Gilles Kepel : "Après l’échec de Gaza, Israël réoriente son offensive contre 'l’axe du mal'" "

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Gilles Kepel : "Après l’échec de Gaza, Israël réoriente son offensive contre 'l’axe du mal'" "
الجمعة 5 يناير, 2024

Géopolitique. "Liquidation" du n° 2 du Hamas, attentat en Iran, impuissance du Hezbollah… Pour l’islamologue, Israël change de stratégie après l’échec de l’offensive à Gaza, ce qui arrange les Etats-Unis comme les dirigeants sunnites.

C’est peut-être un tournant du conflit entre Israël et le Hamas, et plus globalement entre l’Etat hébreu et "l’axe du mal" mené par l’Iran. Grand spécialiste du monde arabe contemporain et auteur du livre à succès Prophète en son pays (Ed. de l’Observatoire), Gilles Kepel analyse la récente séquence au Proche-Orient marquée par la "liquidation" de Saleh al-Arouri à Beyrouth, l’attentat sanglant près de la tombe de Qassem Soleimani, en Iran, et le discours plus véhément que menaçant de Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah ("une montagne qui a accouché d’une souris"). Pour Gilles Kepel, c’est un changement stratégique d’Israël qui est en train se jouer après l’échec de l’offensive sur Gaza, Tsahal privilégiant désormais des attaques contre les dirigeants de "l’axe du mal". Ce qui fait le jeu des Etats-Unis comme des régimes sunnites. En revanche, le régime iranien est, pour l’instant, le grand perdant.


L’Express : Comment faut-il interpréter le discours du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah ?

Gilles Kepel : Nasrallah n’a finalement pas dit grand-chose, car il s’est retrouvé complètement coincé. Alors qu’il devait célébrer le culte du général Qassem Soleimani, assassiné le 3 janvier 2020, il a été pris en tenaille par deux revers hallucinants : la liquidation, le 2 janvier, de Saleh al-Arouri et de cinq chefs militaires du Hamas dans un appartement ultra-sécurisé de la banlieue sud de Beyrouth et, le lendemain, la mort de près de 100 personnes près du mausolée de Soleimani, en Iran. Le discours de Nasrallah n’a d’ailleurs pas été aussi écouté que celui du 3 novembre, alors que tout le monde attendait l’annonce d’une guerre mondiale. Mais le Hezbollah ne peut pas déclencher de guerre, car, de son fait, le Liban est dans un état épouvantable.

L’élimination d’Al-Arouri, n° 2 du bureau politique du Hamas, marque-t-elle un tournant dans cette guerre ?

Cette liquidation, dans une place forte du Hezbollah, est un événement majeur, car elle montre une inflexion très significative de l’offensive israélienne en réponse à la razzia du 7 octobre. Benyamin Netanyahou, sous la pression notamment des ministres messianistes et religieux de l’extrême droite, dont il dépend pour sa majorité à la Knesset, s’était engagé dans une offensive sur Gaza visant à détruire les infrastructures et à tuer Yahya Sinouar, à qui a été imputée la responsabilité du 7 octobre. Or cette offensive a échoué, puisque le Hamas est toujours présent dans les tunnels, comme l’ont prouvé les attaques contre des soldats israéliens.

En revanche, l’hécatombe à Gaza, probablement plus de 20 000 morts et 2 millions de personnes déplacées, qui sont dans une situation de précarité alimentaire absolue, selon l’ONU, a eu pour Israël un effet catastrophique, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur, puisque le peuple victime d’un génocide a été à son tour accusé d’être génocidaire. Cela a aussi eu un effet important par rapport au soutien américain, qui est vital, y compris pour le déroulement de cette guerre contre le Hamas, l’armée israélienne étant totalement dépendante des approvisionnements en munitions fournies par les Américains.

Il y a ainsi eu une pression considérable venue de Washington pour réorganiser la riposte israélienne. D’autant plus que le soutien acritique de Joe Biden à Israël lui a aliéné une partie significative du vote démocrate en général, et de la jeunesse en particulier, ce qui le met en difficulté dans les sondages, surtout si Donald Trump est candidat en face. Les Etats-Unis ont donc poussé Israël à arrêter l’offensive à Gaza, qui était largement dictée par les colons messianistes réunis autour d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich [NDLR : ministres de la Sécurité nationale et des Finances]. Des gens qui sont nés dans les colonies et sont les héritiers du sionisme religieux, pour lesquels l’invasion de Gaza doit se traduire par l’expulsion de sa population, et la reconstitution des colonies de peuplement qui avaient été évacuées de force en 2005 par Ariel Sharon.

Est-ce, pour Israël, le retour à une stratégie militaire plus traditionnelle ?

Oui. Le renseignement israélien s’est spécialisé dans l’élimination de dirigeants, par-delà le Hamas lui-même, de ce qu’on appelle "l’axe de la résistance", animé depuis Téhéran et avec comme principaux relais le Hezbollah au Liban, mais aussi les houthistes, qui tiennent le nord du Yémen, ou le régime syrien. Quatre brigades de combat ont été retirées de Gaza. Et, dans le même temps, il y a une suite d’offensives militaires qui sont beaucoup plus dans la logique de l’armée israélienne, et moins dépendantes de l’agenda politique de messianistes religieux. La première, dont on n’a pas assez saisi l’importance, a été la liquidation le 25 décembre, à Damas, du général Seyed Razi Moussavi, plus haut gradé de la Force Al-Qods des pasdaran iraniens. Moussavi était le principal coordinateur de "l’axe de la résistance" pour le Proche-Orient. Le fait qu’il ait pu être tué dans un quartier ultra-sécurisé chiite à Damas indique une déficience du régime syrien. Mais c’était aussi le premier signe d’une réorientation de l’offensive israélienne, non plus contre Gaza en punissant des civils avec un effet désastreux, mais contre les décideurs de "l’axe de la résistance", dont l’élimination ne suscite, elle, aucune contestation sur les campus américains.

Ensuite, il y a eu la liquidation d’Al-Arouri. C’est une prouesse militaire dans le cœur battant du Hezbollah au Liban. Les échanges de tirs de missiles à la frontière semblent pour l’instant la seule réponse du Hezbollah afin de maintenir sa crédibilité. Déjà, le 3 novembre, Nasrallah n’avait pas déclenché la foudre en réponse à l’offensive israélienne sur Gaza, puisqu’il ne pouvait pas se permettre d’entraîner le Liban dans une nouvelle guerre. Le Hezbollah a tiré son principal prestige de la "victoire divine" lors de la "guerre des 33 jours", en 2006. Mais les conséquences, sur le moyen terme, ont été l’écroulement économique du pays. Si le Hezbollah opte aujourd’hui pour une attaque armée contre Israël, il risque tout simplement l’effondrement du Liban.

Le timing de la liquidation d’Al-Arouri a d’ailleurs été habilement mené, puisque celle-ci a précédé de quelques heures le discours de Nasrallah, lancé comme un blockbuster hollywoodien, le chef du Hezbollah servant à dire, en arabe, ce que pense "l’axe de la résistance", ce qui a bien plus d’impact qu’en persan. Mais le "malheureux" Nasrallah a été obligé de refaire son discours à la dernière minute. Il a bien sûr déploré la mort d’Al-Arouri, ce qui ajoute un martyr de plus dans la martyrologie chiite, mais prouve surtout que le Hezbollah a été pris en défaut. D’autant plus qu’Al-Arouri était un personnage très important. En principe, il était n° 2 du bureau politique du Hamas. Mais les dirigeants du Hamas en exil au Qatar, Ismaïl Haniyeh et Khaled Mechaal, étaient eux plus sensibles à un processus de cogestion de Gaza avec le Qatar, avec l’assentiment tacite de Netanyahou. En revanche, Al-Arouri, au départ responsable de la Cisjordanie, a un profil plus proche de Sinouar. Il a été l’intermédiaire du Hamas avec le Hezbollah et l’Iran, et se trouvait au cœur de "l’axe de la résistance". Sa mort est donc un grand coup opérationnel pour Israël.

Cet assassinat a été suivi par une double explosion à Kerman, dans le sud de l’Iran, alors que le pays célébrait le quatrième anniversaire de la mort de Soleimani. Qui sont selon vous les responsables de cet attentat non revendiqué ?

C’est l’attentat est le plus meurtrier en Iran depuis 1979. Bien sûr, Israël n’a rien revendiqué. Mais les Israéliens ont été capables d’organiser des liquidations de scientifiques du nucléaire sur le sol iranien, sinon directement, du moins en relais avec des groupes de moudjahidine qu’ils avaient retournés. En dépit d’une répression terrible de la révolte qui a suivi la mort de Mahsa Amini, en interne il y a un ressentiment très fort contre le régime iranien, et des groupes sont déterminés à en découdre avec les mollahs, par exemple les insurgés sunnites du Baloutchistan et diverses factions kurdes. Il est difficile pour l’instant de savoir qui sont les responsables de cet attentat à Kerman, mais, du côté israélien, le timing est presque trop parfait…

Quand Israël s’en prend à Gaza, cela ne peut être soutenu par les pays sunnites. Mais, quand l’Etat hébreu attaque le Hezbollah et l’Iran, cela suscite une satisfaction, muette mais grande, de la plupart des dirigeants sunnites. Eux-mêmes sont menacés par "l’axe de la résistance", comme on le voit avec les attaques des houthistes, poussés par les Iraniens, qui ont pour objectif d’interrompre le passage par la mer Rouge concentrant 12 % du commerce mondial. Les Saoudiens n’osent pas rejoindre la coalition militaire menée par les Etats-Unis contre les houthistes, car ils ont peur que ces derniers reprennent leurs attaques contre le territoire saoudien, avec l’appui actif des pasdaran. Mais il ne faut pas oublier que, dans le conflit qui oppose chiites et sunnites, Israël s’est fermement engagé du côté des sunnites. Il faut aussi se rappeler que le 7 octobre faisait suite à la deuxième visite successive d’un ministre israélien en Arabie saoudite, en préparation d’un deal pour que Riyad finisse par reconnaître Israël.

En ce moment, l’Arabie saoudite fait plus parler d’elle au niveau du football que du conflit israélo-palestinien. Est-ce la bonne stratégie pour Riyad ?

Sans le dire, la plupart des dirigeants sunnites font une condamnation rhétorique d’Israël, ne serait-ce que pour ne pas s’aliéner leur population. Mais, en réalité, les accords d’Abraham n’ont été nullement remis en question.

Israël donne pour l’heure la priorité à d’autres options que l’offensive à Gaza, qui gênait les Etats-Unis comme les dirigeants sunnites, des alliés potentiels. L’establishment militaire semble avoir repris le contrôle au détriment de l’alliance entre Netanyahou et les messianistes. Cela a été conforté par le fait que la Cour suprême, le 1ᵉʳ janvier, ait invalidé la réforme judiciaire de Netanyahou. Ce dernier est quand même en grande partie responsable du 7 octobre, en laissant faire les implantations de colons en Cisjordanie tout en ayant mené une politique conciliante avec le Hamas, pensant qu’il suffisait de corrompre ses dirigeants. Le traumatisme du pogrom du 7 octobre a été tel que Ben Gvir et Smotrich ont pu mener une fuite en avant. Mais, aujourd’hui, du fait d’une pression des Etats-Unis – n’oublions pas que le judaïsme américain pèse autant que les juifs en Israël –, de la décision de la Cour suprême, qui empêche Netanyahou de bénéficier d’une impunité totale, et des professionnels de l’armée israélienne, meilleurs experts du système international que la bande d’illuminés au pouvoir, il y a une inflexion visible, ce qui arrange les régimes sunnites comme l’Arabie saoudite.

Que peut faire l’Iran en réponse ?

L’outrage subi par Téhéran est gigantesque. On imagine bien que le régime iranien va essayer de riposter, encore faut-il identifier les suspects. Ils ont été victimes d’une gigantesque faille sécuritaire. Mais, du côté du Hezbollah, c’est la seconde fois qu’un discours de Nasrallah présenté comme une montagne accouche d’une souris. En tout cas, si le régime iranien ne trouve pas la parade, il va mettre "l’axe de la résistance" tout entier en position de très grande faiblesse, et perdre tous les bénéfices qu’il tirait de la politique délirante de Netanyahou ayant provoqué la mort de plus de 20 000 civils à Gaza.