ENTRETIEN. Plus aucun souverain pontife ne pourra exercer son pouvoir comme François l’a fait. C’est la thèse du vaticaniste Giovanni Maria Vian dans un livre sur le Saint-Siège.
Propos recueillis par Jérôme Cordelier, Le Point
Cet Italien lettré est l'un des plus fins connaisseurs du Vatican, qu'il scrute depuis toujours avec recul et une pointe d'ironie. Le pape Benoît XVI l'avait nommé à la tête de L'Osservatore romano, le quotidien officiel du Saint Siège, et il en a fait un journal ouvert sur l'actualité internationale, les arts et la culture. Il en est resté le directeur pendant plus de dix ans (2007-2018), le pape François l'ayant reconduit à son poste avant de le débarquer sans ménagement. Historien de l'Église et de la papauté, spécialiste de Paul VI, Giovanni Maria Vian, francophile-et grand collectionneur de Tintin-, vide ses carnets dans un livre dense et documenté, qui paraît en France aux Éditions du Cerf ce 19 septembre et dont Le Point a la primeur. Cet ouvrage au titre énigmatique, Le Dernier Pape, offre une plongée au cœur des pontificats de Benoît XVI et du pape François, dans la perspective de la longue histoire de la chrétienté. Lors de cet entretien, Giovanni Maria Vian juge avec sévérité un souverain pontife qui, selon lui, parle plus au monde qu'aux catholiques.
Le Point: Qualifier François de « dernier pape », c'est une provocation ?
Giovanni Maria Vian: Non, c'est le constat de la fin d'une époque. Benoît XVIl'anticipait déjà en 2016 en répondant à une question du journaliste Peter Seewald, son meilleur biographe. « Je n'appartiens plus au vieux monde, mais le nouveau en réalité n'est pas encore commencé », avait-il dit. Son successeur François est sans aucun doute le dernier des souverains pontifes tels que nous les avons connus au cours des deux derniers siècles. Avec lui, la papauté est arrivée au sommet de l'exercice de son pouvoir depuis l'affirmation de l'infaillibilité pontificale. Ce dogme date de 1870, quand le pape perdit son État. Comme aucun autre de ses prédécesseurs, François a déclaré sa primauté en réaffirmant la souveraineté du pape afin de surmonter les oppositions internes de l'Église. Plus encore, dans la dernière loi fondamentale du Vatican, qui date de 2023, il affirme que son pouvoir temporel provient du fait qu'il est le successeur de l'apôtre Pierre. Jamais un pape n'avait fait découler son pouvoir de chef d'État de sa position d'évêque de Rome. Le Vatican confirme ainsi être une théocratie.
Pourtant, il a l'image d'un pape modeste...
Il se présente comme tel. Mais en réalité, il exerce son pouvoir avec beaucoup d'autorité, voire d'autoritarisme. Ainsi, il met sur la table des travaux du synode des questions qu'il a déjà tranchées en amont. Par exemple, il invite au débat sur le diaconat féminin ou le célibat des prêtres, tout en affirmant qu'avec lui rien ne changera.
Pour vous, le pape François serait plus conservateur qu'il n'en a l'air ?
Il cherche des méthodes de consultation en favorisant ce qu'on appelle la « synodalité », mais, au bout du compte, c'est lui qui décide. Benoît XVI était davantage sensible à la collégialité, et il s'efforçait de consulter les organismes de la curie romaine. Jean-Paul II déléguait beaucoup à ses collaborateurs. François est bien moins dans ce partage du pouvoir. Rome a toujours essayé de maintenir la dialectique entre le fonctionnement monarchique et une nécessaire collégialité. Cet équilibre a été rompu avec François. Il n'ouvre pas de réels débats, en particulier dans le domaine de la bioéthique.
François reste conservateursur ces sujets ?
Même s'il est très accueillant et qu'il sait que les États ne mettront pas leurs lois en cohérence avec la morale catholique, il est contre l'avortement, contre l'euthanasie, contre l'idéologie du genre. C'est un pape plutôt traditionnel. Vous soulignez dans votre livre qu'il parle
beaucoup du diable... Oui, c'est une autre illustration de sa vision traditionnelle du catholicisme. Le pape François a toujours beaucoup parlé du diable. Il a raconté qu'à Buenos Aires, quand il faisait le catéchisme, il brûlait son effigie pour mar quer les enfants. Benoît XVI était un théologien plus subtil, qui avait beaucoup réfléchi sur le mal-notamment en se déplaçant, lui, le pape allemand, à Auschwitz. Mais François garde la même ligne. Quand il parle du diable, les médias ne s'en font pas l'écho car cela ne colle pas avec le stéréotype que l'on diffuse d'un pape moderne.
L'image d'un pape de gauche correspond-elle à la réalité ?
C'est un pape qui accorde beaucoup d'importance au peuple, à tel point qu'on l'a dit populiste, et même péroniste, quand il était en Argentine. En fait, il regarde le monde comme un Latino-Américain. Ainsi, il n'a aucune sympathie pour les États-Unis, perçus comme une puissance coloniale.
Sur les guerres en Ukraine et en Arménie, a-t-il failli ?
Il est la cible de critiques fondées. Il affirme que l'Ukraine est martyrisée, mais il ne nomme jamais l'agresseur russe, à tel point que, pour certains, il passe pour pro-Poutine. Attaque à laquelle il répond qu'il ne cherche pas à désigner le bien ou le mal, mais à avoir une vision balancée pour essayer de désamorcer les conflits. Las! on voit bien qu'il y a un souci, puisque la diplomatie du Saint-Siège cherche souvent à nuancer ses positions. Le secrétaire d'État Pietro Parolin numéro deux du Vatican-et le ministre des Affaires étrangères, Paul Richard Gallagher, ont dit plusieurs fois que les Ukrainiens avaient droit à une défense légitime. Sur l'Arménie, François a fait beaucoup, en prononçant le mot - interdit par les Turcs de génocide. Mais, dans la guerre avec l'Azerbaïdjan, il a choisi le silence. Cela pose un problème plus global: peut-on gouverner en faisant cavalier seul ? Ses prédécesseurs s'appuyaient bien plus sur la secrétairerie d'État ou la diplomatie du Saint-Siège, ce qui donnait une communication plus modulée. Aujourd'hui, on n'entend que la voix du pape. Avant, il y avait peut-être un peu plus de cacophonie, mais cela laissait place à davantage de marges de manœuvre. Le ton et la communication du pape François-très simple, trop peut-être-provoquent confusion, désarroí, incertitudes chez ses fidèles. Ce que dit le pape intéresse l'opinion publique internationale, mais les catholiques sont plus circonspects.
François multiplie les voyages lointains, comme récemment en Océanie. À quelle vision du monde correspondent ces déplacements ?
A la vision plutôt classique d'un pape. La papauté a toujours été soucieuse d'une justice réelle dans les rapports entre les puissances. L'apport le plus important du pape François est sur l'écologie, son encyclique Laudato si' restera. Mais Benoît XVI et Jean-Paul II étaient déjà concernés par le sujet, tout comme le patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée, surnommé le « patriarche vert ».
Le bilan de ce pontificat est, à ce jour, en « clair-obscur », écrivez-vous... Dans le fonctionnement, on voit bien que François essaie d'innover, en voulant par exemple faire naître des consultations dans l'Église. C'est un point positif. Mais, pour le moment, cela n'aboutit à rien. On ne peut dresser du pontificat qu'un bilan provisoire, mais les tendances sont assez claires. Les intentions du pape sur de nombreux sujets sont bonnes, mais restent... des intentions. Ce qu'il préconise devra se diffuser dans l'Église, dans les communautés, et être appliqué par ses successeurs. Pour le moment, la crise de l'Église continue avec des contradictions profondes. On affiche une fermeté dans les scandales sur les abus sexuels, mais l'ancien jésuite Marko Ivan Rupnik, qui est accusé d'avoir abusé de nombreuses femmes, n'est toujours pas évincé. Il avait été excommunié, mais, un mois après, cette sanction a été levée. Et on continue d'utiliser les mosaïques qu'il peint dans les médias du Vatican. Le pape a rouvert son procès; pour l'instant, cela ne débouche sur rien. Sur le dossier des finances, c'est pareil. Je me souviens de la première conférence de presse du pape François, qui était magnifique parce qu'on le sentait encore libre, où il dit qu'on lui avait proposé de fermer l'IOR, la banque du Vatican, qui a longtemps été accusée de blanchiment d'argent sale. L'IOR existe toujours, et son fonctionnement reste opaque. Le pape fait appel à des instances extérieures. C'est louable sur le plan de la méthode, mais pour quel résultat? Aucun.
En définitive, le pape François aura-t-il fait avancer l'Église catholique?
Oui, mais il faut souligner que l'Église avance d'elle même. Force est de constater que les paroles prononcées à Rome parviennent de moins en moins aux oreilles des catholiques.