Le spécialiste du Proche-Orient considère que le gouvernement israélien résistera à la pression internationale, d’ailleurs moins forte qu’il n’y paraît
Docteur en géopolitique, Frédéric Encel est un spécialiste du conflit israélo-palestinien. Il a publié récemment Les voies de la puissance (Odile Jacob).
Trois mois après l’attaque terroriste du 7 octobre, quel premier bilan peut-on dresser de la guerre à Gaza ?
Si tout s’arrêtait maintenant, ce serait une défaite stratégique pour Israël en même temps qu’une victoire tactique. Défaite stratégique, car le Hamas aurait démontré que, avec ou sans les accords d’Abraham [conclus entre Israël et certains pays arabes, NDLR], il n’était pas possible d’évacuer définitivement la question palestinienne. De même, le pogrom du 7 octobre aurait porté un coup terrible à la crédibilité de la dissuasion israélienne. Ce serait en même temps une victoire tactique à Gaza, où le Hamas a perdu beaucoup plus d’hommes et d’infrastructures que l’armée israélienne. Mais, pour reprendre mon raisonnement, tout ne va pas s’arrêter maintenant. On a peu noté la déclaration de Yoav Gallant, le ministre israélien de la Défense, le jour même de l’attaque du 7 octobre. Il a dit alors : « A Gaza, nous allons abolir le temps. » C’est la première fois que j’entends un responsable israélien tenir de tels propos. Cela signifie que le gouvernement a décidé d’abolir le temps des pressions internationales, d’une part, et, d’autre part, des pressions morales liées aux otages. Le gouvernement israélien va poursuivre la guerre pour atteindre son objectif : la destruction militaire du Hamas et son éviction de la bande de Gaza. Pour cela, Israël est prêt à sacrifier une partie de la sympathie qu’il inspire dans les opinions occidentales ou la proximité avec certains Etats. Donc, la guerre va continuer. Rendez-vous dans quelques mois pour faire le bilan.
Vous ne croyez que les pressions internationales, en particulier américaines, pourraient imposer un cessez-le-feu ?
Les Etats-Unis n’exercent de pression sur Israël que dans la dimension humanitaire du conflit, pas dans sa dimension politique. Washington n’exige pas un cessez-le-feu, pas plus d’ailleurs que la grande majorité des Etats européens ou occidentaux. Notons aussi qu’après trois mois de guerre et 20 000 morts palestiniens à Gaza, les Etats arabes concernés (Emirats arabes unis, Bahreïn, Maroc, Soudan) ne se sont pas retirés des accords d’Abraham... Quant aux fameuses opinions publiques musulmanes en ébullition, où sont-elles ? Sur 800 millions d’adultes musulmans dans le monde, les manifestations ont mobilisé, d’après mes calculs, entre cinq et six millions de personnes. Pas plus.
Des ministres israéliens plaident aujourd’hui pour l’expulsion de la quasi-totalité des Palestiniens de la bande de Gaza. Qu’en pensez-vous ?
Le gouvernement de Benjamin Netanyahu n’est pas à la hauteur des enjeux, comme l’indiquent tous les sondages. Il a d’abord été très incompétent le 7 octobre dans son évaluation de la détermination, de la cruauté et de l’efficacité militaire du Hamas. Plusieurs ministres, comme Bezalel Smotrich ou Itamar Ben Gvir font preuve d’un extrémisme qui dessert absolument la cause d’Israël, le rendant moins crédible pour le jour d’après. Netanyahu est dans la pensée magique lorsqu’il rejette la perspective d’un retour de l’Autorité palestinienne à Gaza. Elle est pourtant la seule à avoir, à la fois, la légitimité, la légalité internationale et la volonté de réinvestir Gaza, dont elle avait été chassée par le Hamas. Aucun gouvernement arabe ne prendra jamais la responsabilité d’envoyer des troupes à Gaza, et d’être alors considéré comme des collabos arrivant dans les fourgons de Tsahal. Certes, c’est également un risque pour l’Autorité palestinienne, mais il s’agit de Palestiniens. Quant à la perspective d’une nouvelle occupation israélienne, ce n’est pas sérieux : le monde entier la condamnerait, y compris les Etats-Unis, et surtout l’opinion publique israélienne n’en veut pas.
Que pensez-vous de la position de la France dans ce conlit ?
Je suis moins sévère que beaucoup de commentateurs. Si l’on peut s’interroger sur la forme, sur le fond, la politique de la France n’a pas varié depuis le début et elle reste celle que la France a traditionnellement exprimée. Si changement il y a eu, il n’est pas récent. Il faut remonter à la fin des années Chirac et au début des années Sarkozy, parce que la situation internationale avait alors changé, avec l’effondrement géopolitique du monde arabe et la montée en puissance d’Israël. Depuis, le conflit israélo-palestinien n’était plus considéré comme une priorité face à d’autres risques : le terrorisme, l’Indo-Paciique, le nucléaire iranien et évidemment l’Ukraine. Malgré l’émotion suscitée par la guerre de Gaza, beaucoup plus violente que les précédentes, je crois que c’est toujours le cas, parce qu’on exagère les risques d’escalade. Quant à la situation intérieure de la France, je constate que l’instrumentalisation du conflit voulue par certains militants n’a pas marché. Ils entendent masquer leur antisémitisme sous les atours valorisants de la défense des Palestiniens. Les sondages montrent que cela ne prend pas dans l’opinion.