GRAND ENTRETIEN - Sur fond de guerre en Ukraine, le professeur émérite de relations internationales à Sciences Po et ancien ministre de la Culture et de l’Éducation au Liban analyse le retour de la violence dans les relations entre les États. Son dernier livre* nous permet de comprendre cette nouvelle «tentation de Mars» et l’urgence qu’il y a à la contrecarrer.
*Ancien ministre de la Culture et de l’Éducation au Liban et ancien diplomate à l’ONU, Ghassan Salamé est professeur émérite de relations internationales à Sciences Po.
LE FIGARO. - À la fin de la guerre froide, on a cru au triomphe de Vénus et à l’effacement de Mars. A-t-on vraiment cru que la pratique de la guerre pouvait disparaître et était-ce la première fois qu’on le croyait ?
GHASSAN SALAMÉ. - L’humanité y a cru à plusieurs reprises. Le président Woodrow Wilson, en impulsant la création de la Société des nations en 1918, pensait mettre fin à la « tentation de Mars », évoquant une « guerre pour finir toutes les guerres ». Un quart de siècle plus tard, Franklin Roosevelt invoque la même idée en 1945 lors de la conférence de San Francisco, qui permet la création de l’ONU. De nombreux mouvements pacifistes se sont également inscrits dans ce refus de Mars. C’est le cas du pacte Briand-Kellogg, traité de paix signé en 1928 par 63 pays - très significatif pour l’époque -, qui « condamne le recours à la guerre ». La mouvance socialiste a également pensé, tout au long du XXe siècle, que les prolétaires des différents pays ne pouvaient pas se faire la guerre et qu’il suffisait donc, pour unifier le monde, que les prolétaires prennent le pouvoir. C’est à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque la guerre froide a commencé, que les pays ont compris qu’il était illusoire de penser la disparition de Mars. Durant près de cinquante années, le monde a constaté que le Conseil de sécurité, organe chargé d’établir la paix et de maintenir la sécurité au niveau international, était entièrement paralysé. Puis le monde a constaté que la bombe atomique - à laquelle certains ont voulu accorder le prix Nobel de la paix, puisqu’elle aurait empêché les grandes puissances de se faire la guerre - avait à la fois réussi et échoué. Ainsi, durant la guerre froide, les grandes puissances, qui se dissuadaient mutuellement, ne cessaient pas de se faire se faire la guerre indirectement au Vietnam, en Corée ou en Amérique centrale ; on peut aussi dénombrer une douzaine d’alertes nucléaires entre la Russie et les ÉtatsUnis durant cette période…
Pendant longtemps, j’ai donné un cours à Sciences Po, intitulé « La guerre est-elle devenue obsolète ? ». Dans les années 1990, en effet, le climat international s’est apaisé et est devenu enclin à la paix : les guerres de colonisation avaient abouti et les guerres par procuration n’avaient plus lieu d’être… On a ainsi assisté à la chute des régimes totalitaires, avec la destitution de Ceaușescu en Roumanie, sans intervention américaine, ou à la naissance de nombreux accords comme ceux de Taëf, en 1989, pour enrayer la guerre civile au Liban. Mais ce modèle va s’effriter et la dérégulation de la force va s’installer, notamment en 2003 lors de la seconde guerre du Golfe, en Irak, que j’appelle le péché originel de la dérégulation de la force : jamais deux guerres n’ont été aussi différentes que la première et la seconde sur le sol irakien. Si la première s’est faite dans les règles de la sécurité collective avec des régulations (résolutions) du Conseil de sécurité et des objectifs limités, la seconde s’est faite sans aucune autorisation par le Conseil et avec des justifications l’une plus fallacieuse que l’autre.
Pourquoi parlez-vous de péché originel ?
Les Américains ont ouvert une brèche ? Exactement. Et de ce péché originel découle le processus d’émulation en chaîne dans la guerre. Si un pays constate qu’un autre part en guerre, alors il estime pouvoir faire la guerre, lui aussi. Le problème, c’est que les ÉtatsUnis avaient été pionniers et associés dans les tentatives d’établir un système mondial régulé, autour de l’ONU notamment. Or, cette puissance érigée en modèle est celle qui a violé les normes qu’elle avait contribué à établir. Voilà le péché originel de la puissance américaine qui a prétendu interdire aux autres ce qu’elle pratiquait.
Steven Pinker, psychologue américain, a contredit l’idée d’un climat anxiogène qui régnerait dans le monde, montrant que la violence diminuait drastiquement et qu’il n’y avait jamais eu aussi peu de morts dus à Mars. Y a-t-il toujours cette vision progressiste du monde ?
Cette vision du monde n’est pas progressiste, elle est irénique. Steven Pinker est le patriarche des iréniques. Il est vrai qu’il a consacré un important travail à la diminution de la violence dans le monde – à commencer par le fait que les parents ne frappent plus leurs enfants –, mais je ne crois pas qu’il ait raison. En réalité, sa vision du monde accorde une part trop importante à certaines formes de violence. Peut-être mieux que Steven Pinker, c’est d’ailleurs John Mueller qui a le mieux défendu la thèse de l’obsolescence des guerres, affirmant notamment que la bombe atomique n’avait aucune utilité, l’humanité souhaitant se débarrasser de la guerre. Il donne deux exemples probants du recul de la violence : l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle et la fin de la pratique du duel pour régler un différend. Mais, si certaines pratiques humaines de violence disparaissent, de nouvelles apparaissent, notamment avec la cyberguerre.
Il y a presque une dimension philosophique dans votre livre : la guerre est consubstantielle à l’histoire de l’humanité. Il n’y aura donc jamais d’humanité sans guerre ?
Il ne peut y avoir d’humanité sans violence. Mais cela ne veut pas dire que la guerre adopte chaque fois les mêmes formes. Ce terme revêt des significations assez différentes. Carl von Clausewitz définit la guerre selon le principe de la tragédie racinienne ; avec une unité de temps, de lieu et d’action. Ainsi la guerre commence par une déclaration de guerre et se termine par un cessez-le-feu ; c’est l’unité de temps. La guerre se déroule en un lieu précis ; c’est l’unité de lieu. Et la guerre est menée par des militaires ; c’est l’unité d’action. La guerre contre le terrorisme, telle qu’elle se déploie depuis 2001, est l’exact contraire. Il n’y a pas d’unité de temps : elle est continue. Ni d’unité de lieu : c’est une guerre sans frontières. Il n’y a pas non plus d’unité d’action : la plupart des victimes sont des civils.
Que révèle l’attentat qui a eu lieu à Moscou sur l’état de la guerre contre le terrorisme ?
L’attentat de Moscou démontre que la surprise peut frapper les États les plus obsédés par la sécurité, que le monde connaît un retour de la barbarie par des États autant que par des groupes, que l’État islamique est devenu une franchise transnationale de l’horreur plus qu’une organisation centralisée et que la Russie est disposée à tout mettre sur le compte de son adversaire ukrainien.
Il y a tout de même une guerre qui se rapproche, aujourd’hui, de la définition clausewitzienne du mot : c’est la guerre en Ukraine. Cette guerre de tranchées se joue avec des armées régulières et touche majoritairement des militaires. Comment lisez-vous cette guerre en Ukraine ?
Ce qui est fondamental, c’est la discordance de temps. Alors même que l’Occident pense que les territoires ne pèsent plus dans les relations internationales, il y a du côté russe une vision géographique de la sécurité. C’est une vision classique. On a eu tendance à oublier les États empires parce que nous sommes obsédés par la tradition de l’État nation. Or, des velléités impériales ressurgissent en Russie, comme en Chine, en Turquie ou en Iran. L’Ukraine en particulier, si vous vous penchez sur la littérature russe de ces dernières années, est une véritable obsession pour une grande partie de l’intelligentsia russe acquise aux idées impérialistes. Cette obsession est liée à deux facteurs. Le premier facteur renvoie à ce que Sigmund Freud appelait « le narcissisme des petites différences » : les Russes considèrent qu’il y a de trop petites différences entre eux et les Ukrainiens pour que l’Ukraine constitue un État indépendant. Le second facteur renvoie au débat, dans les années 1990 en Occident, sur l’avenir de l’Otan. Si certains ont affirmé que l’organisation internationale n’était pas utile, d’autres ont défendu sa nécessité et d’autres encore souhaitaient étendre encore son domaine d’action et ses prérogatives. Quoi qu’il arrive, ceux qui souhaitaient étendre l’Otan à de nouveaux pays voulaient l’étendre uniquement à l’Europe centrale. Et la Russie n’a pas supporté que l’Occident envisage d’y faire entrer des pays limitrophes comme la Géorgie ou l’Ukraine…
Vous évoquez dans ce livre le retour en force du culturalisme, c’est-à-dire des identités culturelles comme moteurs des conflits – selon la pensée de Samuel Huntington –, alors que le XXe siècle était celui des conflits idéologiques. Le XXe siècle n’était-il pas une parenthèse et n’y a-t-il pas toujours eu des conflits au nom de la culture et de la religion ?
Le motif religieux des guerres existe depuis toujours. On ne peut pas retirer aux guerres du passé leur dimension identitaire. Ce qui est peut-être nouveau, c’est la création du mot « civilisation », probablement vers la moitié du XVIIIe siècle. En France, on est longtemps resté fidèle au terme de civilisation, au singulier, en tant que processus séculaire, selon l’idée freudienne d’une civili sation venue d’Europe et répandue dans le monde. Mais ailleurs, et notamment dans la tradition germano-américaine, on a statufié les civilisations en établissant une hiérarchie. Et c’est là que Samuel Huntington a développé le concept des civilisations, selon deux thèses : d’abord qu’elles sont nombreuses, et ensuite qu’elles sont nécessairement en conflit. Pour autant, tout politologue qu’il était, il a fait un détour par l’anthropologie culturelle, montrant ainsi que, d’un point de vue démographique, l’Occident n’a plus les moyens de dominer le monde. Désormais, l’Occident représente à peine 17 % de l’humanité et domine 30 % de la planète. Au début du XXe siècle, l’Europe représentait 30 % de l’humanité et dominait 80 % de la planète. Ainsi, Samuel Huntington encourageait l’Occident à se regrouper et à coaliser sa défense.
Peut-on dire que se dessine un affrontement entre le « Sud global » – Sud qui rassemble les anciens pays colonisés, guidés par la Russie et la Chine, alimentant un discours revanchard vis-à-vis de l’Occident - et le Nord ? S’agit-il d’un retour de bâton ?
Oui et non. L’influence occidentale dans le monde ne cesse de diminuer. Mais si votre question consiste à dire qu’il y a, à la place du pacte de Varsovie, une sorte de nouveau pacte du Sud contre l’Occident, ma réponse est non. Le « Sud global » est traversé par de nombreuses divergences, comme le montre la compétition indo-chinoise dans l’océan Indien et la mer de Chine. À l’inverse, la force de l’Otan ne tient pas à l’identité occidentale commune mais au fait que les régimes politiques des États membres soient similaires. Il y a un consensus politique et économique, qui avait d’ailleurs poussé Samuel Huntington à vouloir exclure la Grèce orthodoxe et la Turquie musulmane de l’Occident (l’Otan). Au sein du « Sud global », il n’y a pas d’unité. Il suffit de se rendre sur le site du Brics pour constater que celui-ci n’a pas été renouvelé depuis sa création et qu’il n’y a pas de secrétariat permanent pour incarner ce rassemblement, le ressentiment anti-américain ne suffit pas pour créer une alliance. Le Sud n’est donc pas constitué en bloc structuré.
Vous écrivez que les États-Unis, malgré les difficultés, restent une grande puissance. Les perdants de ce monde du XXIe siècle sont-ils les Européens ?
Les Européens ne sont pas gagnants, mais ils conservent encore une option que beaucoup d’autres n’ont pas : ce sont les seuls à posséder une structure supranationale. Et ce passage transforme, en l’amplifiant, les moyens des Européens. Les États européens pris un à un ont un poids limité. Mais leurs formes de gouvernance, similaires et acceptées par les populations, a permis la création d’une union constituée en acteur international. Ce que l’on sait par ailleurs, c’est que les démocraties font mieux la guerre que les régimes autoritaires et ont même davantage tendance à les gagner. Désormais, le grand défi en Europe, c’est la démographie. À l’exception de la France et de l’Irlande, nous assistons à un affaissement dramatique de la démographie, alors même que l’opinion est de plus en plus hostile à l’immigration… Les politiques natalistes ne produisent pas non plus les effets souhaités. Or le différentiel démographique entre l’Europe et son continent le plus proche qu’est l’Afrique ne cesse de s’approfondir. La pression migratoire des prochaines années va conduire les Européens à se recentrer sur la démographie, un terrain de mésentente permanente entre économistes et identitaires.