Frédéric Encel: «La chute de Bachar el-Assad marque la victoire d’Israël contre l’Iran»

Frédéric Encel: «La chute de Bachar el-Assad marque la victoire d’Israël contre l’Iran»
الجمعة 13 ديسمبر, 2024

ENTRETIEN - L’effondrement soudain de la dynastie el-Assad, en place depuis plus d’un demi-siècle, est une conséquence directe des assauts que l’État hébreu dirige contre l’Iran et le Hezbollah, analyse le docteur en géopolitique*.


LE FIGARO. - Le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, a affirmé dimanche que la chute du régime d’el-Assad était « une conséquence directe des coups qu’(Israël) a portés à l’Iran et au Hezbollah, (ses) principaux soutiens » . Est-ce là une forfanterie politique ou bien une réalité militaire ?

FRÉDÉRIC ENCEL.- C’est vrai en grande partie. Ce n’est pas la seule explication, mais c’est la principale. Lorsque le régime de Bachar el-Assad était à l’agonie entre 2015 et 2017 face aux assauts de la puissante coalition rebelle, le Hezbollah a sauvé le régime, aux côtés de l’aviation russe. Or le Hezbollah a été tellement amoindri par Israël ces dernières semaines qu’il n’a absolument pas pu venir en aide au régime, d’autant que les Israéliens avaient bloqué l’acheminement vers le Liban d’hommes et de matériel iraniens passant par la Syrie.

L’autre explication est liée à la Turquie et à la Russie. De même qu’il manqua à el-Assad les fantassins du Hezbollah, il lui manqua les escadrilles de Moscou. La Russie révèle ainsi qu’elle est incapable de soutenir son seul allié militaire dans la région depuis 1959, grâce auquel elle disposait de ses deux seules bases dans l’ensemble de la zone Méditerranée-Moyen-Orient : elle n’a aucun autre allié dans cette zone stratégique. C’est l’illustration à la fois de la duplicité de Poutine et de sa faiblesse militaire. En outre, l’efficacité fulgurante de cette attaque ne peut qu’être liée à une aide de la Turquie : c’est le seul pays frontalier de la poche d’Idlib, de nombreux groupes rebelles lui sont liés. Il y avait manifestement une préparation militaire et des financements de la part dela Turquie.

Israël se retrouve donc avec un pouvoir appuyé par la Turquie à sa frontière. Quels liens ces deux États entretiennent-ils?

Les deux puissances ont des intérêts communs qui ont été servis par cette coalition rebelle menée par Hayat Tahrir al-Cham (HTC). La chute de Bachar el-Assad laisse à la Turquie les coudées franches dans le nord de la Syrie, où elle cherche à briser les tentatives kurdes de constitution d’une autonomie. Cette chute lui permet aussi de renvoyer chez eux plus de trois millions de réfugiés syriens et d’avoir à sa frontière un régime avec qui elle entretient une connivence idéologique. L’intérêt d’Israël à la chute du gouvernement el-Assad est la rupture de l’«axe de la résistance» iranien. Cependant, depuis que l’AKP (le parti islamonationaliste d’Erdogan) est arrivé au pouvoir en 2002, leurs relations ont toujours été froides et connaissent même une glaciation, au moins sur le plan rhétorique, depuis l’affaire du Mavi Marmara en 2010 (navire turc membre d’une flottille qui tentait de briser le blocus de Gaza, arraisonné par Israël), mais elles n’ont jamais été rompues.

La fin dela dynastie el-Assad est-elle vraiment une bonne nouvelle pour Israël ?

En elle-même, la chute d’el-Assad est une bonne nouvelle pour Israël mais plus symbolique et politique que militaire. Hafez el-Assad, le père de Bachar, a été l’un des grands artisans de la guerre du Kippour en 1973, dont toute une génération d’Israéliens se souvient (plus de 2200 soldats israéliens y périrent). Avant même les el-Assad, la Syrie avait accueilli le criminel nazi Alois Brunner, elle maintenait une férule terrible sur les Juifs syriens (jusqu’à leur départ en 1994), elle était le fer de lance des coalitions arabes contre l’État hébreu. Israël abhorrait cette dynastie mais, depuis 1974, n’avait aucunement la capacité de lui nuire militairement. La chute de Bachar el-Assad résulte surtout de l’écrasement du Hezbollah par Israël : Benyamin Netanyahou peut maintenant montrer à sa population, encore traumatisée par le gigantesque pogrom du 7 Octobre, une preuve tangible des effets de la guerre qu’il mène. C’est aussi la traduction de la victoire d’Israël contre l’Iran, qui n’avait pas les moyens de soutenir el-Assad et qui se retrouve isolé d’un Hezbollah très affaibli.

Y avait-il une forme d’alliance objective entre les groupes rebelles et Israël face à l’Iran?

Ils avaient en effet un ennemi commun. Aujourd’hui, la coalition islamiste sunnite parvenue au pouvoir en Syrie cherche à casser le continuum pan-chiite inféodé à l’Iran parce que le clivage politico-théologique entre chiites et sunnites est abyssal. Ce clivage est beaucoup plus performant pour comprendre le Moyen-Orient que celui opposant Israël au monde arabe, dépassé sinon fictionnel. Depuis sa prise de pouvoir, cette coalition stigmatise l’Iran et le Hezbollah dans ses déclarations, et ne parle pas pour l’instant d’Israël ni des Occidentaux. Pas par dissimulation, mais par idéologie : pour les sunnites, les chiites sont de véritables hérétiques. En témoigne l’attentat que Daech a perpétré en Iran le 3 janvier dernier.

L’armée israélienne a lancé dimanche une série de raids sur les principales installations militaires syriennes et a investi le plateau du Golan. Présume-t-elle de l’hostilité du nouveau pouvoir?

Il s’agit pour Israël de détruire tout ce qui pourrait constituer une future armée syrienne. Pour l’instant, les rebelles ne constituent pas une vraie menace. C’est un assaut préventif au même titre que l’est l’investissement militaire du no man’s land de la zone tampon du 31 mai 1974, et du mont Hermon qui culmine à 2800 m : l’on y voit jusqu’à Damas à l’est et la Bekaa à l’ouest! Le message est le suivant : ne vous approchez pas de nos frontières. L’incursion dans l’est du Golan a également pour rôle de rassurer les druzes israéliens en assurant une protection éventuelle sur le djebel al-Druze (massif montagneux), en Syrie. Cependant, il n’y a pas d’expansion territoriale de l’État juif : ce n’est que dans le cas où la coalition au pouvoir décidait de s’en prendre au djebel al-Druze qu’il interviendrait.

Qui sont les groupes rebelles frontaliers du Golan, qui ne se réclament pas de la coalition menée par HTC?

Pour beaucoup, d’anciens membres des mouvances djihadistes, quelques centaines, qui ne se sont jamais rendus ou qui ont fui l’Irak. De fait, l’actuelle coalition ne tient de la Syrie que les principales villes : elle ne domine pas totalement à ce jour la montagne maritime alaouite, ni le Nord-Est kurde, ni le désert à l’est du pays (où Daech sévit encore), ni le djebel al-Druze à l’extrême sud-ouest. De plus, al-Joulani est considéré comme un traître par Daech, qu’il a quitté : entre les groupes islamistes radicaux, c’est une «nuit des longs couteaux» permanente depuis au moins deux décennies! Ainsi de la véritable guerre entre Daech et al-Qaida au Yémen avec des milliers de morts, il y a quelques années. L’objectif est à peu près le même mais certainement pas les stratégies. Par conséquent, il n’y aura a priori pas de ralliement de Daech à HTC sans des négociations préalables.

Quelles sont les conséquences du changement de pouvoir en Syrie pour les opérations militaires d’Israël au Liban et à Gaza ?

Contrairement à ce qu’il s’est passé à la fin de la seconde guerre du Liban en 2006, les Israéliens ne permettront pas au Hezbollah de descendre au sud du Litani (le fleuve du sud et de l’est du Liban) contre la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU, à cause du traumatisme du 7 Octobre. La proximité physique immédiate avec l’ennemi est devenue intolérable, et la France et les États-Unis exercent davantage de pressions qu’en 2006 sur le Hezbollah. Toutefois, je suis optimiste sur l’apaisement de la situation car ce dernier est dirigé par des fanatiques mais pas par des imbéciles : ils ont conscience du rapport de force. La preuve en est qu’ils ont accepté le cessez-le-feu au moment où ils étaient proches de l’anéantissement. Le Hezbollah est isolé, et l’Iran ne peut plus y acheminer ni hommes ni matériel.

Quant au Hamas, il est mort militairement. Ses dirigeants ont été éliminés, il ne domine plus la bande de Gaza et ne dispose pas de la totalité des otages, c’est-à-dire qu’il ne peut même pas proposer d’accord global à Israël. Il n’empêche que cette centaine d’otages constitue toujours le talon d’Achille israélien. La Syrie est perdue pour les chiites, donc ni l’Iran ni le Hezbollah ne peuvent plus lui venir en aide. Aujourd’hui, le dirigeant du Hamas constate probablement qu’il a perdu la guerre : la société israélienne a tenu, le gouvernement aussi, les États-Unis le soutiennent, les Européens ont exercé peu de pression sur Israël, les accords d’Abraham n’ont jamais été rompus, ni la paix entre Israël et l’Égypte ou la Jordanie; quant à l’Arabie saoudite, ses services de renseignements collaborent déjà avec les Israéliens. L’échec du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran est complet et cuisant.

*Frédéric Encel est docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences Po Paris et fondateur des Rencontres géopolitiques de Trouville, auteur des «Voies de la puissance», Prix de l’Académie des sciences morales et politiques (Odile Jacob, 2023).