Idées. Iran, Israël, Poutine, djihadisme… Le grand spécialiste du monde arabe et musulman analyse les conséquences vertigineuses de la chute du régime syrien. Et ce n’est qu’un début en attendant la prise de fonction de Donald Trump…
La chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie, notamment permise par l’affaiblissement de l’Iran et du Hezbollah, est un nouveau tournant au Moyen-Orient en à peine plus d’un an. Professeur émérite des universités, Gilles Kepel a, dans le récent Le Bouleversement du monde (Plon), analysé les conséquences vertigineuses du 7 Octobre sur la région et l’ordre du monde. Pour le grand arabisant, ce séisme politique en Syrie représente autant une victoire pour le "sultan" Erdogan qu’une "claque" pour le régime iranien, qui sera selon lui obligé de se réformer pour ne pas disparaître, comme pour la Russie de Vladimir Poutine, aujourd’hui bien moins en position de force. Et ce n’est sans soute qu’un début dans la spectaculaire reconfiguration du Moyen-Orient, en attendant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump le 20 janvier, très désireux de faire un "deal". "Tout le monde a aujourd’hui les yeux sur la Syrie, mais des changements importants sont aussi à attendre du côté de Gaza", annonce Gilles Kepel. Entretien.
L’Express : La chute du régime de Bachar el-Assad est une nouvelle conséquence directe du 7 Octobre. A quel point cet événement n’en finit-il pas de reconfigurer le Moyen-Orient ?
Gilles Kepel : Nous sommes en plein bouleversement du monde. Après le 7 Octobre, Israël a mené deux offensives. Le monde entier s’est focalisé sur les bombardements à Gaza, qui ont fait 45 000 morts et entraîné des accusations de génocide contre l’Etat hébreu. Mais simultanément, Israël a détruit pan par pan "l’axe de résistance" antisioniste, ou croissant chiite. Un peu comme Donald Trump l’avait fait avec Qassem Soleimani, assassiné en 2020 à Bagdad, ils ont méthodiquement ciblé les Gardiens de la révolution. Cela a été tellement efficace que l’Iran s’est retrouvé obligé de lancer des frappes en avril, exposant ainsi son territoire. Pour la première fois, le régime iranien ne pouvait plus se défendre uniquement par des mandataires, comme le Hezbollah ou la Syrie. Ensuite, l’attaque en septembre des bipeurs et talkies-walkies a infligé des pertes terribles au Hezbollah, qui a dû rapatrier au Liban ses hommes stationnés en Syrie, qui faisaient tourner ce qui restait de l’armée d’Assad. Le régime syrien s’est ainsi retrouvé avec un pays ravagé par le trafic de captagon, une corruption effrénée et des gens n’ayant plus envie de se battre.
Par ailleurs, la Russie a redéployé ses forces sur l’Ukraine, alors que la reconquête de la Syrie par le régime d’Assad était largement due aux bombardements russes. En s’en prenant à tous les rebelles, non seulement les djihadistes, mais aussi ceux de la coalition occidentale, la Russie a permis de créer une situation étonnante, avec la mise en place d’une enclave, à côté de la Turquie. Cette zone démilitarisée d’Idlib a abrité un "islamistan" dans lequel se sont retrouvés les djihadistes de tout poil. Les Russes les ont régulièrement bombardés, mais cela n’a pas suffi. La Turquie a ainsi pris l’ascendant, et par-delà l’Armée nationale syrienne qu’elle avait fondée pour chasser les Kurdes, elle s’est constitué une sorte de légion de "bachibouzouks". A Idlib, une certaine organisation a été mise en place, contrastant avec le chaos syrien. Cela s’est fait au moment même Erdogan était de plus en plus confronté à un ressentiment populaire, notamment de la part de ses alliés d’extrême droite, contre les 3,5 millions de réfugiés syriens, qui faisaient de la concurrence à la classe ouvrière turque.
Recep Tayyip Erdogan est-il le grand gagnant de ce changement de pouvoir en Syrie ?
Il a été le parrain de cette offensive fulgurante menée par Hayat Tahrir Al-Cham (HTC). Plus globalement, il prolonge une ré-ottomanisation du Levant, son rêve de sultan. Historiquement, l’Empire ottoman a toujours été en guerre contre le Chah persan pour le contrôle de la Mésopotamie. Erdogan veut faire partie de la grande redistribution des prix que va effectuer Donald Trump après son investiture le 20 janvier. La Turquie se met ainsi en position de force face à l’Iran. Mais Erdogan en profite aussi sur le plan intérieur. Beaucoup de réfugiés syriens souhaitent retourner chez eux. Déjà, il y a des queues à la frontière entre la Turquie et la Syrie.
La fuite de Bachar el-Assad représente un nouvel échec pour l’Iran et son système d’alliances. Le régime de Téhéran est-il menacé ?
Le régime a aujourd’hui le choix entre se réformer ou tomber. Les signes se sont accumulés cette année. Il y a eu la mort du président Raïssi dans un étrange accident d’hélicoptère. Les Gardiens de la révolution ont fait élire Masoud Pezeshkian, qui a d’abord dit qu’il voulait se réconcilier avec l’Occident. Puis il y a eu la mort d’Ismaël Haniyeh [chef du bureau politique du Hamas], éliminé à Téhéran dans un bunker des Gardiens. Tout ça montre que c’est en train de sérieusement tanguer en Iran. Ajoutez-y la récente rencontre entre Elon Musk et l’ambassadeur iranien aux Nation unies, que Téhéran a démentie mais qu’on m’a confirmée, et qui suggère que le régime iranien prépare bien le 20 janvier.
Pour l’Iran, se réformer signifie se débarrasser du vieux Guide Ali Khamenei, qui souffre d’un cancer de la prostate, et formaliser une dictature militaire des Gardiens de la révolution à la place des mollahs. Mais c’est un processus imprévisible qui peut déclencher de fortes turbulences. Historiquement, le système iranien repose sur trois piliers : l’infaillibilité du Guide, la lutte contre le sionisme et le voile des femmes. Aujourd’hui, de plus en plus de femmes sont dévoilées dans les rues des grandes villes, notamment à Ispahan. Dans sa lutte antisioniste, l’Iran a perdu le Hamas, le Hezbollah et désormais la Syrie. Et ce qui s’est passé en Syrie peut donner des envies à des voisins intéressés par l’Iran. Enfin, l’infaillibilité du Guide est de plus en plus chancelante. Il pourrait donc y avoir une importante réorganisation du régime. En tout cas, le pays est en position défensive, et non plus offensive, du fait des coups israéliens. La République islamique sera-t-elle capable de défendre l’intégrité du territoire ? Rien n’est moins sûr.
Israël s’arrangeait de la faiblesse du régime syrien d’Assad. Une Syrie instable est-elle vraiment une bonne nouvelle pour l’Etat hébreu ?
La Syrie était effectivement le maillon faible de "l’axe de la résistance". Benyamin Netanyahou a rappelé que ce sont les Israéliens qui ont permis au peuple syrien de se libérer de la "tyrannie" d’Assad. Mais "Bibi" est également dans la perspective de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Ce dernier a envoyé son émissaire spécial pour le Moyen-Orient, l’investisseur immobilier Steven Witkoff, pour faire savoir qu’il fallait libérer les otages israéliens. Trump veut tordre le bras de Netanyahou par rapport à ses alliés suprémacistes qui refusent toute négociation avec le Hamas.
Alors que le nord de la bande de la Gaza a été vidé, Itamar Ben-Gvir [ministre de la Sécurité nationale] et Bezalel Smotrich [ministre des finances et ministre délégué à la Défense] rêvent de recoloniser ce territoire. A mon sens, cela ne sera pas accepté par Trump, qui souhaite un "deal" dans la région impliquant les Saoudiens, et si possible à l’avenir un Iran "relooké". Or les Saoudiens sont obligés de réclamer un Etat palestinien. Même si le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) est en position difficile avec un pétrole descendu à 70 dollars le baril, et des investissements en recul pour Neom. Mais Trump devrait le suivre. Des pourparlers avec le Hamas sont mis en place. Tout le monde a aujourd’hui les yeux rivés sur la Syrie, mais des changements importants sont aussi à attendre du côté de Gaza.
Les interrogations sont nombreuses sur le groupe islamiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), nouveau maître du jeu à Damas. A quel point cette organisation, toujours classée comme terroriste, et son leader al-Joulani ont-ils évolué, au-delà des changements sémantiques ou vestimentaires ?
Al-Joulani a fait un media training qataro-turc pour se rendre présentable. Il s’est positionné en libérateur de la Syrie, ouvrant les prisons et déboulonnant les statues d’Hafez el-Assad. C’est une symbolique forte. Al-Joulani surfe sur une vraie émotion de libération, avec la sortie de personnes torturées dans les geôles du régime. Il est probable qu’il y a eu des arrangements. Contrairement à la Libye et l’Irak après les chutes de Kadafi et Saddam Hussein, il n’y a pour l’instant pas eu de purges. Eu égard aux dizaines de milliers de morts et de torturés dans le pays, on aurait pu imaginer des scènes de lynchages.
Al-Joulani a fait son premier discours à la mosquée des Omeyyades. J’avais, en 2012, interviewé au Qatar Youssef al-Qaradawi, le grand prédicateur des Frères musulmans, qui ne rêvait que de cela. Symboliquement, cela montre qu’un pouvoir sunnite a reconquis la Syrie. Mosaïque communautaire, le pays a vu les minorités alaouites, chrétiennes et druzes accéder aux classes moyennes, tandis que les sunnites, massivement installés dans les campagnes, sont restés plus pauvres et ont fait beaucoup plus d’enfants. Le pays est aujourd’hui à 75 % sunnite, alors que du temps du mandat français, c’était 50 %. La victoire d’al-Joulani consacre ainsi politiquement un basculement démographique, après six décennies de mainmise alaouite.
Al-Joulani est né en Arabie saoudite, est revenu en Syrie où il est devenu salafiste, est allé en Irak combattre avec al-Zarqaoui, puis, après la révolution syrienne, a été renvoyé dans son pays sur demande d’al-Baghdadi pour prendre la direction du Front al-Nosra. Mais il s’est séparé d’Al-Qaeda afin de fonder sa propre échoppe. A partir du moment où il a construit son petit émirat à Idlib, il s’est placé sous suzeraineté ottomane. Aujourd’hui, al-Joulani se positionne clairement sur un islamisme des Frères musulmans. Il a mis un veston, avant d’arborer le même kaki militaire que Volodymyr Zelensky. Cela paraître anecdotique, mais c’est aussi une manière de se positionner contre les Russes.
Par ailleurs, il y a toutes sortes de groupes islamistes qui vont se sentir désinhibés pour poursuivre leur propre agenda. Dans quelle mesure le nouveau leader a-t-il la volonté ou les moyens de les mettre au pas ? A Idlib, il y a des Français, dont le Sénégalo-Niçois Omar Diaby, dit Omar Omsen, et son groupe djihadiste Firqat al-Ghuraba. Sont-ils désormais libres d’évoluer sur l’ensemble du territoire syrien ? D’autres azuréens islamistes vont-ils être tentés de rejoindre ce nouvel Etat islamique ? Tout cela fait partie des hypothèses à creuser pour l’avenir proche. Je m’interroge sur les compétences dont disposent les services policiers et juridiques idoines en France pour analyser et anticiper ces menaces…
A quel point la perte de la Syrie est-elle une humiliation pour Vladimir Poutine ?
La Russie n’a pas été capable de défendre le régime syrien. Pourra-t-elle garder ses bases en Méditerranée ? A Tartous, les six navires ont pris la mer. Sur l’aérodrome de Hmeimim, il n’y a plus beaucoup d’avions. Pour l’instant, il se situe dans la zone détenue par les Alaouites, mais il est à portée de drones… Sans nul doute pour la Russie, c’est une position de très grande faiblesse, au moment même où Trump a rencontré Zelensky à Paris. Le "deal" trumpien sur l’Ukraine sera sans nul doute moins favorable à Poutine qu’il ne l’aurait été avant la chute de Damas.
L’entrée en fonction de Donald Trump va-t-elle tout changer ?
Aujourd’hui, Joe Biden est devenu à peu près inaudible, au moment même où Trump s’affichait à Notre-Dame. Au passage, c’est un succès diplomatique pour Emmanuel Macron, à la peine sur le plan intérieur, mais qui montre que la France existe encore comme puissance médiatrice dans la zone euro-méditerraéenne, alors que l’UE est inaudible.
Tout le monde se prépositionne pour cette nouvelle donne. Netanyahou va devoir tenir en laisse ses suprémacistes, Erdogan a mis une option ottomano-sunnite sur le Levant, les Arabes du Golfe sont désireux de sécurité. La Russie, comme on l’a dit, en sort significativement affaiblie. Reste la question de la Chine, grande priorité du trumpisme. Au Moyen-Orient, Pékin n’a pas vraiment les capacités de projections d’une grande puissance. La Chine achetait du pétrole et du gaz iraniens à un prix étudié, mais Pékin a été furieux de voir les Houthis perturber la route de la soie. En réaction, la Chine a reconnu la souveraineté des Emirats arabes unis sur trois îles dans le Golfe, au détriment des Iraniens qui les avaient annexées.
Trump pourrait-il nous surprendre de manière favorable au Moyen-Orient ? Son premier mandat avait notamment permis les accords d’Abraham…
Son premier mandat avait permis la paix entre Israël et trois Etats arabes. Mais ces accords avaient délibérément fait l’impasse sur tout l’Etat de Palestine, d’où le lancement par le Hamas de la razzia pogromiste du 7 Octobre, qui avait notamment pour objet de remettre cette question au centre du jeu régional. En rétrospective, cela a été une catastrophe pour le Hamas, laminé, et pour les Palestiniens de Gaza, cela a été une nouvelle Nakba ["catastrophe"], pire que celle de 1948. Depuis, les Saoudiens ont fait savoir qu’ils étaient eux aussi prêts à faire la paix avec Israël, mais en contrepartie de la reconnaissance d’un Etat palestinien. MBS ne peut y renoncer, eu égard au rôle prééminent de l’Arabie saoudite dans le monde arabe et musulman. Il y aura donc une négociation à ce sujet, mais cela ne peut aboutir que si Israël change de coalition politique. Or la société israélienne a basculé à droite. Ce ne sont plus les kibboutzim laïcs qui dirigent le pays. En Cisjordanie, les colons religieux ont désormais une immunité administrative. Et la colonisation se poursuit à toute allure pour créer l’irréparable. Une vraie course de vitesse se joue, car comment établir un Etat palestinien s’il n’y a plus de Palestiniens sur le territoire en question ?
Trump a nommé de nombreux pro-Israéliens, tel Marco Rubio comme secrétaire d’Etat, ou Mike Huckabee comme ambassadeur en Israël. Cet ancien gouverneur de l’Arkansas est un protestant évangélique bien plus engagé pour la colonisation de la Cisjordanie que nombre de juifs américains. Mais Trump a aussi désigné le père d’un de ses gendres, Massad Boulos, milliardaire d’origine libanaise et chrétien, comme conseiller pour le Moyen-Orient. Celui-ci avait fait campagne pour convaincre la communauté arabo-américaine que Trump, c’est la paix, alors que Biden n’avait pas été capable d’empêcher le massacre des Palestiniens. Ces arguments ont fonctionné, Trump remportant le Michigan entre autres grâce à cette campagne, passant notamment par des messages de Massad Boulos en langue arabe qui ont tourné sur les réseaux sociaux. D’où son remerciement, après sa victoire, aux Arabes et aux musulmans d’Amérique. En tout cas, là où il peut nous surprendre, c’est en tordant le bras de Netanyahou. Trump est pro-israélien, mais il n’est pas certain qu’il soit pro-Netanyahou, et que le destin judiciaire de ce dernier lui importe. America First !