The Wall Street Journal
L’avenir de l’agence des Nations unies est menacé si personne ne comble le vide laissé par les Etats-Unis
Margherita Stancati et Stephen Kalin, L'Opinion
Une semaine après que les Etats-Unis et d’autres pays ont annoncé le gel de leur aide à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient [NDLR: ou UNRWA, c’est le sigle anglais que l’on utilise], son patron s’est envolé vers le Golfe persique, espérant que les riches monarchies locales accepteraient de sauver l’agence onusienne, principale pourvoyeuse d’aide humanitaire à Gaza.
Il en a été pour ses frais. Philippe Lazzarini est revenu avec 85 millions de dollars, levés auprès de l’Arabie saoudite, du Qatar et des Emirats arabes unis pour l’année 2024. Un montant nettement inférieur à ce que versaient les Occidentaux, qui ont suspendu leur aide en raison d’accusations portées contre des salariés de l’UNRWA : plus d’une dizaine d’entre eux auraient participé aux attentats du 7 octobre perpétrés contre Israël. L’an passé, à eux seuls, les Etats-Unis avaient versé plus de 422 millions de dollars.
D’après des responsables de l’agence, la somme levée à grand-peine par M. Lazzarini couvrira les dépenses jusqu’en mai. Au-delà, sans argent frais, l’UNRWA sera contrainte de réduire ses activités humanitaires à Gaza, parmi lesquelles figure la fourniture de nourriture et d’un abri à plus d’un million de personnes. D’autres agences de l’ONU et des associations caritatives dépendent aussi de l’UNRWA : avec quelque 3 000 salariés dans l’enclave, c’est elle qui supervise l’essentiel des distributions d’aide et des premiers soins. Selon M. Lazzarini, les contributions des pays arabes et d’autres bailleurs de fonds ont permis à l’agence de continuer à aider les Palestiniens. « Mais pendant combien de temps ? On fonctionne à lux tendus. Sans inancement supplémentaire, on entre dans l’inconnu », plaidaitil récemment auprès de l’ONU.
La majeure partie des 2,2 millions d’habitants de la bande de Gaza ont d’ores et déjà été déplacés et n’ont pas accès aux soins médicaux. La zone est au bord de la famine. La perspective d’une nouvelle dégradation a convaincu plusieurs pays — dont le Canada, la Suède, l’Australie et la Finlande — de reprendre les versements.
L’UNRWA est dans la tourmente depuis qu’Israël a affirmé qu’au moins une dizaine de salariés de l’agence, dont des instituteurs, avaient participé aux attaques du Hamas. Le pays soupçonne aussi des centaines d’autres employés de faire comme le Hamas. L’UNRWA a licencié les salariés soupçonnés d’être liés aux attaques et rétorqué qu’exception faite d’une poignée d’individus, Israël n’avait apporté aucune preuve à ses allégations. L’ONU a lancé deux enquêtes destinées à vérifier la neutralité de son agence.
Israël, de son côté, milite pour que l’UNRWA soit progressivement exclue de Gaza et essaie de convaincre ses alliés de la remplacer par d’autres organisations humanitaires. Dimanche, l’agence s’est plainte que les militaires israéliens l’empêchaient de livrer de l’aide alimentaire dans le nord de la bande de Gaza, où la population souffre de malnutrition aiguë.
Les Etats-Unis ne sont pas près de reprendre leurs versements : le programme voté par le Congrès et signé par le président Biden comprend une disposition empêchant l’UNRWA de recevoir des fonds avant mars 2025 au plus tôt. Et si c’est Donald Trump qui l’emporte lors de la présidentielle de novembre, les choses pourraient encore se compliquer : son administration avait coupé les vivres de l’UNRWA en 2018, estimant que son fonctionnement était « irrémédiablement défaillant ».
« Rien ne peut entièrement combler le vide que les Etats-Unis laissent, sauf une reprise de l’aide américaine, résume Tamara Al-Rifai, porte-parole de l’UNRWA. Les mesures d’urgence nous permettent de répondre aux besoins immédiats, mais il faut que nous nous posions des questions stratégiques sur la viabilité à long terme de l’UNRWA. »
Sans nouveau financement, l’ONU pourrait être contrainte de repenser le très large mandat de l’agence. L’UNRWA a été créée pour apporter une aide d’urgence aux réfugiés de la guerre israélo-arabe de 1948. Depuis, elle est devenue une structure quasi publique : elle gère des écoles primaires et des collèges, des centres de santé et même la collecte des déchets pour les Palestiniens apatrides qui vivent au Proche-Orient. Elle dépense chaque année plus de 1,4 milliard de dollars, essentiellement pour payer les salaires de ses 30 000 salariés à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie.
Si la plupart des 700 000 réfugiés de la guerre de 1948 sont aujourd’hui décédés, l’UNRWA s’occupe de leurs descendants, qui sont désormais plus de 5 millions. Exception faite de la Jordanie, aucun pays arabe n’a accepté de naturaliser un nombre important de réfugiés palestiniens ; c’est donc à l’ONU de les prendre en charge. Les Etats-Unis ont fourni l’essentiel du financement de l’UNRWA pendant des décennies, mais la classe politique, tous bords confondus, s’est progressivement inquiétée de l’aspect illimité de la mission de l’agence.
Les monarchies du Golfe préfèrent depuis longtemps les dons bilatéraux à des causes humanitaires aux dispositifs onusiens. Elles ne veulent pas voir l’UNRWA disparaître, mais elles ne sont pas opposées à une réforme, par exemple en matière d’examen des candidatures — l’idée étant d’empêcher le Hamas d’infiltrer l’agence. En outre, d’après des sources proches du dossier, elles considèrent que ce n’est pas à elles de remplacer la totalité des fonds occidentaux.
La semaine dernière, l’Arabie saoudite a promis de verser 40 millions de dollars à l’UNRWA pour son travail humanitaire. C’est la plus grosse contribution annoncée par un pays depuis le scandale, mais c’est nettement moins que les 400 millions de dollars d’aide humanitaire que le pays a consacrés à l’Ukraine en 2022.
Les Emirats arabes unis ont récemment versé 20 millions de dollars à l’UNRWA, des fonds qui avaient été promis l’an passé mais pas décaissés, à la condition que l’agence ne les considère pas comme une nouvelle aide ou un moyen de compenser la suspension des aides des autres pays, ont précisé des sources. Le Qatar a promis 25 millions de dollars pour 2024. Le Koweït n’a pris aucun engagement pour le moment.
Certains pays du Golfe, dont l’Arabie saoudite, ne veulent pas s’engager sur des sommes plus importantes tant que l’avenir politique de Gaza n’est pas clair. Le royaume milite pour une solution à deux Etats dans laquelle une Autorité palestinienne réformée jouerait un rôle, une option à laquelle s’oppose Benjamin Netanyahu.
« Ils sont plutôt tournés vers l’après-guerre et la reconstruction : financer l’UNRWA, c’est conforter les gens dans l’idée que le Golfe viendra quoi qu’il arrive à la rescousse, souligne Bader al-Saif, expert du Golfe persique et des questions arabes de l’université du Koweït. Ils ne rebâtiront pas sans concessions de la part d’Israël, c’est certain, et je ne vois pas comment ça pourrait se produire dans le climat actuel. »
Cette année, avant la suspension, les Etats-Unis avaient versé 71 millions de dollars à l’UNRWA, selon un responsable du département d’Etat. En règle générale, Washington débloque l’argent en trois fois : les diicultés financières risquent donc de s’aggraver encore dans les prochains mois. L’Allemagne, qui était jusqu’à présent le deuxième plus gros contributeur de l’agence, ne lui a rien versé depuis le début de l’année. L’UNRWA avait des problèmes d’argent avant que la guerre à Gaza ne commence.
Contrairement à l’essentiel des agences onusiennes, l’UNRWA n’a pas accès au budget de l’ONU — ou uniquement pour payer les salaires des rares agents expatriés. Elle s’appuie sur les contributions — volontaires et imprévisibles — de différents donateurs. L’agence ne s’est jamais vraiment remise de la décision de l’administration Trump de suspendre son aide de 2018 à 2020.
A l’époque, des pays comme l’Allemagne et les monarchies du Golfe avaient fortement relevé leurs contributions annuelles, mais sans que cela sufise à combler le vide laissé par les Américains. L’agence a donc puisé dans ses maigres économies. Même si l’aide américaine a repris sous la présidence Biden, l’UNRWA airme qu’elle a toujours des dizaines de millions de dollars de factures impayées ; elle doit de l’argent autant à ses médecins qu’à ses fournisseurs de papier-toilette.
Les suspensions annoncées en janvier pourraient, elles, avoir un impact immédiat. La tournée diplomatique de M. Lazzarini a permis de gagner un peu de temps puisque des pays comme l’Espagne ou l’Irlande ont accepté de faire un chèque. Début mars, l’Union européenne a indiqué qu’elle ferait un premier versement de 50 millions d’euros à l’UNRWA, après que l’agence a annoncé qu’elle acceptait que des experts nommés par Bruxelles viennent auditer son processus de recrutement.