La crainte d’une complicité de génocide ébranle le soutien Européen à Tel-Aviv
Il a fallu dix-huit mois de massacres de civils et une banalisation des discours génocidaires au sommet de l’État israélien pour que Londres, Ottawa et Bruxelles envisagent d’exercer des pressions économiques sur Tel-Aviv. Alors que le premier ministre Benyamin Netanyahou confirme son intention de prendre le contrôle total de Gaza, la tardive et timide réaction de ces puissance occidentales place la « diplomatie des valeurs » face à ses contradictions.
par Gilbert Achcar. Le Monde diplomatrique
Depuis le 7 octobre 2023 se joue le pire épisode du long calvaire du peuple palestinien. Pire encore que la Nakba de 1948. Ce terme arabe signifie « catastrophe » ; il renvoie à ce qu’il est convenu depuis d’appeler un « nettoyage ethnique ». Le présent désastre se caractérise, entre autres, par un génocide ; il faut un terme arabe plus fort encore pour nommer le malheur qui frappe la Palestine : karitha. Mais Israël assassine une partie de la population gazaouie sans renoncer au nettoyage, en Cisjordanie comme dans l’enclave. Après que « Gaza sera totalement détruite », comme l’a déclaré le ministre des finances israélien Bezalel Smotrich le 6 mai dernier lors d’une conférence organisée dans la colonie d’Ofra, « les civils seront envoyés (…) dans le Sud et, de là, ils commenceront à partir en grand nombre vers des pays tiers ».
Dans cette menace, M. Donald Trump peut voir l’occasion de gagner ses alliés arabes à une version actualisée de l’« accord du siècle » — qu’ils avaient boudé en 2020. Par rapport à la perspective d’un nettoyage ethnique, ce plan qui établirait un État croupion baptisé « État de Palestine » apparaîtrait presque comme un moindre mal.
L’Arabie saoudite rejoindrait alors Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Maroc — et avant eux l’Égypte et la Jordanie — dans la normalisation des relations avec Israël. Cela offrirait au président américain et au premier ministre israélien Benyamin Netanyahou un succès dont ils pourraient se targuer, mais ne réglant rien sur le fond. Ainsi, l’avenir du Proche-Orient s’annonce sombre, au diapason des relations internationales dans leur ensemble.
Celles-ci n’ont pas commencé à se détériorer avec le retour de M. Trump à la Maison Blanche. Comme l’écrit la journaliste Michelle Goldberg dans le New York Times : « Même avant l’entrée en fonctions de Trump, l’“ordre international fondé sur des règles” était profondément délabré, en grande partie à cause de la complicité de Biden dans l’annihilation de Gaza (3). » De fait, observe le sociologue Yagil Levy, « Tel-Aviv se serait abstenu, comme par le passé, de lancer une opération terrestre s’il n’avait pas obtenu la légitimité internationale pour nuire aux civils de l’enclave (4) ». Cela vaut bien sûr pour les pays en mesure d’exercer une telle influence sur Israël, donc pour leur principal soutien depuis la fin des années 1960 : les États-Unis. Or, loin de chercher à modérer son allié, Washington s’est engagé avec enthousiasme (pendant plusieurs mois au moins) dans la première guerre conjointe américano-israélienne, quoique sans participation directe de ses troupes au bombardement de Gaza (5).
Le soutien zélé de M. Joseph Biden à Israël est, avant tout, idéologique. Plus encore que dans le cas de M. Trump, dont le premier mandat avait dépassé les limites de ce qui constituait jusque-là le consensus bipartisan aux États-Unis. En fait, alors que le démocrate avait promis de revenir sur les mesures pro-israéliennes du républicain, il a poursuivi sa politique et l’a même surpassée par son soutien inconditionnel à l’o ensive prolongée contre Gaza.
Cela n’aurait pas dû surprendre. Avant les primaires démocrates de 2020, le journaliste Peter Beinart avait mis en garde contre le « bilan alarmant de Joe Biden au sujet d’Israël ». Dans un article long et documenté publié dans Jewish Currents (27 janvier 2020), il expliquait comment, au début de l’administration de M. Barack Obama, lorsque la Maison Blanche avait tenté de faire pression sur M. Netanyahou pour préserver la perspective d’un État palestinien, M. Biden s’était démené, plus que tout autre responsable américain, pour défendre le premier ministre israélien (6).
« Personne n’a aidé Israël plus que moi »
Au milieu de la guerre israélo-arabe de 1973, Richard Nixon avait déclaré en privé à l’homme d’affaires juif américain Leonard Garment : « Je suis sioniste. Il n’est pas nécessaire d’être juif pour être sioniste. » À plusieurs reprises au cours de sa présidence, M. Biden a fait la même déclaration, en public. Un an après l’attaque du 7 octobre 2023, tandis que la nature génocidaire de l’offensive contre Gaza s’affirmait – comme le soulignaient déjà d’éminentes organisations de défense des droits humains (7) –, le président en exercice se vantait : « Aucune administration n’a aidé Israël plus que moi. Aucune. Aucune. Aucune (8). »
Le parti pris de M. Biden a été aiguisé par le caractère traumatique de l’attaque conduite par le Hamas. Chez les Occidentaux d’abord, sensibles aux calamités qui frappent leurs semblables, les images de l’attentat ont suscité ce qu’on pourrait appeler une compassion narcissique. Combiné au complexe de culpabilité des pays d’Europe occidentale qui ont perpétré ou permis le génocide nazi des Juifs – Allemagne, Autriche, France et Italie en particulier –, cela a produit un degré inédit de solidarité inconditionnelle avec Israël, au moment même où des personnes qui ont plus en commun avec les nazis qu’avec leurs cibles – victimes de la haine raciale, militants de gauche, etc. – le dirigent.
Au moment même, aussi, où Israël lançait sur un territoire minuscule et densément peuplé une opération massive, accompagnée de déclarations ne laissant aucun doute quant à l’enclenchement d’un massacre aux proportions génocidaires. La source de ce paradoxe apparent se trouve dans une approche ethnocentrique particulariste des leçons à tirer de l’extermination des Juifs d’Europe entre 1941 et 1945, par opposition à une interprétation humaniste universaliste. La défaite du nazisme et du fascisme face à une coalition d’où les États-Unis ressortent encore plus puissants devait pourtant préluder à une nouvelle ère caractérisée par la prévalence d’un ordre dont la Charte de l’Organisation des Nations unies (ONU) constitue la pierre angulaire, et l’organisation elle-même l’édifice central.
Des avancées majeures ont été accomplies dans cette direction, notamment la création de la Cour internationale de justice (CIJ) – qui remplace la Cour permanente de justice internationale fondée en 1922 pour arbitrer les différends entre États – ou la consolidation du droit international humanitaire avec l’adoption en 1949 des nouvelles conventions de Genève, qui étendent le champ des règles de la guerre au sort des populations civiles. Néanmoins, la mort de Franklin Roosevelt en avril 1945 et son remplacement par son vice-président droitier Harry Truman constituent un tournant.
Très rapidement, il n’est plus resté grand-chose de l’ordre instauré en 1945. La guerre froide – au nom de la lutte contre le communisme pour les uns, contre l’impérialisme américain pour les autres – devient le prétexte d’un mépris généralisé de la Charte de l’ONU. Notamment aux États-Unis. Le libéralisme atlantiste remplace le libéralisme tout court. Dans les années 1990, l’effondrement du bloc soviétique apparaît au camp adverse comme une victoire idéologique majeure, en sus du changement radical de l’équilibre mondial des forces.
Washington veut saisir cette occasion de réorganiser le monde. Au cours de ce moment unipolaire, il concède quelques réussites aux efforts « idéalistes » visant à transformer le « nouvel ordre mondial » en « démocratie cosmopolite ». Ils se traduisent d’une part, en 2002, par la création d’un deuxième organe judiciaire international, la Cour pénale internationale (CPI), spécialisée dans la poursuite des individus pour quatre types de crimes : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et agression. D’autre part, l’Assemblée générale des Nations unies adopte le 16 septembre 2005 le principe de la « responsabilité de protéger » (R2P). Transcendant la souveraineté des États, celui-ci autorise « une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte, notamment son chapitre VII, au cas par cas et en coopération, le cas échéant, avec les organisations régionales compétentes, lorsque les moyens pacifiques se révèlent inadéquats et que les autorités nationales n’assurent manifestement pas la protection de leurs populations contre le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité ».
Avant l’instauration de ces juridictions, les États-Unis avaient inauguré une série d’« interventions humanitaires » dans la Corne de l’Afrique puis dans les Balkans (9). Ils insistèrent pour que le massacre des Bosniaques perpétré par les forces serbes soit qualifié de génocide, alors que son ampleur et son intensité pâlissent aujourd’hui devant celles de l’hécatombe à Gaza.
Mais, à rebours des intentions qu’il affiche alors, Washington s’engage dans une pratique des relations internationales qui provoque bientôt une autre guerre froide. Au lieu de se dissoudre après la disparition du pacte de Varsovie, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) s’élargit à un nombre croissant d’États auparavant liés à Moscou, y compris d’ex-républiques soviétiques. S’ouvre une phase inédite d’interventionnisme militaire collectif, alors que les États-Unis entraînent leurs alliés dans la première violation majeure de la légalité internationale depuis 1990 : la guerre du Kosovo de 1999, menée en contournant le Conseil de sécurité de façon à éviter les veto russe et chinois. Éphémère « nouvel ordre mondial »…
« Pas de « responsabilité de protéger » ?
Lors de la conférence de Rome, en 1998, les États-Unis et Israël votent contre l’adoption du statut de la CPI. Ils le signent plus tard, mais ne le ratifient pas. Au contraire, ils s’en retirent : les Américains en 2002, en préalable à leur invasion de l’Irak, leur deuxième violation majeure de la légalité internationale après 1990 ; et Tel-Aviv après avoir multiplié les violations du droit international humanitaire dans la répression de la seconde Intifada, à partir de 2001. La « guerre contre le terrorisme » – bannière commune sous laquelle l’administration de M. George W. Bush et le gouvernement d’Ariel Sharon mènent leurs o ensives – se substitue ainsi à l’anticommunisme comme blanc-seing pour fouler les principes de l’ordre international.
La R2P a, elle, surtout servi à légitimer l’intervention contre la Libye menée par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, notamment, en 2011. Celle-ci a vite outrepassé le mandat de la résolution du Conseil de sécurité, adoptée après abstention de Moscou et de Pékin. Le précédent a suscité une méfiance légitime à l’égard de l’instrumentalisation de la « responsabilité de protéger ». Il n’y fut donc plus fait recours dans les cas ultérieurs de massacres à grande échelle, notamment en Syrie.
S’agissant du génocide en cours à Gaza, ce sont les puissances occidentales qui ont écarté la R2P. De manière plus générale, l’édifice tout entier de l’ordre international s’effondre. Les procédures engagées contre Israël ou ses dirigeants devant la CIJ et la CPI – deux piliers de cet édifice – et les réactions négatives qu’elles ont suscitées au sein de nombreuses puissances occidentales ont achevé de discréditer ses prétentions libérales. Un discrédit renforcé par les différences de réaction à l’émission de mandats d’arrêt par la CPI contre MM. Vladimir Poutine – le 17 mars 2023, à la suite de l’invasion de l’Ukraine – et Netanyahou le 21 novembre 2024 (10).
Du reste, en cautionnant les actes criminels de la coalition au pouvoir en Israël, les gouvernements, la plupart des partis politiques et des intellectuels occidentaux banalisent un peu plus l’extrême droite de leur pays et avalisent le blanchiment de sa judéophobie encouragé depuis plusieurs années par M. Netanyahou (11). Le « nouvel antisémitisme », attribué en bloc aux musulmans et à ceux qui les défendent ou qui critiquent Israël, offre en effet la possibilité d’absoudre les droites radicales, en Europe comme aux États-Unis, de leur haine des Juifs, passée ou présente. Et de s’entendre avec elles sur la dénonciation des « vrais » ennemis communs. Il favorise l’indifférence à la souffrance palestinienne et amène à nier la réalité du génocide. Les libéraux occidentaux qui adoptent de tels comportements tendent à avilir un peu plus leur tradition politique. Ils creusent ainsi leur propre tombe.
Le discrédit frappe le libéralisme occidental. Les forces de la droite radicale progressent au sein de l’Alliance atlantique, y compris dans les deux bastions de la résistance aux puissances de l’Axe lors de la seconde guerre mondiale : les États-Unis et le Royaume-Uni. La tentative de revitaliser l’ordre international dans l’aprèsguerre froide a misérablement échoué, non pas à cause de la montée en puissance de l’extrême droite – au fond postérieure à cette faillite –, mais à cause de l’incohérence et de l’arrogance hégémonique des tenants du libéralisme euxmêmes. Cet ordre est failli. L’approbation occidentale du génocide est le dernier clou dans son cercueil. La promesse du règne de la loi énoncée en 1945 et renouvelée en 1990 a fait long feu. Irrémédiablement.
(1) Jeremy Sharon, « Smotrich says Gaza to be “totally destroyed”, population “concentrated” in small area », 6 mai 2025, www.timesofisrael.com
(2) Sur ce plan, lire Alain Gresh, « Israël-Palestine, un plan de guerre », Le Monde diplomatique, mars 2020.
(3) Michelle Goldberg, « Trump’s Gaza deal : War crimes in exchange for beachfront property », The New York Times, 7 février 2025.
(4) Yagil Levy, « An army’s morality is measured by a single factor. The IDF has failed this test », Haaretz, Tel-Aviv, 12 décembre 2024.
(5) Lire « Les États-Unis à la rescousse », Manière de voir, n° 193, « Israël, Palestine, une terre à vif », février-mars 2024.
(6) Peter Beinart, « Joe Biden’s alarming record on Israel », Jewish Currents, New York, 27 janvier 2020.
(7) Lire Anne-Cécile Robert, « La Cour internationale de justice évoque un risque plausible de génocide à Gaza », et Akram Belkaïd, « Israël accusé de génocide », Le Monde diplomatique, respectivement février 2024 et janvier 2025.
(8) Colleen Long, « Biden says he doesn’t know whether Israel is holding up peace deal to influence 2024 US election », Associated Press, 4 octobre 2024 ; cf. aussi les « White House tapes », 18 octobre 1973, Richard Nixon Presidential Library.