incertitude est grande sur les intentions des nouvelles autorités, le mouvement Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), fer de lance de la chute de l’ancien dictateur, et considéré comme une entité terroriste par l’ONU, les Etats-Unis et l’Union européenne (UE).
Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, devait ainsi débuter, jeudi 12 décembre, une tournée dans la région, d’abord en Jordanie, puis en Turquie, vendredi. Ankara, allié des Etats-Unis au sein de l’OTAN, s’est longtemps heurté à Washington au sujet de la Syrie, mais est désormais considéré comme jouant un rôle-clé en raison de son soutien au HTC. « Je ne suis pas confiant. Mais je suis encouragé par le fait que [les chefs de HTC] ont dit ce qu’il fallait, mais nous devons nous concentrer sur la question de savoir s’ils feront ce qu’il faut, notamment en protégeant les minorités », a jugé M. Blinken, mercredi avant de s’envoler pour le Proche-Orient, à propos des différents messages émis par le chef des HTC, Ahmed Al-Charaa, afin de rassurer sur ses intentions.
« Scénarios terrifiants »
Même tonalité du côté des Européens. Devant les eurodéputés, mardi 10 décembre, Kaja Kallas, la nouvelle haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a fait part d’« inquiétudes légitimes concernant les violences entre groupes religieux, la résurgence extrémiste et le vide politique », et rappelé qu’il fallait à tout prix éviter de répéter les « scénarios terrifiants » de l’Irak, de la Libye et de l’Afghanistan, où les changements de régime ont débouché sur des années de chaos. De leur côté, le président français, Emmanuel Macron, et le chancelier allemand, Olaf Scholz, se sont dits « prêts à coopérer avec les nouveaux dirigeants syriens » sous certaines conditions. « Le fait que HTC soit un groupe terroriste interdit n’empêche pas le gouvernement d’engager des discussions avec lui à l’avenir », a quant à lui fait savoir le premier ministre britannique, Keir Starmer.
Pris de court par l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad, les pays du G7 devraient tenter de se concerter, vendredi, lors d’une réunion en visioconférence. Pour peser sur la situation, les Occidentaux disposent de deux leviers, qu’ils entendent actionner progressivement : le financement de l’aide humanitaire et de la reconstruction du pays, d’une part, et la possibilité de retirer le HTC de la liste des entités terroristes, d’autre part.
Pour le moment, il n’est toutefois pas question de reconnaître les nouvelles autorités ou d’évoquer la levée des sanctions contre le pays. A Bruxelles comme à Washington, les gages donnés par le groupe islamiste radical – un temps affilié à Al-Qaida – pour rassurer la population syrienne et la communauté internationale ont certes été entendus, mais les Occidentaux veulent juger les nouvelles autorités sur leurs actes. La plupart des Etats membres de l’UE, dont la France, souhaitent conditionner leurs éventuelles relations avec le nouveau pouvoir au fait qu’il mette en œuvre une véritable « transition politique », basée notamment sur les tentatives en ce sens, ébauchées en vain pendant la guerre civile, alors que Bachar Al-Assad assurait sa survie, avec le soutien de la Russie et de l’Iran, au prix de combats meurtriers et d’une répression féroce.
En 2015, ces pourparlers avaient abouti à l’adoption de la résolution 2254 du Conseil de sécurité, qui établit une séquence et un calendrier pour mettre en place un gouvernement crédible, inclusif et non confessionnel, ainsi que la rédaction d’une nouvelle Constitution, dans l’optique de tenir un jour des élections libres et équitables, sous la supervision des Nations unies. Une perspective que personne n’ose encore évoquer explicitement à ce jour.
Si, pour l’heure, les Occidentaux affichent une certaine retenue, le Qatar pourrait être l’un des premiers acteurs de la communauté internationale à établir des relations diplomatiques avec le pouvoir qui s’est installé de fait à Damas. Dans un communiqué publié mercredi, le porte-parole du ministère des affaires étrangères du petit émirat du Golfe, Majed Al-Ansari, a annoncé que celui-ci rouvrirait « bientôt » son ambassade à Damas. Cette mesure vise à « faciliter l’aide humanitaire fournie actuellement au peuple syrien à travers un pont aérien », a précisé M. Al-Ansari.
Lors d’une réunion organisée à Doha, dimanche, par la diplomatie qatarie, des représentants du processus d’Astana (Russie, Iran, Turquie) et des hauts responsables d’Irak, d’Arabie saoudite et de Jordanie étaient convenus de confier au Qatar et à la Turquie le soin d’ouvrir les premiers canaux de communication avec Ahmed Al-Charaa, le chef du HTC. « Nous voulons nous assurer que la Syrie ne sombre pas dans le chaos et que les groupes armés ne se combattent pas les uns les autres. La médiation fait partie de notre tradition diplomatique », confie un responsable qatari. Le fait que le Qatar soit resté à l’écart du processus de normalisation entre le régime Al-Assad et les pays de la Ligue arabe, décidé en mai 2023, à Djedda, à l’initiative du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, devrait faciliter le dialogue entre Doha et le nouvel homme fort de la Syrie.
Intérêts stratégiques
Après le revers que représente la chute de Bachar Al-Assad, la Russie cultive quant à elle la discrétion. Quatre jours après la chute du tyran de Damas, Vladimir Poutine ne s’est toujours pas exprimé publiquement sur le sort de son allié, exilé à Moscou. « Nous aimerions que la situation dans le pays soit stabilisée le plus rapidement possible, d’une manière ou d’une autre », s’est contenté de déclarer, mercredi, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov. Il a reconnu que, très vite, des « contacts » avaient été établis par les autorités russes avec le groupe HTC.
La Russie cherche notamment à préserver les deux grandes bases militaires dont elle dispose en Syrie. La base navale de Tartous, seul centre de maintenance et de réapprovisionnement de la Russie en Méditerranée, et la base aérienne Hmeimim, située à 55 kilomètres plus au nord, sont en effet toutes deux essentielles au déploiement de troupes et de matériel dans la région, mais aussi vers l’Afrique. Plusieurs milliers de soldats russes sont présents dans ces bases. La priorité du Kremlin est désormais d’obtenir des garanties pour assurer leur maintien.