Précurseur dans l'analyse de la montée de l'islamisme en Occident, Gilles Kepel analyse l'influence déclinante de la France dans le monde musulman. Ces pays, estime-t-il, cherchent une relation d'égal à égal tandis que Paris est vue comme l'héritière d'une verticalité coloniale.
Par Nicolas Barré, Lucie Robequain - Les Echos
Comment analysez-vous la perte d’influence de la France dans le monde arabe ?
Il y a en Afrique du Nord et dans l’Afrique sahélienne une remise en cause des accords de coopération construits après la décolonisation. Ceux-ci avaient pour objectif de maintenir des liens avec l’ancienne métropole et de donner corps à une « francolonie » qui ne soit plus la colonisation. Un certain nombre de ces pays considèrent désormais que la langue française devient un handicap pour leur développement international ou, en tout cas, n’est plus l’atout qu’il était dans la mesure où le français est moins parlé que l’anglais. L’Algérie a pris cette distance depuis un certain temps, mais comme il s’agit d’une décision bureaucratique venant d’en haut ; l’impact est limité. Mais voyez tout de même ce symbole : les billets de banque sont désormais rédigés en arabe et en anglais, plus en français.
Au Maroc, plus ouvert au monde, un mouvement significatif est à l’œuvre pour remplacer le français par l’anglais. Avec une implication assez forte des Etats-Unis. Un peu comme en Indochine autrefois. C’est, pour les Marocains, une manière d’activer une forme de distanciation vis-à-vis de la France. Cela remplit aussi des objectifs de politique intérieure. Lorsque le Maroc a signé les accords d’Abraham normalisant ses relations avec Israël, cela a créé un certain trouble dans le pays. On en a eu l’illustration pendant la Coupe du monde de football lorsque des supporters marocains sont apparus enveloppés dans le drapeau palestinien. La désignation, à ce moment-là, de la France comme un pays inamical a permis opportunément de détourner l’attention…
Comment en sommes-nous arrivés à être perçus comme inamicaux ?
D’abord du fait de la grande maladresse de notre diplomatie qui n’a pas su expliquer à ceux qui prennent les décisions en matière d’entrées sur le territoire en quoi notre politique de restriction des visas vis-à-vis du Maroc allait avoir des effets délétères.
Le problème ne se pose pas de la même manière avec l’Algérie car la société civile n’a pas voix au chapitre. Les différends sur la politique migratoire – Alger refuse de reprendre les délinquants condamnés et expulsés – se règlent d’appareil d’Etat à appareil d’Etat. Au Maroc, ceux qui ont été pris en otage par le durcissement de notre politique étaient les plus francophiles. Cela a provoqué un traumatisme, une humiliation chez ceux qui étaient nos meilleurs alliés. Les choses se sont améliorées depuis, car les restrictions ont été levées mais les effets pervers persistent.
D’où le refus de Rabat de faire appel à l’aide française après le séisme ?
Il faut lire ce refus comme un élément du contentieux. Mais également comme la volonté de l’Etat marocain de montrer qu’il peut faire face à cette situation avec ses moyens propres. C’est le choix d’un pays souverain. Le fait de faire appel à l’Espagne, en revanche, est la conséquence du virage effectué par Pedro Sanchez sur la question de la marocanité du Sahara occidental que Madrid soutient – au prix de n’avoir presque plus aucune relation avec l’Algérie…
Comment la France peut-elle corriger son image au Maghreb ?
Nous avons beaucoup de mal à penser cette continuité qui existe entre nous, les pays du Maghreb et plus loin ceux de l’Afrique subsaharienne. Au moment des indépendances, on a pensé que chacun irait de son côté sans réfléchir en profondeur aux interdépendances et aux destins communs. Avec l’accroissement des flux migratoires et la crise écologique, les enjeux internationaux et intérieurs sont intimement liés.
Ce qui se passe ici a forcément un écho là-bas et vice-versa. Il faudrait que les ambassadeurs et les préfets se parlent ! La relation avec ces pays doit être entièrement repensée, à la fois par le Quai d’Orsay et le ministère de l’Intérieur. Il est temps que la France change de logiciel dans sa relation avec le monde arabe plutôt que de continuer à fonctionner avec des outils datant d’une époque révolue.
Peut-on vaincre le ressentiment dont la France fait l’objet ?
Il faut trouver des instruments de médiation. Le Maghreb est une alternative à la chaîne de valeur chinoise : investissons dans cette relation, nos destins économiques sont liés. Il est important aussi de conclure un pacte avec ces pays. Prenez le cas de la Tunisie et de l’afflux de migrants à Lampedusa. Le président tunisien, Kais Saied, qui a une base extrêmement populiste et qui conserve une certaine popularité dans la jeunesse – même si la plupart des gens ne votent pas – a manifestement laissé partir tous ces bateaux de Sfax. Ce faisant, il a donné des gages à la xénophobie anti-africaine qui se développe dans le pays. Avec un discours que ne renieraient pas certains populistes d’extrême droite chez nous, accusant les migrants d’altérer l’identité arabe. Au fond, il fait comme Erdogan en Turquie : un chantage aux flux migratoires pour obtenir de l’argent. Mais la réalité est que la Tunisie connaît une crise économique sans précédent. On ne peut l’ignorer et fermer les yeux.
Peut-on imaginer un printemps arabe qui marche ?
Par rapport à 2011, la donne a profondément changé. A l’époque, la force politique qui s’efforçait de récupérer les printemps arabes était les Frères musulmans. Il y avait ce que j’ai appelé un axe « fréro-chiite ». Or les Frères sont en perte de vitesse aujourd’hui. Le Qatar s’est rapproché de l’Arabie saoudite qui, elle-même, a connu une évolution importante. Le prince Mohammed Ben Salmane a mis le salafisme de côté alors que c’était quasiment une religion d’Etat. La libéralisation des mœurs progresse.
Ces pays visent un modèle politique et de croissance économique alternatif à celui de l’Occident. Plusieurs pays arabes ont rejoint les BRICS. Leur modèle, ce n’est pas le « printemps démocratique » au sens où l’entendaient naïvement les néoconservateurs américains lorsqu’ils firent tomber Saddam Hussein. La chute des despotes ne mène pas nécessairement à la démocratie. Paradoxalement, nous vivons aujourd’hui un effet induit du 11 septembre 2001 : Al Qaida a échoué, Daech aussi, mais la capacité occidentale à imposer culturellement ses modèles, ce que Védrine appelait « l’hyperpuissance », ne fonctionne pas non plus.
Que veulent alors ces pays ?
Etre traités d’égal à égal, comme l’a montré le Maroc à l’occasion du séisme : « Nous choisissons souverainement nos interlocuteurs. » Ces pays sont dans une logique de transaction : si les Chinois, les Américains ou les Israéliens sont plus performants, ils vont vers eux. Erdogan s’inscrit dans cette même logique transactionnelle. La France reste perçue comme un pays héritier d’une relation verticale. C’est cela qui doit changer.
J’ajoute qu’il ne faut toutefois pas surestimer l’influence de la Chine. Sa capacité à peser dans la durée reste à démontrer. La médiation chinoise entre l’Arabie saoudite et l’Iran, par exemple, a dans une certaine mesure échoué. Le degré de conflictualité n’a pas baissé depuis ! Les Gardiens de la révolution passent leur temps à arraisonner des pétroliers et les Etats-Unis ont menacé d’envoyer 5.000 marines pour faire régner l’ordre…
L’intégration à la française est-elle un échec ?
Non, l’intégration des enfants des immigrés venus dans les années 1960-1970 a très bien marché au contraire. Leur visibilité a peu à peu disparu. Il est parfaitement naturel qu’un préfet, un chef d’entreprise ou un chirurgien ait un patronyme maghrébin. Ce n’était pas le cas il y a ne serait-ce que quinze ou vingt ans ! Attention aux effets de loupe de certains médias ou des réseaux sociaux. Je ne pense pas, par exemple, que les émeutes de juin soient en quoi que ce soit représentatives de la population d’origine maghrébine.
Ce qui est très préoccupant, en revanche, c’est le rôle des réseaux sociaux qui diffusent des visions de la société extrêmement clivantes en désignant les Français comme des mécréants et les musulmans non-salafistes comme des apostats. Cela permet d’imposer un agenda identitaire et accessoirement de justifier n’importe quoi : on va expliquer par exemple à ces jeunes endoctrinés que piller un magasin tenu par des mécréants est « licite ».
Quels enseignements tirez-vous de la visite du pape en France ?
En disant « Je viens à Marseille et non en France », le pape a tenu un propos très jésuite mais qui illustre le fait que Marseille est une ville creuset où se joue une partie du destin de la France et celui de l’Europe. C’est la ville où la question du mode d’intégration des populations récemment immigrées se pose de façon forte. Où la panne du modèle est la plus flagrante. Dans les années 1990, Zidane était le grand symbole de l’intégration réussie. Aujourd’hui, deux joueurs de l’équipe de France défendent le port de l’abaya. Plus rares sont aujourd’hui les personnalités issues de l’immigration porteuses d’un message incarnant les valeurs de la République, comme à l’époque de Zizou. La France est un pays très ouvert, constitué de millions de gens d’origine étrangère. C’est mon cas : j’ai des origines tchèques. Il est important que ces personnes qui sont très fières des valeurs républicaines se mobilisent pour les défendre face aux assauts du séparatisme et du communautarisme.